Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Le Chant des bêtes. Essai sur l’animalité à l’opéra
- Pages: 11 to 15
- Collection: Confluences, n° 6
Avant-propos
La parution, en 1998, du Silence des bêtes d’Élisabeth de Fontenay1 a marqué un tournant important dans la connaissance spéculative de l’animalité, de l’énigme qu’elle représentait aux yeux des hommes. En ajoutant aux importants travaux d’éthologie, une approche philosophique globale, depuis les Anciens jusqu’à Derrida, l’auteur a mené une réflexion sur l’animal, qui était aussi une réflexion sur l’homme, et plus encore sur le vivant. En 2016, le romancier Valère Novarina publie un Discours aux animaux2 et s’adresse à son tour, plus directement, à une animalité toujours silencieuse. Entre les deux publications, d’autres ouvrages ont abordé la question de l’animalité sous l’angle philosophique, en particulier le bel essai d’Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus3 , ou encore les Deux leçons sur l’animal et l’homme de Gilbert Simondon4 qui, en quelques pages lumineuses, synthétisait la question pour la période classique, de l’Antiquité jusqu’au xviie siècle. Si l’éthologie et l’ethnologie finissent par se croiser, si, de plus en plus, les scientifiques s’accordent pour conférer à l’animal le statut de sujet ainsi qu’une véritable sensibilité esthétique sinon une pensée esthétique5, la question de l’animalité sur la scène lyrique n’avait encore jamais été abordée dans sa globalité, même si d’aucuns, il y a certes quelques années, considéraient que la matière faisait défaut6. On trouve 12bien sûr quelques études ponctuelles, comme le petit livre ludique de Donna Leon7 consacré au bestiaire de Haendel, ou des catalogues d’exposition qui incluent l’animal lyrique dans la question plus générale de la représentation des bêtes sur scène8. Plus récemment, Emmanuel Reibel a consacré un chapitre aux animaux dans la musique dans son bref essai Nature et musique, sans distinguer spécifiquement la musique de scène de la musique instrumentale, et l’opéra de la musique vocale9. À l’inverse, des études sur le chant des bêtes, comme l’ouvrage remarquable consacré aux oiseaux chanteurs10, n’abordent absolument pas la question de l’opéra, et on peut s’interroger sur cet étrange silence alors même que la bibliographie sur l’opéra est incommensurable et que le genre, dans la complexité et la diversité de ses manifestations, a toujours été considéré comme le reflet de la société contemporaine, en même temps que le lieu privilégié du merveilleux dans lequel y voir représentés des animaux qui parlent, qui dansent ou qui chantent ne surprend guère outre mesure. La remarque célèbre de Théophile Gautier à propos du théâtre de son temps s’applique parfaitement au monde de l’opéra, celui, merveilleux justement, de l’opéra baroque et de ses multiples métamorphoses, ou celui, qui lui est contemporain, illustré notamment par l’univers féerique d’Offenbach : « […] qu’y a-t-il de plus semblable à un rêve que ces drames incohérents, impossibles, ambulatoires, où les hommes se changent en bêtes et les bêtes en hommes ; où tout un monde bizarre se tord, fait la grimace, rampe, sautille, bat des entrechats, donne et reçoit des coups de pieds ; où 13les têtes se passent de corps, et réciproquement ; où les poissons se promènent en chaises à porteurs dans un paysage rose11 ? »
En outre, l’opéra est quasiment toujours un genre palimpseste, qui s’inspire généralement d’une œuvre (romanesque, poétique, théâtrale ou historique) antérieure. Rares sont les intrigues originales et souvent le livret d’opéra, qui est d’abord un genre littéraire12, est précisément lié aux courants et aux genres littéraires de son époque. Or les animaux sont partout présents dans la littérature, de l’épopée homérique aux fables d’Ésope et de La Fontaine, dans le théâtre d’Aristophane, dans les contes de fées d’un Charles Perrault, de Madame d’Aulnoy, des frères Grimm ou de Hans Christian Andersen, chez les auteurs du xixe siècle, de Grandville à Balzac, dont les librettistes et les compositeurs se sont notamment inspirés. Et parfois certains de ces auteurs eux-mêmes (comme La Fontaine, malgré une paradoxale réticence) se sont frottés à l’écriture de livrets d’opéra. Cette pratique littéraire, qui associe humains et animaux, n’est d’ailleurs pas limitée à une époque. La littérature du merveilleux, du fantastique ou du fabuleux transcende les siècles et permet de constituer une sorte de fil rouge paradigmatique dont l’opéra, une fois de plus, se fait l’écho. L’animalité en littérature, comme n’importe quel genre littéraire particulier qui en constitue la source, trouve ainsi une transposition opératique tout à fait logique, malgré la radicalité innovante que constituent les recherches philosophiques, poétiques et musicales des cénacles florentins qui allaient donner naissance à un théâtre musical intégralement chanté.
L’émergence de l’opéra à Florence à la toute fin du xvie siècle marque en effet une forme de rupture dans l’appréhension du monde animal. Dans les formes dramatiques qui le précèdent, essentiellement les ballets de cour, en France13 comme en Italie, qui sont des divertissements à la fois chantés, dansés et mimés, les animaux sont souvent associés aux spectacles, comme dans le Ballet des singes, créés sous Henri IV, le Ballet 14des Fées, représenté à Paris à l’hôtel de Bourgogne en 1625, dans lequel des bergères sont métamorphosées en papillon et les vieillards en limaçons, dans le Ballet de la Nuit, donné en 1653 devant le jeune Louis XIV qui y prit part dans un costume truffé de têtes de hiboux, où l’on voit apparaître des singes et des chats. À Florence, et ailleurs dans la péninsule, comme à Ferrare ou à Parme, la mode des ballets spectaculaires et des opéras-tournois14 fait également la part belle aux animaux de tous poils, aquatiques surtout, en particulier lors des nombreuses naumachies que les Médicis organisent, dans la cour du Palais Pitti par exemple. La danse entretient un rapport privilégié avec l’animalité à travers l’élan et le mouvement qui lui sont intrinsèquement, primitivement consubstantiels. La musique a ainsi pour effet de générer le mouvement des êtres (on retrouve l’effet de sa puissance dans le chant orphique notamment), c’est-à-dire de toutes les espèces animées. Elle a ainsi un lien avec l’animalité primitive de tous les êtres ; elle renvoie, comme l’a rappelé P. Quignard, « à son origine initiatique, zoomorphe, rituelle, caverneuse, chamanique, ivre, délirante, omophagique, enthousiaste15 ». Il y a en effet de cela, par exemple, dans la danse moresque sur laquelle s’achève l’Orfeo de Monteverdi, comme un rappel implicite de cette musique primitive attachée aux mythes fondateurs. Et l’opéra du « Cygne de Mantoue » en est un, par lequel débuta véritablement l’histoire du genre. L’importance des mythes anciens dans les premiers opéras, mais aussi dans les plus de quatre siècles de créations lyriques (on assiste à une résurgence stupéfiante des mythes grecs dans la production contemporaine16), de la métamorphose entre l’homme et l’animal, entre l’animal et l’homme, l’idée que ces mythes, via l’opéra, souligne l’appartenance de l’homme et de l’animal à une même communauté de vivants, et plus généralement l’idée que les animaux, depuis l’épopée homérique17, apparaissent comme de formidables producteurs de métaphores humaines, suffit à légitimer 15une histoire de l’opéra envisagée sous l’angle singulier mais non moins fécond de l’animalité.
Bien entendu, si l’objectif a été d’être le plus complet possible (l’essai commence chronologiquement avec les fables florentines et évoque les créations de ces dernières années, tout en envisageant l’animalité sous ses diverses manifestations), il est difficile d’être à proprement parler exhaustif. Plus de deux cent trente œuvres ont été répertoriées et en partie, pour certaines, analysées, ce qui peut paraître peu en regard des milliers d’opéras composés depuis le xviie siècle, mais le chiffre est suffisamment significatif pour en faire un objet d’études à part entière. La plupart des titres concerne de façon privilégiée le répertoire italien et français, avec de nombreuses incursions dans celui anglo-saxon, russe et ibérique, mais il est impossible de couvrir la totalité de la production lyrique, dont le recensement dépasserait les attentes de cet ouvrage et concernerait davantage celles d’un dictionnaire (travail qui pourra être éventuellement envisagé par la suite18), et sans doute que quelques titres nous ont échappé, mais probablement aucune œuvre significative ayant un animal pour protagoniste. Par ailleurs, l’organisation de l’ouvrage répond à une volonté de lisibilité à travers l’adoption de critères relativement simples : la présence, réelle ou symbolique de l’animal, et son statut de personnage, muet ou chantant. Il est évident que l’allégorie ne disparaît pas avec la fin de l’esthétique baroque, tout comme la mythologie, nous l’avons dit, trouve une seconde jeunesse dans l’opéra contemporain. Des croisements sont ainsi inévitables à l’intérieur de chaque section, mais ils ont été limités autant que faire se peut par l’adoption de ces critères qui permettent d’envisager l’animal dans une progression de son statut dramaturgique, lequel coïncide avec une certaine évolution historique, jusqu’en à en faire un véritable héros d’opéra.
Lyon, entre Gorge-de-Loup
et Pont-Mouton, le 30 avril 2018.
1 É. de Fontenay, Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, Points Essais, 1998.
2 V. Novarina, Discours aux animaux, Paris, P.O.L., 2016.
3 É. Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2011.
4 G. Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme, Paris, Ellipses, 2004, mais il s’agit de la retranscription de deux cours dispensés à l’Université de Poitiers durant le premier semestre de l’année 1963-1964.
5 D. Lestel, Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, « Champs-Essais », 2001, p. 215.
6 « Quiconque voudrait effectuer un recensement des animaux apparaissant dans des ouvrages lyriques autrement qu’à titre de figurants, se trouverait assez vite à court de matériau. Laissons de côté les oiseaux, vocalistes par définition, eux-mêmes assez peu nombreux, du reste, en tant que personnages : voix de l’Oiseau dans Siegfried, groupe d’oiseaux dans Snégourotchka de Rimski-Korsakov, Oiseaux de Paradis dans Kitège, coq dans le Coq d’or… Quant aux quadrupèdes, on ne trouvera guère que Renard de Stravinsky, compère de la Petite renarde de Janáček, flanqué du Coq, du Bouc et du Chat […], et surtout bien sûr, L’Enfant et les sortilèges, œuvre de ces deux amoureux des animaux qu’étaient Ravel et Colette, avec le Chat et la Chatte, l’Écureuil, les Grenouilles », A. Lischke, « Les frères inférieurs », in Janáček, La petite renarde rusée, « L’Avant-scène Opéra », no 84, février 1986, p. 88. Inutile d’énumérer les nombreuses lacunes de cette liste plus que succincte que le présent ouvrage tente de combler.
7 D. Leon, Le Bestiaire de Haendel. À la recherche des animaux dans les opéras de Haendel, Paris, Calmann-Lévy, 2012.
8 M. Kahane, Bêtes de scène, Paris, Les Éditions du Mécène / BnF. Bibliothèque Nationale de France, 2006.
9 E. Reibel, Nature et musique, Paris, Fayard/Mirare, 2016.
10 M. Clouzot et C. Beck, Les oiseaux chanteurs. Sciences, pratiques sociales et représentations dans les sociétés et le temps long, Dijon, Éd. Universitaires de Dijon, 2014.
11 T. Gautier, « Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans », Leipzig, Hetzel, 1859, t. 3, 21 octobre 1844 (cité dans Bêtes de scène, op. cit., p. 7).
12 F. Decroisette (dir.), Le livret d’opéra œuvre littéraire ?, Paris, PUV, 2010.
13 Voir G. Durosoir, Les ballets de la cour de France au xviie siècle, Genève, Éditions Papillon, 2004 ; H. Prunières, Le ballet de cour en France avant Benserade et Lully, Paris, Éditions Henri Laurens, 1914 [réédition Paris, Éditions d’Aujourd’hui, 1989]. Il est significatif que l’opéra de cour disparaisse en France en 1670, au moment même où se met en place la tragédie lyrique, c’est-à-dire l’opéra à la française.
14 Voir P. Fabbri (dir.), Musica in torneo nell’Italia del Seicento, Lucques, LIM, 1999.
15 P. Quignard, La haine de la musique, Paris, Gallimard, 1996, p. 218.
16 Voir par exemple l’Ariane de Martinů (1958), King Priam de Tippet (1962), ou les récents opéras de Harrison Birtwistle (The Minotaur, Londres, 2008, sur lequel nous reviendrons), de Manfred Trojhan (Orest, Amsterdam, 2011, qui se donne comme une suite de l’Elektra de Strauss) ou de Pascal Dusapin (Penthesilea, Bruxelles, 2015), mais les exemples sont fort nombreux (cf. infra, 3e partie, « Le retour du mythologique »).
17 Sans doute trouve-t-on dans l’Iliade l’origine de ces métaphores animalières qui peuplent les opéras du xviiie siècle, lorsque Homère compare Achille au combat à un lion féroce, les Troyens qui se replient à des sauterelles, les Achéens à des loups qui se ruent sur des chevreaux, les Troyens au combat à des chiens attaquant un sanglier blessé, etc.
18 Dans l’esprit du Dictionnaire des animaux de la littérature française paru chez Honoré Champion (deux volumes, « Hôtes des airs et des eaux » (2015) et « Hôtes de la terre » (2016).
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- ISBN: 978-2-406-08543-0
- EAN: 9782406085430
- ISSN: 2800-535X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08543-0.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-15-2019
- Language: French