Le comparatisme comme approche critique
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Le Comparatisme comme approche critique Comparative Literature as a Critical Approach. Tome 1. Affronter l’Ancien / Facing the Past
- Auteur : Tomiche (Anne)
- Pages : 7 à 18
- Collection : Rencontres, n° 312
- Série : Littérature générale et comparée, n° 17
Article de collectif : 1/39 Suivant
Le comparatisme
comme approche critique
En juillet 2013, l’Université Paris-Sorbonne accueillait le vingtième Congrès de l’Association Internationale de Littérature Comparée. Dans un monde qui discrédite les humanités et plus particulièrement les lettres, dans un monde où le comparatisme est partout mais la littérature comparée de plus en plus menacée, en tout cas dans les lieux où elle s’est historiquement d’abord développée, en Europe et en Occident, il semblait essentiel à toute l’équipe qui s’est investie dans l’organisation de ce Congrès1 d’affirmer l’importance de la littérature comparée et du comparatisme pour penser de façon réfléchie et critique. Il s’agissait de marquer la place et la présence de la littérature comparée, non pas dans une perspective de défense disciplinaire corporatiste mais pour défendre l’idée que le comparatisme représente une approche critique – « Le comparatisme comme approche critique », tel était le titre du Congrès et tel est le titre général de cette série de volumes qui en est le prolongement. Il s’agissait du comparatisme en littérature, bien sûr, mais il s’agissait aussi et en même temps d’ouvrir un espace pour que la littérature dialogue avec d’autres disciplines, comme le droit ou les sciences dites « dures », qui revendiquent elles aussi souvent une 8démarche comparative. Qui plus est, dans un monde de plus en plus « globalisé » – au sens où l’échelle de réflexion la plus pertinente dans la plupart des domaines de pensée est aujourd’hui celle du globe et où ne cessent de se développer les « réseaux » de communication à distance, les mises en relation virtuelles de points du monde de plus en plus nombreux –, il semblait également important de créer le cadre et le contexte qui permettent la rencontre « en présentiel » et en un lieu déterminé de chercheurs littéralement venus des quatre coins du monde, pour confronter leurs approches (souvent bien différentes) de la littérature, de la littérature comparée et du comparatisme. De fait, le Congrès a permis de réunir plus de mille cinq cents participants parmi lesquels les délégations indienne et chinoise ont tenu une grande place et parmi lesquels ont figuré, pour la première fois dans l’histoire des congrès de l’Association, un nombre conséquent de participants du Bangladesh, du Sri Lanka, du Pakistan, de Turquie ou d’Éthiopie.
L’ambition de ces volumes, qui regroupent à part égale des textes publiés dans les deux langues officielles de l’Association Internationale de Littérature Comparée, le français et l’anglais, est double2. Il s’agit d’une part de témoigner de la richesse et de la diversité des interventions du Congrès. Bien évidemment, ces six volumes n’en représentent qu’un petit échantillon, puisque parmi les cinq cents propositions soumises au comité scientifique pour publication, seules cent soixante-dix ont été retenues après lecture en double aveugle, ce qui ne représente qu’environ un dixième des communications effectivement prononcées lors du Congrès. Mais cet échantillon se veut représentatif de la vitalité et du renouvellement de la discipline, à la fois en termes d’origine géographique et culturelle des contributions et en termes d’approches et de questionnements. Ces deux critères ont fait partie de ceux retenus, après celui de la qualité et de l’originalité scientifiques qui a primé sur tous les autres, par les experts qui ont procédé à la sélection des textes. Il s’est agi, d’autre part et en même temps, de prolonger et d’amplifier la réflexion amorcée lors du Congrès sur le plan théorique, tout particulièrement lors des conférences plénières. Pour cela, un séminaire régulier s’est tenu pendant les trois années qu’a duré le processus d’édition des textes : les interventions des conférenciers du séminaire « Le comparatisme comme approche critique », organisé 9dans le cadre du Centre de Recherche en Littérature Comparée (CRLC) de Paris-Sorbonne, complètent celles des congressistes et des conférenciers pléniers, et contribuent à apporter une structuration à l’ensemble3.
Faut-il considérer qu’il s’agit d’un livre de plus – d’un ensemble de livres –, qui vient s’ajouter à un corpus, déjà bien fourni, d’ouvrages qui entendent réfléchir aux enjeux de la comparaison et du comparatisme, aux fondements et au renouvellement de la discipline que recouvre la littérature comparée dans la diversité de ses formes et de ses pratiques ? De fait, ces dernières années ont vu se multiplier les ouvrages, individuels ou collectifs, qui se présentent comme des états des lieux de la discipline et/ou comme des appels à la refonder. Il n’est pas besoin de remonter jusqu’au début des années 2000 avec les plaidoyers pour un comparatisme redéfini de Marcel Detienne (Comparer l’incomparable, 2000) ou de Gayatri Chakravorty Spivak (Death of a Discipline, 2003) pour noter la multiplication et la diversité, ces trois ou quatre dernières années, d’essais critiques, ouvrages collectifs et manuels universitaires consacrés tant à « la comparaison », ses théories et ses approches, qu’à l’état des lieux d’une discipline comparatiste aux vastes territoires4. On soulignera que ces publications émanent non seulement des lieux traditionnellement 10associés aux origines de la littérature comparée (l’Europe et, plus largement, l’Occident) mais également et de plus en plus de territoires extra-occidentaux, en particulier de presses et/ou d’auteurs indiens et chinois5.
Le présent ensemble, composé de six volumes, diffère de tous les ouvrages précédemment évoqués à la fois par son ampleur et par son ambition : aucun des quelques deux cents textes n’entend présenter un état des lieux de la discipline à quelque échelle que ce soit6 ; aucun ne prétend « comparer les comparatismes », pour reprendre l’expression qui donne son titre au volume dirigé par Maya Burger et Claude Calame et consacré aux différentes manières de penser et de pratiquer la comparaison dans les sciences des religions7 ; certains prennent assurément position sur telle ou telle évolution de la discipline et nombreux sont les textes qui, à distance et sans concertation préalable, se répondent ou se font écho parce qu’ils envisagent des aspects proches du comparatisme. Ce que tous les textes ont en commun est de revendiquer, plus ou moins explicitement et fermement, une démarche et une approche comparatistes, dans des 11domaines disciplinaires qui dépassent largement le champ littéraire et même le champ des sciences humaines puisqu’ils concernent également explicitement le droit comparé, les sciences biologiques et les sciences dites « dures ». Ce que les textes ont également en commun, c’est de s’inscrire, plus ou moins directement, dans un contexte spécifique de « crise » de la littérature comparée. Certes, on peut considérer que la notion de « crise » est consubstantielle à la discipline, donc permanente, et que nous ne faisons aujourd’hui que continuer de traverser cette crise perpétuelle : on se souvient qu’à l’occasion du second Congrès de l’Association Internationale de Littérature Comparée, René Wellek évoquait « la crise » de la discipline que le Congrès contribuait à fonder institutionnellement8 ; que le sous-titre de l’ouvrage d’Étiemble, Comparaison n’est pas raison, plaidoyer pour une défense et une refondation du comparatisme dans la seconde moitié du xxe siècle, est La crise de la littérature comparée9 ; ou encore que c’est en termes de mort d’une certaine vision de la discipline que Gayatri Chakravorty Spivak formulait cette crise quelques quarante ans après Étiemble10. Mais quelle que soit la permanence de la crise de la discipline11 et que l’on considère ou non que ce que cette dernière traverse aujourd’hui relève de la notion de crise, ce qui est incontestable et que partagent les textes de cet ensemble de volumes est le fait que le contexte contemporain est historiquement spécifique : la mondialisation économique affecte toute l’économie du livre, des arts et de la culture ; le développement de l’informatique et des nouvelles technologies de l’information et de la communication conduit à repenser radicalement tant le statut de l’auteur que celui du texte et que la place et le rôle du lecteur ; qui plus est, la montée des nationalismes, concomitante du développement du libéralisme et de la mondialisation économiques, s’accompagne de remises en cause de notions aussi centrales pour tout 12comparatiste que celles d’étranger et d’altérité. Dans ce contexte, s’il n’est plus à démontrer que le comparatisme ne se décline pas au singulier et qu’il n’y a pas une et une seule méthode comparatiste mais bien des comparatismes, les variations dans ce que recouvrent les démarches et approches se revendiquant comparatistes que donnent à lire les présents volumes permettent de prendre la mesure effective de la diversité des pratiques et donnent concrètement la matière pour une comparaison des comparatismes. Les différents parcours que les lecteurs choisiront à travers les textes et les volumes leur permettront de construire une telle comparaison, ou plutôt des comparaisons – comparaisons des modalités de construction des objets d’étude, comparaisons des façons de problématiser les enjeux de l’approche, comparaisons des démarches.
Pour faciliter ces parcours et les choix que feront les lecteurs, l’ensemble des textes issus du vingtième Congrès de l’AILC et de ses prolongements a été réparti en six volumes thématiquement autonomes et cohérents en tant qu’unités prises séparément. Cette structuration en volumes, qui n’a pas été déterminée a priori mais a émergé à partir de la lecture des textes retenus par le comité scientifique, est en elle-même révélatrice d’un état des lieux des questionnements et des problématiques privilégiés par les comparatistes aujourd’hui : articulations entre textes et périodes modernes et contemporains d’une part et textes et périodes anciens de l’autre (volume 1 : Affronter l’Ancien) ; relations entre littérature, arts et sciences humaines et sociales (volume 2 : Littérature, arts, sciences humaines et sociales) ; questions de définition des objets, des méthodes et des démarches (volume 3 : Objets, méthodes et pratiques comparatistes) ; enjeux de traduction et de transferts culturels (volume 4 : Traduction et transferts) ; questionnements induits par l’ère de la mondialisation et les rapports d’échelle, entre le local et le global (volume 5 : Local et mondial : circulations) ; et relations entre littérature et sciences expérimentales, biologiques, technologiques ou « dures » (volume 6 : Littérature, science, savoirs et technologie). À l’intérieur de chacun des volumes, cohabitent des sections qui ont été pensées comme telles dès la mise en place du Congrès12 et des sections qui ont été constituées après coup, lors de la structuration d’ensemble de cette série de volumes.
13Le premier volume, Affronter l’Ancien, regroupe à la fois des travaux consacrés aux périodes dites « anciennes », c’est-à-dire tout ce qui précède le xixe siècle, des analyses des relations entre « antiquité » et « modernité », entre théories contemporaines et textes anciens, et des études portant sur la réécriture d’anciens mythes, topoï et stéréotypes. Étant donné l’importance quantitative des articles portant sur les « périodes anciennes », étant donné également l’importance de la réflexion théorique sur l’articulation entre théorie littéraire contemporaine et textes anciens, il a semblé judicieux de regrouper dans un même volume cet ensemble. Cela ne signifie pas que le lecteur ne rencontrera pas, dans d’autres volumes, des analyses portant sur Shakespeare ou les Mille et une nuits. Mais cela signifie que de telles analyses ne sont pas d’abord et prioritairement centrées sur ce que les époques moderne et contemporaine font aux textes anciens et à l’Antiquité. Et cela signifie en même temps que ce premier volume est, lui, tout entier centré sur une articulation à trois termes : comparatisme, périodes anciennes et modernité (voire contemporanéité). Il est introduit par un essai de Véronique Gély, « Comparatisme et antiquité », qui part du constat que, en France et en Europe, la littérature comparée en tant que discipline universitaire s’est installée dans une position d’alternative aux études portant sur l’Antiquité alors même que la recherche comparatiste s’inscrivait, elle, dans une tradition philologique humaniste directement ancrée sur l’Antiquité. À partir de ce constat, elle montre comment les usages comparatistes faits de l’Antiquité ont oscillé entre deux programmes, apparemment contradictoires mais en réalité indissociables – universalisme et euro- ou occidentalo-centrisme –, ce qui la conduit à ouvrir sur des propositions pour la rénovation critique du couple « comparatisme et antiquités ».
C’est Jean-Paul Costa, Président de l’Institut international des droits de l’homme, Fondation René Cassin et ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme entre 2007 et 2011, qui introduit le deuxième volume avec une réflexion sur « La méthode comparatiste en droit », texte de la conférence plénière qu’il avait prononcée dans le cadre du Congrès. À partir de plusieurs questions apparemment simples – « Pourquoi a-t-on besoin du droit comparé ? Sur quoi portent les comparaisons ? Quelles méthodes (au pluriel) sont utilisées pour faire du droit comparé et pour s’en servir ? » – Jean-Paul Costa souligne d’abord que si le « besoin de droit comparé » est très ancien, il n’a fait 14qu’augmenter ces trente ou quarante dernières années dans le contexte de la mondialisation, et qu’il constitue un instrument tant politique que judiciaire efficace – les comparaisons internationales pouvant fonctionner politiquement soit comme sources d’inspiration soit au contraire comme repoussoirs, et le recours au droit comparé alimentant le débat judiciaire. Les littéraires comparatistes ne pourront qu’être intéressés par la réflexion qu’il conduit sur les objets et les méthodes du comparatisme en droit : de fait, on retrouve des interrogations familières aux littéraires sur la nature des objets, sur ce qui les rend ou non comparables, sur les limites, les difficultés et les enjeux de la comparaison. Cette présentation du comparatisme en droit fournit un premier cadre au deuxième volume de la série, intitulé Littérature, arts, sciences humaines et sociales et conçu pour envisager d’un point de vue comparatiste les relations entre la littérature et des domaines qui lui sont a priori extérieurs dans le champ des arts et des sciences humaines et sociales – une première partie du volume est centrée sur les relations entre littérature et sciences humaines et sociales (philosophie et anthropologie au premier chef) et une seconde sur l’intermédialité et les relations entre les arts (littérature comparée et musique d’une part, littérature et arts de l’image et du son de l’autre). L’essai de Bernard Franco sur « Le comparatisme comme humanisme moderne » constitue un second élément de cadrage, après celui fourni par Jean-Paul Costa. Dans le but de rapprocher la littérature comparée d’un héritage humaniste, Bernard Franco mène une réflexion sur les notions d’« humanisme », d’« humanités », de « sciences humaines », sur leurs relations et sur leur rapport non seulement au savoir en général mais aussi aux disciplines relevant des « sciences sociales », des « lettres » et de la « littérature comparée ». Certes, les dénominations des disciplines et les relations qu’elles entretiennent varient selon les traditions nationales que Bernard Franco met en regard. Les « sciences humaines » ne désignent pas seulement une modernisation, ou une extension des « humanités ». Elles impliquent aussi un autre rapport à la connaissance que celle d’un humaniste, chez qui la connaissance est indissociable d’une posture morale. L’approche et la méthode comparatistes créent un espace intermédiaire entre la sphère des études littéraires et celle des sciences humaines.
Introduit par Ute Heidmann (« Pour un comparatisme différentiel ») et Haun Saussy (« La lecture, pratique dissidente »), le troisième 15volume, Objets, méthodes et pratiques comparatistes, interroge d’abord les objets comparatistes (première partie : « Comparer ? »), en particulier les notions de comparables et d’incomparables et la possibilité de pratiquer un comparatisme non pas entre plusieurs textes ou objets mais à l’intérieur d’un seul, avant de s’attacher, dans la seconde partie (« Archéologies du comparatisme »), à certains concepts à l’œuvre en littérature comparée et d’envisager l’épistémologie de domaines comparatistes comme les relations entre littérature et psychanalyse ou encore la littérature de jeunesse. Plaidoyer méthodologique en faveur d’une « méthode différentielle » qui fonde un « comparatisme différentiel », le texte d’Ute Heidmann s’inscrit en faux contre toute démarche visant à la généralisation et à la recherche d’universaux, pour privilégier au contraire le travail de différenciation accompli dans les pratiques littéraires et culturelles, tout particulièrement celles qui concernent les réécritures de mythes, l’écriture de soi, la (re)configuration des contes et celle des œuvres littéraires pour la jeunesse. Mettre au jour ce travail de différenciation permet de montrer comment des pratiques et formes génériques différenciées sont dialogiques et tirent leur capacité de créer des effets de sens nouveaux de la relation qu’elles entretiennent avec des pratiques réalisées dans d’autres langues, littératures et cultures. Autre plaidoyer, lui aussi méthodologique et en faveur d’une « lecture rapprochée » : celui de Haun Saussy qui, à travers un parcours qui le conduit à reconstruire la « carrière du détail » dans la pratique interprétative des différentes écoles critiques du monde anglophone, fait ressortir le potentiel subversif d’une telle lecture rapprochée. Pas plus la distant reading que professe un Franco Moretti que les digital humanities dont le succès va croissant aujourd’hui n’ont de pertinence si elles ne s’appuient sur la close reading, lecture rapprochée qui respecte le détail du texte et tout particulièrement le détail « contradictoire » et « dur à assimiler ».
Le quatrième volume, intitulé Traduction et transferts, est divisé en deux grandes parties, la première regroupant des études sur la traduction et la traductologie (la traduction dans ses relations avec les problématiques de réception, le rôle spécifique de la traduction dans certaines traditions littéraires, en particulier la tradition littéraire arabe, mais aussi les frontières poreuses entre traduction et création) et la seconde réunissant des études sur les transferts culturels (transfert des concepts littéraires occidentaux vers l’Est, transferts transatlantiques). 16Cet ensemble est précédé par trois textes qui théorisent certaines des questions liées à la traduction et aux transferts culturels. Dans « Non-Equivalent, Not-Translated, Incommensurate : Rethinking the Units of Comparison in Comparative Literature », Emily Apter prolonge la réflexion qu’elle avait menée dans Against World Literature. On the Politics of Untranslatability (2013) en même temps qu’elle coordonnait le Dictionary of Untranslatables. A Philosophical Lexicon13 (2014). Elle suggère de procéder à un déplacement dans les critères de comparaison linguistique et littéraire, déplacement de la notion d’« équivalence » envisagée comme standard de comparaison vers celles d’« égalité » et d’« inégalité », en mettant l’accent sur la construction du non-équivalent, du non-traduisible et de l’incommensurable afin de penser une traduction « en-égalité » (in-equality) et « éga-liberté » (equaliberty). La question de la violence de la traduction, qu’Emily Apter aborde en termes économiques, sociaux et politiques, constitue le cœur même de l’essai de Tiphaine Samoyault dans « Traduction et violence ». Plutôt que de privilégier un « paradigme positif » de la traduction, qui en fait le lieu de la rencontre et du partage entre les langues et/ou celui de l’expérience du multiple, la réflexion de Tiphaine Samoyault se situe du côté de ce qui, dans la traduction, résiste à ce paradigme positif. Elle distingue d’une part une violence interne à l’acte même de la traduction (à plusieurs niveaux : pour le texte à traduire, pour le traducteur, pour la langue du texte traduit) et d’autre part une violence externe qui tient à ce que la traduction accompagne les situations de violence historique. Après avoir examiné comment les deux types de violence de la traduction – violence ontologique et violence historique – peuvent être reliés, elle suggère un certain nombre de conséquences méthodologiques qui découlent de la prise en compte de cette articulation. Aux questions de traduction abordées par Emily Apter et Tiphaine Samoyault font suite les réflexions de Manfred Schmeling sur les relations entre la littérature comparée, qui revendique l’approche comparatiste, et les études culturelles, qui revendiquent et privilégient la notion de transfert (« Entre “transfert” et “comparaison” : réflexions sur un problème méthodique de la littérature comparée »). Reprenant à nouveaux frais les reproches adressés à la littérature comparée par les tenants des études de transferts culturels (recherche d’universaux, statisme 17de la comparaison, contextualisation lacunaire, interdisciplinarité sans substance, concept restrictif de culture …), Manfred Schmeling montre comment ces reproches sont trop peu nuancés et ne prennent pas en compte la porosité de certaines frontières entre littérature comparée et études culturelles. C’est à une analyse des rapports qu’entretiennent l’activité comparative et le processus de transfert culturel que conduit l’essai de Manfred Schmeling.
Florence Delay, comparatiste, romancière et académicienne, ouvre le cinquième volume, Local et mondial : circulations, avec la promenade entre « Paysages et pays » qu’elle avait proposée en ouverture du Congrès en séance plénière en juillet 2013. Faisant passer de la « matière de Bretagne », dans le cycle qu’elle a écrit avec Jacques Roubaud, Graal théâtre, au Japon du même Roubaud dans Mono no aware ou le sentiment des choses, conduisant d’André Gide à Walt Whitman, d’Aimé Césaire à Federico García Lorca, ou encore de Julien Gracq à Marcel Proust, cette promenade est en elle-même un plaidoyer pour un comparatisme qui, plutôt que le binarisme de la coordination (« x et y »), plutôt que le rapprochement dans la confrontation, privilégie la modalité du passage et de l’« entre ». De cette modalité, Florence Delay fait de Valery Larbaud, passeur et traducteur, une figure exemplaire à qui elle rend un vibrant et poétique hommage. À la suite de ces « Paysages et pays », le volume propose un ensemble de réflexions sur les circulations, à des échelles variées, à l’intérieur d’espaces circonscrits et entre ces espaces. Si la première partie, « Littérature et espaces à l’heure de la mondialisation », interroge les relations entre littérature comparée et littérature mondiale ainsi que le statut de certaines figures (personnages ou auteurs) mondialisées, la deuxième partie est toute entière centrée sur les relations Orient/Occident (« Orient/Occident : au-delà des essentialismes »). La troisième partie, « Est, Ouest, Orient, Occident : quel monde ? », s’ouvre sur la question posée précisément par Dorothy Figueira, « Whose World Is It Anyway ? », et propose d’une part un ensemble d’études sur les relations littéraires et culturelles entre l’Inde, les pays voisins et le monde et d’autre part un autre ensemble sur les relations entre Est et Ouest.
Introduit par la conférence plénière proposée, lors du Congrès, par Jean-Pierre Changeux, neurobiologiste à l’Institut Pasteur et au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, le sixième volume, Littérature, science, savoirs et technologie, est consacré aux relations entre d’une part la 18littérature, le littéraire et plus largement les arts et, d’autre part, les sciences dites « du vivant » et celles que l’on qualifie de « dures ». La conférence plénière, devenue essai rédigé avec Suzanne Nalbantian et intitulé « A Neurobiological Theory of Aesthetic Experience and Creativity », est l’occasion pour Jean-Pierre Changeux d’exposer les grandes lignes d’une recherche qu’il conduit depuis de nombreuses années et qui rapproche les sciences biologiques et les sciences humaines en vue d’élaborer une théorie neurobiologique de l’expérience artistique. Face aux questions posées par le fonctionnement du cerveau durant la contemplation de l’œuvre d’art, et par le fonctionnement du cerveau de l’artiste durant la production d’une œuvre d’art, les connaissances sur le cerveau, qui ont beaucoup progressé durant les dernières décennies, permettent d’apporter des réponses. C’est ce que propose Changeux qui, en s’appuyant sur des exemples artistiques précis parmi lesquels La Vierge à l’enfant avec Sainte Anne de Léonard de Vinci, L’Image disparaît de Dali ou encore La Blouse roumaine de Matisse, explique ce que sont les mécanismes électriques et chimiques qui se produisent durant la création ou la contemplation artistique.
Penser les spécificités du comparatisme en tant qu’approche critique conduit à un déplacement des débats autour de la littérature comparée – de questionnements traditionnellement centrés sur la « crise » permanente de la discipline et, plus largement, des études littéraires, sur les clivages supposément irréconciliables entre différentes formes de comparatismes (« à la française », « à l’allemande » ou « à l’américaine »…), ou encore sur les évolutions de la discipline et sur les nouveaux domaines d’étude qui émergent avec des chronologies variées selon les traditions nationales… vers des réflexions sur les bases à donner à une critique comparatiste et à une critique littéraire authentiquement comparatiste. Le vingtième Congrès de l’AILC et les volumes qui le prolongent ne prétendent assurément pas être les premiers à ouvrir un tel débat ; mais ils espèrent contribuer à l’alimenter.
Anne Tomiche
Centre de Recherche
en Littérature Comparée
(CRLC – EA 4510)
Université Paris-Sorbonne
1 Organisé à l’université Paris-Sorbonne (Paris 4) et porté par le Centre de Recherche en Littérature Comparée (CRLC), le Congrès a pu avoir lieu grâce à l’implication, scientifique et financière, des comparatistes de trente-cinq institutions partenaires – universités et centres de recherche français (Paris 3, Paris 7, Paris 8, Paris 10, Paris 13, Paris Est, Amiens, Aix-Marseille, Artois, Bordeaux 3, Clermont-Ferrand, Corse, Dijon, École Normale Supérieure Ulm, École Normale Supérieure Lyon, Franche-Comté, Grenoble 3, Haute-Alsace, Lille 3, Limoges, Lyon 2, Montpellier 3, Orléans, Poitiers, Reims, Rennes 2, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg, Tours, Valenciennes), mais aussi établissements d’enseignement supérieur en Suisse (Lausanne) et en Allemagne (Sarrebrück) ainsi que l’Agence Nationale de la Recherche française et l’Institut Universitaire de France. Le soutien financier de la Société Française de Littérature Générale et Comparée (SFLGC) et celui de l’Association Internationale de Littérature Comparée (AILC) ont également été décisifs.
2 L’édition et la publication de ces volumes ont été rendues possibles grâce aux subventions de Paris-Sorbonne et de l’AILC.
3 Les conférences plénières prononcées lors du Congrès sont accessibles sur http://icla-ailc-2013.paris-sorbonne.fr/conferences-plenieres.html. Les interventions qui ont eu lieu dans le cadre du séminaire « Le comparatisme comme approche critique » sont accessibles et peuvent être consultées sur le site du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche français, Canal U : http://www.canal-u.tv/producteurs/universite_paris_sorbonne/collection_1.
4 On peut citer, à titre d’exemples, dans des langues diverses et émanant de lieux de publication eux aussi divers : Pedro Aullón de Haro, dir., Metodologías comparatistas y Literatura comparada, Madrid, Dykinson, 2012 ; Rüdiger Zymner et Achim Hölter, dir., Handbuch Komparatistik, Theorien, Arbeitsfelder, Wissenspraxis, Stuttgart et Weimar, Metzler, 2013 ; Rita Felski et Susan Stanford Friedman, dir., Comparison : Theories, Approaches, Uses, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2013 ; Piero Boitani et Emilia Di Rocco, Guida allo studio delle letterature comparate, Rome, Editori Laterza, 2013 ; Anna Opiela, dir., Territoires comparatistes. Mélanges offerts à Zbigniew Naliwajek, Varsovie, Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 2013 ; César Domínguez, Haun Saussy, et Darío Villanueva, dir., Introducing Comparative Literature : New Trends and Applications, Londres, Routledge, 2015 ; Yves Chevrel, La Littérature comparée, Paris, PUF, dernière édition révisée et augmentée, 2016. Pour un état des lieux de la critique en 2014, voir Véronique Gély, « Comparaison et comparatismes : regards actuels », Revue de littérature comparée, no 4, 2014. Cet état des lieux trouve sa place dans un numéro intitulé « Comparatismes à travers le monde I » qui annonce un ambitieux projet, sur plusieurs années, de panorama de la discipline à travers le monde, et qui se concentre pour son premier volet sur une Europe restreinte à ce qui est désigné comme le « berceau historique » de la littérature comparée (Grande-Bretagne, Pays-Bas, pays germanophones, Suisse, Espagne, Italie, Portugal et Slovénie).
5 Voir, par exemple, Steven Tötösy de Zepetnek et Tutun Mukherjee, dir., Companion to Comparative Literature, World Literatures, and Comparative Cultural Studies, New Delhi, Cambridge University Press India, 2013 ; E.V. Ramakrishnan, Harish Trivedi et Chandra Mohan, dir., Interdisciplinary Alternatives in Comparative Literature, New Delhi, Sage Publications, 2013 ; Dorothy Figueira et Chandra Mohan, dir., Literary Cultures and Translation : New Aspects of Comparative Literature, Delhi, Primus Books, 2016. Côté chinois, voir, par exemple : Cao, Shunqing, 迈向比较文学第三阶段 (Toward the Third Stage of Comparative Literature), Shanghai, Fudan UP, 2011. Li, Qingben, 跨文化美学:超越中西二元论模式 (Cross-Cultural Aesthetics : Beyond the Model of Sino-Western Dualism), Changchun, Changchun Publishing, 2011. Wang, Xiangyuan, 中国比较文学百年史 (History of a Hundred Years’ Development of Chinese Comparative Literature), Beijing, China Social Sciences Press, 2014. Cao, Shunqing, The Variation Theory of Comparative Literature, Heidelberg, Springer, 2013. Depuis 2011, une collection intitulée Dangdai Zhongguo bijiao wenxue yanjiu wenku (Bibliothèque d’études comparatistes en Chine contemporaine) est publiée par les Presses universitaires de Fudan ; elle contient déjà une vingtaine de livres, touchant pratiquement tous les domaines de la discipline. De plus, les rééditions des œuvres des grands maîtres chinois en littérature comparée (Qian, Zhongshu ; Yang, Zhouhan ; Ji, Xianlin par exemple) se sont multipliées ces dernières années.
6 Il ne s’agit pas d’un état des lieux du type de ceux que dresse régulièrement l’Association Américaine de Littérature Comparée (Comparative Literature in the Age of Multiculturalism, dir. Charles Bernheimer, 1995 ; Comparative Literature in an Age of Globalization, dir. Haun Saussy, 2005) ou de ceux qu’a pu dresser la Société Française de Littérature Générale et Comparée (La Recherche en littérature générale et comparée en France, dir. Daniel-Henri Pageaux, 1983 ; La Recherche en France en littérature générale et comparée en 2007, dir. Anne Tomiche, 2007).
7 Maya Burger et Claude Calame, dir., Comparer les comparatismes. Perspectives sur l’histoire et les sciences des religions, Paris, Milan, Edidit Archè, coll. « Histoire de l’histoire des religions », 2, 2006.
8 René Wellek, « The Crisis of Comparative Literature », in W. P. Friederich, dir., Comparative Literature : Proceedings of the Second Congress of the ICLA, Chapel Hill, University of Carolina Press, 1958, vol. 2, p. 149-159.
9 Étiemble, Comparaison n’est pas raison. La crise de la littérature comparée, Paris, Gallimard, 1963.
10 Gayatri Chakravorty Spivak, Death of a Discipline, New York, Columbia University Press, 2003.
11 En 1984, Ulrich Weisstein suggérait, dès l’intitulé de son état des lieux et dans son analyse de l’évolution de la discipline, que la littérature comparée était en « crise permanente » : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? The Permanent Crisis of Comparative Literature », Canadian Review of Comparative Literature / Revue canadienne de littérature comparée, juin 1984, p. 167-192.
12 Ces sections correspondent à des ateliers qui ont eu lieu pendant le Congrès en juillet 2013 et dont les coordinateurs se sont chargés de regrouper, d’organiser et de présenter les textes retenus par le comité de lecture et le comité scientifique.
13 Il s’agit de la coordination de la vaste entreprise de traduction du Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin en 2004.
- Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
- ISBN : 978-2-406-06524-1
- EAN : 9782406065241
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06524-1.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/10/2017
- Langue : Français