Prologue
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Vraie Histoire de John Doe
- Pages : 7 à 9
- Collection : Esprit des Lois, Esprit des Lettres, n° 10
Chapitre d’ouvrage : 1/55 Suivant
Prologue
L’homme que je cherche n’existe pas. Sa date de naissance est imprécise. Le lieu aussi. Et jusqu’au contours de son corps. On ignore son âge, la couleur de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau. Pourtant, certains le disent sensuel. Je l’ai cherché, comme on tente de mener une enquête policière, relevant des preuves dans les milliers d’actes de procédure, mais c’est une intrigue romanesque que j’ai lue au fil des pages. Nombreuses sont les personnes qui m’ont aidée et guidée : la plupart d’entre elles n’existaient pas non plus. Quelques femmes, mais discrètes comme des filigranes. Nombreux sont les textes qui évoquent l’homme recherché, ou rapportent ses pensées, d’épais volumes, et quelques romans. Il est question de littérature et de droit, deux domaines de mots et de phrases, tous deux parlant d’humains, plus souvent réunis qu’on ne croit.
Une chose certaine, seulement : l’homme en question parle anglais. Il parcourt les rues de Londres, Anne étant reine, et son frère ou son cousin traverse les terres d’Amérique, et partout, de l’Inde au Canada, il égare ses suiveurs. Voilà sans doute le premier point pour lequel je dois plaider, une langue pas vraiment étrangère, this temptation, I must resist, I know, like a threat. How could I betray my own language, wouldn’t it be the deepest denial of literature ? They say you never forget your mother tongue. And yet, isn’t Casanova a French writer ? And those who have had this experience of crossing the line were sailors endlessly roaming the globe or migrants whose identity was almost lost. And found again when they crossed the borders back. I, on the contrary, am not a traveler. I feel I have to apologize for writing about this English speaking man, whilst in France, about an English matter in French. And yet why, why ? Isn’t writing being your true self ? Conferences and lectures on the English legal system, the puzzled looks of the listeners, this has been part of my life for almost thirty years1. Je m’aperçois, en écrivant, que je tente de justifier par ce texte le livre qu’il précède, et non de le présenter, alors :
8Il s’agit d’une série d’histoires que les décisions anglaises (ou les films d’Hollywood) nous livrent, comme des nouvelles qui s’emmêlent et se répondent. Ou encore : de correspondances entre des domaines de la pensée qu’on croit séparés, et qui le sont peu ; ou enfin une galerie de portraits, et autant de fenêtres qui s’ouvrent sur des existences, réelles ou rêvées. Une liberté est laissée au juge anglais dans la rédaction des décisions, quand le Français est enfermé dans une seule et longue phrase, dont la beauté, surtout rythmique, ne se livre qu’à certains. En pays de common law, la phrase est mélodique, presque rhapsodique, libre, personnelle : on reconnait le style de chaque juge, et certains ont pu laisser courir leur talent d’écrivains dans les pages de leurs décisions
Là-bas, les procès ont fait apparaître des fictions, et les hommes de papier entretiennent avec les hommes du réel des relations qui font fi des murs enfermant les prétoires. De l’imagination au droit, puis du droit à la littérature et au langage, les miroirs se font face, et renvoient le reflet de visages que l’éloignement et le temps modifient et polissent. Reflets et illusions, les images tournoient et le cinéma, décidément, n’est pas loin. J’ai traqué les archétypes, les modèles, les fictions, lu les arrêts, recherché les dates de naissance, croisé les éléments de fait. Je me suis étonnée des coïncidences, émerveillée de trouver la poésie plus souvent encore que je ne l’espérais, et de rencontres en voyages, d’être emmenée jusqu’en Arabie ancienne. Le matin, le récit s’interrompait, mais lorsque la nuit tombait, alors les images se présentaient, et un nouvel arrivant portait lui-même mille histoires plus une. Du modèle à l’archétype, de l’identification à l’identité, de la singularité à la foule, je ne savais plus et ignore toujours, qui du rêve ou de l’individu qui foula une terre, inspira l’autre. Qui commença le dialogue, de l’homme-archétype ou du groupe qu’il représente ? « Le pluriel est inévitable, car l’hypothèse d’un seul inventeur – d’un Leibniz infini travaillant dans les ténèbres et dans la modestie – a été écartée à l’unanimité. », écrit Borges. Les portraits qui suivent ne livrent pas la clé, et la question se heurte au vide. On parle toujours de soi, et je me suis laissée glisser sur la pente. Borges encore2, dans Le Livre des êtres imaginaires : « D’autres déclarent que la terre a ses fondations dans l’eau ; l’eau sur le rocher ; 9le rocher sur la nuque du taureau ; le taureau sur le lit de sable ; le sable sur Bahamout ; Bahamout sur le vent suffocant ; le vent suffocant sur une brume. On ignore ce qu’il y a sous la brume. »
El. Ga.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08338-2
- EAN : 9782406083382
- ISSN : 2264-4148
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08338-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/04/2019
- Langue : Français