![La Revue des lettres modernes. 2024 – 5, n° 8. Duras, mythe(s), écriture et création suivi de Lectures des Petits Chevaux de Tarquinia - Carnet critique](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/DurMS01b.png)
Carnet critique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Revue des lettres modernes
2024 – 5, n° 8. Duras, mythe(s), écriture et création suivi de Lectures des Petits Chevaux de Tarquinia - Auteurs : Chouen-Ollier (Chloé), Seki (Mirei), Loignon (Sylvie), Fourton (Maud)
- Pages : 247 à 260
- Revue : La Revue des lettres modernes
- Série : Marguerite Duras, n° 8
Carine Capone, Aux frontières du langage, l’événement. Marguerite Duras, Claude Simon, Emmanuel Carrère, Laurent Mauvignier,Lille, Presses universitaires du Septentrion, « Perspective », 2022, 235 pages.
Longtemps considéré comme « épiphénomène » (13) et relégué en arrière-plan de la toile historiographique, l’événement est, depuis quelques années, perçu autrement : si singulier soit-il, il témoigne de l’Histoire et revêt une portée généralisante. On peut ainsi parler d’une renaissance de l’événement. C’est à cette renaissance que nous invite Carine Capone dans son ouvrage Aux frontières du langage, l’événement. La critique, confrontant cette notion aux textes modernes et contemporains, interroge entre autres les œuvres de Marguerite Duras, Claude Simon, Emmanuel Carrère et Laurent Mauvignier, afin de montrer combien l’événement chez ces auteurs hante l’écriture, bouleverse le discours, charriant toutes les certitudes sur son passage. Ainsi que l’écrit Derrida : « L’événement, c’est ce qui arrive et en arrivant arrive à me surprendre, à suspendre la compréhension : l’événement, c’est d’abord ce que je ne comprends pas. Mieux, l’événement, c’est que je ne comprenne pas […] il n’y a d’événement digne de ce nom que là où cette appropriation échoue sur une frontière1. »
Il faut remonter aux années Soixante pour mieux penser cette notion : Duras et Simon, à travers Hiroshima mon amour (1960) et La Route des Flandres (1960), renouvellent et problématisent les modalités d’appropriation littéraire dans une période où la littérature, dans une volonté de rupture quant à l’illusion référentielle, peine à se saisir de ce qui s’est passé. Comment dire Hiroshima ? Comment parler de la Seconde Guerre mondiale ? La littérature est-elle capable de transitivité ? De toute évidence, événement et indicible sont liés. Appréhender l’événement ne peut se faire que de façon oblique, à travers trois modalités que relève la critique : le contournement / la substitution / l’évidement. Ces deux textes à valeur paradigmatique ont en commun de présenter l’événement 248comme ce qui, toujours, se tient à la limite de l’outside et de l’inside, à la croisée de la catastrophe collective et du traumatisme intime. Il s’agit à chaque fois de montrer les difficultés à approcher l’événement, tout à la fois creuset du narratif et point de fuite. L’événement apparaît ainsi comme un véritable enjeu poétique et esthétique.
Si l’événement dans les premiers textes de Duras prend les traits du fait divers et apparaît très vite comme dynamique scripturale, il est avant tout lié à une subjectivité, ce que l’on retrouve dans Hiroshima mon amour. La publication de La Douleur en 1985 infléchit un peu cela, en ce sens où l’intime participe d’une portée universelle du témoignage. Duras, procédant à plusieurs réécritures, opère un décentrement énonciatif où le choix initial de la première personne est souvent abandonné au profit du pronom indéfini “on” qui fait signe du côté du partage, de la communauté. L’appropriation de l’événement passe aussi par un gauchissement de l’écriture ; l’écriture met en scène son propre échec à dire l’événement. Il faut alors trouver une nouvelle langue, ce que Carine Capone, reprenant l’historienne Régine Robin, nomme la « déglangue2 ». Enfin, Hiroshima mon amour et La Douleur posent la question de la généricité : « l’événement d’Hiroshima fait s’effondrer les frontières du genre littéraire : pour en parler, comme pour parler du retour de Robert L., la forme est hors-cadre. » (97). L’événement appelle donc à une transgression des limites, qu’elles soient langagières ou génériques. Il est ce qui échappe, et qui comme tel, ne cesse d’interroger. Les textes donnent ainsi à voir une difficulté à inscrire avec précision l’événement dans un cadre géographique et temporel, comme si là encore, la seule possibilité de l’écriture était celle de la fissure, de la faille, du flottement. Une faille qui se retrouve au cœur même des personnages, marqués et façonnés par la blessure, présences fantomatiques qui interrogent, comme dans le cas de Robert L., les limites de l’humanité. « Délaissant les étapes précises des faits qui constituent l’événement, la fiction met l’accent sur la dimension ruptrice qu’il induit pour le sujet et sa représentation du monde. » (225).
C’est, pour finir, la question de la voix et du regard qu’interroge le livre. Si l’énonciation dans Hiroshima mon amour est parfois instable du 249fait d’une oscillation entre première et troisième personne, cette instabilité témoigne avant tout d’une dépossession du sujet qui ne parvient plus toujours à dire “je”. Ce déport se retrouve dans La Douleur, mais autrement : Duras choisit non pas d’appréhender l’événement du point de vue du déporté, mais du point de vue de celui qui attend. L’Histoire se dit en mode mineur, comme si Nevers, anagramme d’Envers, donnait à voir la Seconde guerre mondiale par l’envers du décor. C’est par la démultiplication des regards, par l’appropriation du corps de l’autre que le récit parvient à faire résonner l’événement : le corps chez Duras apparaît comme le lieu d’un « travail de mémoire » (192), un phénomène d’écho se laisse lire, que ce soit dans Hiroshima mon amour ou La Douleur, où la porosité du corps permet d’accueillir la douleur de l’autre, où « le texte littéraire fait émerger la figure originale du témoin par procuration » (227). Ainsi l’événement apparaît-il comme toujours au bord : au bord du langage, au bord de soi. C’est par le sensible, la subjectivité que l’événement prend corps et résonne dans les textes contemporains ; il est ce fil qui permet de tisser un lien entre les personnages, fil ténu entre le réel et l’imaginaire où l’un s’imagine ce que l’autre a vécu. Écrire l’événement se fait au conditionnel, et de ce fait, ouvre à bien des possibles.
Outre les analogies fort intéressantes entre les différents textes, cet ouvrage permet d’interroger un phénomène littéraire souvent évoqué mais jamais véritablement étudié. Il dresse les caractéristiques d’une esthétique en mouvement, permet de repenser la notion de frontière, éclaire ce qui du monde, échappe.
Chloé Chouen-Ollier
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Simona Crippa,Marguerite Duras, la tentation du théorique, Paris, Lettres Minard, coll. « Bibliothèque des lettres modernes », 2021, 519 pages.
Pendant la seconde moitié du vingtième siècle, où Marguerite Duras produit l’essentielle de son œuvre littéraire, dramatique et cinématographique, la critique littéraire connaît un essor exceptionnel. Les nouvelles théories littéraires qu’elle élabore ont des répercussions sur l’ensemble des domaines de l’art. Duras, comme ses contemporains, Maurice Blanchot et Alain Robbe-Grillet entre autres, est parfaitement consciente de l’évolution théorique mais ses réflexions métatextuelles ne semblent pas transparaître de manière évidente dans ses romans. Pourtant, Jacques Lacan ou Julia Kristeva ont analysé les textes durassiens du point de vue de la psychanalyse, tandis que Maurice Blanchot a envisagé la problématique communautaire dans La Maladie de la mort sous un angle non seulement littéraire mais aussi philosophique. Par ailleurs, bien des critiques durassiens ont mis en évidence l’influence que la théorie littéraire et l’idéologie avaient exercée sur la création de son univers romanesque. Il fallait souligner néanmoins que cette influence avait évolué avec le temps. C’est ce que Simona Crippa s’est proposé de faire dans son ouvrage Marguerite Duras – La tentation du théorique. Crippa, couvrant une période très large, retrace ainsi l’évolution du rapport de l’écrivain à la théorie et effectue la synthèse des conceptions de l’auteur sur sa propre création artistique.
Crippa distingue trois moments (qui peuvent cependant déborder l’un sur l’autre) dans l’évolution du rapport de Duras à la théorie. Dans un premier temps, il y a l’expérience de la « communauté de la Rue Saint-Benoît » (472). Les échanges quotidiens au sein de cette communauté intellectuelle jouent un rôle décisif dans l’élaboration de ses conceptions littéraires. Notamment, les conversations intimes aussi bien que les débats politico-idéologiques avec Robert Antelme, Dionys Mascolo, Maurice Blanchot, Edgar Morin ou Elio Vittorini exercent une influence déterminante dans la première période de sa carrière artistique. 251Camarades de la Résistance sous l’Occupation puis membres du Parti communiste, ces personnages structurent sa vision du monde au moment de la création des Petits Chevaux de Tarquinia, de Détruire, dit-elle, et de La Douleur. En 1945, en collaboration avec Antelme, l’écrivain fonde les éditions de la Cité universitaire, où elle recrée symboliquement le « partage intellectuel » de la rue Saint-Benoît. Crippa remarque que la maison d’édition suscite chez l’auteur « une première aventure de l’esprit qui veut s’ouvrir à la réflexion collective » (p. 70). Néanmoins, ses ambitions d’entreprises collectives se heurtent à des difficultés. Son bref passage au PCF (1944-1947) et l’expérience avortée du Comité d’Action Étudiants-Écrivains finissent par orienter Duras vers une réflexion plus solitaire, marquée cependant par un goût indéfectible de la théorie, survivance de son expérience de la communauté intellectuelle.
Le deuxième temps est celui de la confidentialité (472). Crippa montre que « le théorique s’exprime à travers une parole qui accueille au sein de l’œuvre de l’écrivain une formulation personnelle, intime, voire émotionnelle de la théorie » (472). De cette proposition découle l’idée de l’« ombre interne », de la « voix non structurée qui se développe au sein du texte » (238). Au terme de son analyse de La Vie matérielle, Les Yeux verts, Le Camion ou Écrire, Crippa affirme que la « logique qui se cache derrière les mots, ou qui se faufile dans leurs méandres, est une exigence de la pensée de Duras » (238). Pour élucider cette « ombre interne », Crippa évoque la transfiguration de soi chez l’auteur : « (l)e moi primitif et confus du dedans doit être transformé en un moi lisible et surtout scriptible pour le dehors du livre » (231). Chez Duras, la réflexion sur le scripteur s’inspire du « débat autour de l’effacement de l’auteur » (315), introduit par l’essai fameux de Roland Barthes « La mort de l’auteur » (1968) et poursuivi par Michel Foucault en 1969 avec le texte « Qu’est-ce qu’un auteur ». Cette conception auctoriale va se développer, chez Duras, en un « dédoublement » sous la forme de la « troisième personne » (364). La question de l’auteur-narrateur-récitant dans Le Marin de Gibraltar, Moderato Cantabile et Le Ravissement de Lol V. Stein est minutieusement examinée par Crippa dans le cadre de la problématique du « dédoublement » de la voix.
Le troisième temps est dit réflexif (473) : « (i) l s’agit d’un exercice qui fait notamment de l’écriture du roman le lieu du laboratoire du sens, qui ne cesse de relancer la question fondamentale sur le pouvoir de la 252littérature » (473). Crippa analyse un processus qu’elle nomme « work in progress », par lequel l’œuvre de l’auteur se nourrit d’elle-même, « s’auto-engendre et engendre la course du récit » (436). Une citation d’Outside vient corroborer son propos de manière notable : « (à) tout moment, je pouvais m’autoriser à tout changer. Le film s’est fait en même temps qu’il s’est filmé ; le film s’est écrit à mesure de son déroulement ». En comparant les brouillons et les manuscrits durassiens, Crippa met en évidence les incessantes reprises et le caractère particulièrement laborieux de la création durassienne.
Tout au long des cinq cents pages du volume, nous constatons à quel point l’écrivain est demeuré proche des différents courants de la théorie littéraire de son époque. Cependant, il nous semble que le propos de Crippa aurait été encore plus convaincant si son analyse s’était appuyée davantage sur la production romanesque, théâtrale ou filmique, plutôt que sur les textes journalistiques, les essais ou les interviews de l’auteur. Malgré cette petite imperfection, l’ouvrage de Crippa situe bien l’écrivain Marguerite Duras dans le mouvement turbulent de la critique littéraire, philosophique, politique ou idéologique de la seconde moitié du vingtième siècle en se rapportant constamment au Démon de la théorie d’Antoine Compagnon. Riche en citations de Blanchot, Roland Barthes, Gérard Genette et Jean-Luc Nancy, l’ouvrage de Crippa peut aussi être abordé comme une synthèse de la théorie littéraire et une excellente introduction à la critique esthétique de la seconde moitié du vingtième siècle.
Mirei Seki
Rikkyo University
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Clara Schwarze, Où est donc passé le suicide ? Essai sur le Nouveau Roman (Duras, Simon, Beckett), Strasbourg, ELiPhi, Travaux de littératures romanes, « Poétique et littérature moderne 2 », 2022, 190 pages.
L’essai de Clara Schwarze se présente en trois temps : une première partie intitulée « À la recherche du suicide » qui parcourt les thèmes du suicide et du suicidaire, ainsi que leurs principes dynamiques paradoxaux. Une deuxième partie est consacrée à « Trois tentatives d’application », à savoir Duras, Simon et Beckett. La dernière et courte partie intitulée « Regard autocritique » fait ici office de conclusion.
Clara Schwartze part donc en quête du suicide et se livre dans un premier temps à une exploration du thème du suicide dans la littérature. Partant du Moyen Age où le suicide était un péché et un tabou, elle analyse la percée progressive du suicide en littérature. Le xviiie siècle qui voit l’apparition du terme même de suicide, constitue un tournant, le suicide devenant alors un « questionnement philosophique incontournable » (p. 4). Avec le romantisme, le suicide est « élevé au rang d’acte romanesque par excellence et devient pour ainsi dire une marque de modernité » (4). Qu’en est-il alors au xxe siècle ? Rapidement, le suicide apparaît comme une « réalité qui touche les personnages et qui, finalement, marque toute la vie littéraire » (6). À partir de l’œuvre-charnière Un roi sans divertissement de Giono (1947), le suicide se fait plus atténué ; il est mis à distance et tend à disparaître dans les œuvres majeures des années 1945-1970. Il s’agit alors pour Schwarze d’interroger successivement les différentes instances de la littérature – l’auteur, le texte, le lecteur – pour voir si cette mise à l’écart du suicide se confirme. Partant notamment des analyses de Blanchot et de Jankélévitch, Clara Schwarze montre comment le suicide passe des personnages à la figure abstraite de l’auteur (13). Ainsi, en écrivant, l’auteur veut atteindre sa propre disparition, son propre anéantissement. Écrire l’effacement, en somme. Cet objectif paradoxal est « aussi contradictoire et impossible que le “vouloir mourir” du suicidaire » (15) : « en provoquant la mort, 254le suicidaire ne l’atteint pas, mais la déconstruit, la désamorce » (17) explique Schwarze. Ainsi, « l’idée d’auteur suicidaire ouvre la voie à un entre-deux dynamique et à une complexité indocile dans lesquels l’auteur peut se maintenir, et ce précisément en tentant de s’annuler interminablement » (20). Le suicidaire apparaît en effet comme une figure de transgression, comme une altérité radicale ; il est pris dans une impossibilité à être qui le maintient dans une tension et en préserve le principe dynamique. De même, « le texte adopte esthétiquement la pensée suicidaire » (76). Le texte présente en effet une « forme d’autodestruction » (27), qui s’inscrit dans une « forme de contestation de soi, de négation de ce qui fait le roman », faisant du questionnement sa modalité propre, si tant est que le suicidaire soit « celui qui habite le plus radicalement le paradigme de la question » (27). Ainsi, la tentation suicidaire imprègne le texte pour le juger, le fragmenter et y introduire du vide, dans une esthétique de la dislocation. Tout comme le suicidaire, le texte ambitionne d’atteindre l’absence, d’accueillir son propre vide sans toutefois y parvenir. Le paradoxe s’accuse en effet : « malgré toutes ses tentatives pour se défaire de lui-même, malgré son ambition d’atteindre le silence, il est toujours encore texte, toujours encore langage, toujours encore littérature » (33) écrit Schwarze. Ce faisant, le texte met en œuvre une esthétique de l’impossibilité (34) et fait sienne en la poursuivant sans cesse, sans jamais la réaliser, l’idée de la mort. Schwarze montre encore comment le suicidaire « bouleverse en les soumettant à des contradictions insolubles : celui qu’il entretient à lui-même, celui qu’il entretient au réel, au temps et aux autres » (37). Transposée au texte, cette idée de la mort amène d’abord à une réflexivité excessive et à un refus de s’absenter de soi-même, c’est-à-dire un refus de s’abandonner au romanesque. Mais, dans le même temps, cette réflexivité excessive peut ouvrir le texte à l’altérité, au désir de s’éloigner de sa nature de texte : « à la manière du suicidaire, le Nouveau Roman ne rêve-t-il pas sans cesse de ne plus être roman ? Alors même qu’il se concentre sur l’aventure de l’écriture, ne cherche-t-il pas aussi à échapper à l’écriture ? » (42). Le Nouveau Roman tente de s’affranchir du français commun, d’atteindre d’autres genres ou encore de parvenir à l’en dehors de la littérature (oralité, critique, réception, brouillons), tout comme le suicidaire qui, « en faisant le choix de l’inexistence, […] rêve d’atteindre une forme d’identité ouverte, voire illimitée » (47). Le rapport au réel est marqué 255par le détachement – qu’il s’agisse du suicidaire ou du Nouveau Roman. Or, Schwarze note un double empiètement : « le suicidaire a tendance à brouiller la distinction entre réel et imaginaire » (48), le fictionnel absorbant le réel. De même, le Nouveau Roman propose une fiction qui envahit tout et un hyperréalisme qui chasse toute fiction. Ainsi, le Nouveau Roman, tout comme le suicidaire, explore « deux extrêmes : un réel sans fiction, une fiction sans réel » (56). C’est encore le rapport au temps du suicidaire et du Nouveau Roman qui présente des points communs. Ainsi, la volonté d’en finir avec sa vie chez le suicidaire est un phénomène temporel, une projection dans l’avenir, quand le texte littéraire existe « en avant de soi, dans un différé, toujours remis à plus tard » (57). Si le suicidaire est, en somme, en quête du présent absolu que représente la mort, le présent étant « cet instant où ce qui apparaît disparaît », le Nouveau Roman « semble “textualiser” les logiques suicidaires dans la mesure où dans ce même mouvement où il apparaît, il disparaît » (59). Suicidaire et Nouveau Roman sont ainsi en quête de leur propre antériorité et « donnent forme à un déséquilibre temporel intenable » (63). Le dernier élément mis à mal par le suicidaire, ce sont les autres. Le suicidaire est une figure solitaire et paranoïaque, quand le Nouveau Roman se fait difficilement accessible. Là encore, Schwarze met au jour un paradoxe : « en empêchant le lecteur de les pénétrer, les romans entrent paradoxalement en collision avec lui ». Se donnent à voir une situation de dépendance du suicidaire et du roman par rapport à l’autre (endettement), amenant à se dessaisir de soi-même, à être en quelque sorte tué par l’autre, et, dans le même temps, une situation d’emprise sur l’autre. On assiste alors à une appropriation mutuelle (75). Le suicide aurait bien une « nature potentiellement contagieuse » (77), touchant donc le lecteur lui-même. Ce dernier développe, selon Schwarze, une forme de paranoïa et semble « contaminé par le fonctionnement suicidaire des textes » (79).
La deuxième partie propose « Trois tentatives d’application », Clara Schwarze analysant tour à tour les œuvres de Marguerite Duras, de Claude Simon et de Samuel Beckett. Nous nous en tiendrons à la première de ces trois applications : « Marguerite Duras ou le suicide comme relation ». Envisageant succinctement le suicide et la figure du suicidaire dans différentes œuvres durassiennes, Schwarze montre dans un premier temps que chez Duras, le suicide est relationnel et qu’il « resserre les liens au 256point de se mettre au service de l’amour » (85). Or, ce choix d’un suicide au cœur des relations entre personnages traduirait « le rôle que le suicide a joué dans les relations que Duras a elle-même entretenues non seulement avec son entourage, non seulement avec son propre personnage, c’est-à-dire avec elle-même, mais surtout avec son écriture ? » (87) La solitude de l’écriture amène en effet l’écrivaine à être en dialogue avec le suicide. « Écrire revient à perpétuer le suicide » analyse ainsi Schwarze. Quant au lecteur et aux autres, ils sont mis à mal par la « réalisation du soi que permet l’écriture » (89) : se donnerait à voir une sorte de « suicide des autres » (89). Dans un second temps, Schwarze se concentre sur l’analyse du Vice-consul : les trois personnages – Anne-Marie Stretter, le vice-consul et la mendiante – « aiguisent réciproquement leur tendance suicidaire » (91), cherchant non seulement à tuer les autres mais à se faire tuer par eux. Ce sont encore l’auteur, le texte et le lecteur qui sont pris dans ces relations suicidaires, par le biais de l’allégorisation du texte et de son avancée perceptible à travers la mendiante. Ainsi, « ce que Duras a construit, c’est un texte qui n’a plus besoin d’elle » (93). Le texte s’engendre lui-même, confrontant Duras à une posture suicidaire. Quant au lecteur, « exposé à la violence du texte, [il] reste en dehors du livre » (94), celui-ci se repliant sur lui-même. Le lecteur consent en quelque sorte à sa propre éviction, « contraint à participer à ce qui le dessaisit de lui-même, à accepter d’être privé de lui-même, en un mot, de se “faire suicider” » (96). Bien plus, Le Vice-consul cherche à la fois à se passer de son auteur mais aussi à « se fondre en lui pour s’effacer » (97). Ce roman de la rumeur propose encore un texte répété et différé, comme se faisant obstacle lui-même. Enfin, le roman de Duras est creusé par l’absence et le vide à l’image du personnage du vice-consul, « élément ostensiblement absent du livre qui s’y écrit » (101). Convoitant le manque et l’absence, l’écriture durassienne « désécrit » le roman et « frôle sans cesse sa propre exténuation » pour reprendre la formule de Bernard Alazet, citée par Schwarze – ce désir d’anéantissement étant livré par le texte au lecteur dans ce qui s’apparente à une relation masochiste. Certes la dimension méta-textuelle et réflexive du Vice-consul a déjà été maintes fois commentée, mais la pensée suicidaire mise au jour par Schwarze en renouvelle assurément la lecture.
Si cet essai paraît admirable quant à l’hypothèse émise, quant aux lectures tant littéraires que théoriques mobilisées et quant à l’analyse souvent très probante, il nous faut néanmoins émettre quelques réserves : 257il semble délicat de regrouper sous l’appellation de « Nouveau Roman » (26) des textes aussi différents que les romans de Beckett, Simon, Semprun, Kateb Yacine, Céline, Genet ou Perec. Les dates de publication, les poïétiques individuelles sont difficilement conciliables et ne relèvent pas toutes du Nouveau Roman stricto sensu. Par ailleurs, l’hypothèse, fort séduisante au demeurant, proposée par Schwarze, repose sur une analogie entre le suicidaire et les différentes instances de la littérature (auteur, texte, lecteur) qui connaît peut-être ses limites avec la figure du lecteur, dont l’analyse est somme toute assez succincte et continue d’interroger. En définitive, l’essai de Schwarze propose des analyses stimulantes qui relancent le paradoxe d’une posture suicidaire (du lecteur critique ?) à la vitalité féconde. Le suicide n’est pas passé, il est plutôt « passeur d’idées pour dire le roman » (80), telle est la belle réponse de Clara Schwarze à la question posée dès le titre de son essai. Il est aussi expression d’un élan vital, « l’écriture ne s’établi[ssant] pas contre le suicide, mais en le convertissant en vitalité » (83).
Sylvie Loignon
Université de Caen Normandie – Laslar UR 4256
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Vincent Tasselli, L’Union des contraires chez Marguerite Duras. Une tentative désespérée jusqu’au bout de l’échec, Université de Nice-Sophia Antipolis, L’Harmattan, THYRSE no 19, 2022, 290 pages.
Vincent Tasselli se livre dans L’Union des contraires chez Marguerite Duras à une lecture inattendue des fondamentaux durassiens, vus de l’autour. Il choisit de se situer au plus près de l’assertion de l’auteur 258du Camion, « tout est dans tout ». Ouvrage oxymorique et foisonnant, il réfère au symbolisme et au mysticisme tout en gravitant autour de l’androgynie.
Au plus près, et vus de l’autour ? La contradiction, assumée, en est le maître d’œuvre quand, par exemple, Elizabeth et Sabana accèdent à la folie bien que le critère féminin de la folie soit l’éternelle jeunesse. Sont unis des contraires tels qu’une « esthétique de la catacombe » (12), une « spectaculaire vidange » (19), un mysticisme omniprésent, à savoir « un déisme sans dogmes » (65).
Pour bien lire Duras, il resterait dès lors à ne pas sombrer dans « une élucubration subjective » (15). Mais que faire de ce foisonnement où, en outre, « les scarifications du silence blessent […] l’écriture » (13) ? Union des contraires : lesquels, comment, pourquoi, car si tout est dans tout, les contraires se contrarient-ils encore ?
Dans la première partie, V. Tasselli convoque la Femme, les femmes du cycle indien (toujours être à l’écoute de la Majuscule et des minuscules). Il la situe à l’épicentre de l’Union. La Femme étant vue par l’Homme, le voyeurisme et le vampirisme s’affrontent. Mais grâce à Jean Bedford qui ignore être vu de Lol, l’antagonisme se dissout. Quant à la folie, elle définit non pas les femmes, mais les hommes, l’opposition se délitant avec le vice-consul proche de la féminité. Nous lisons cependant que « les héroïnes ne vieillissent plus, signe de leur folie » (55). La Femme, dans son éternelle jeunesse, relie deux contraires, le passé et le futur. Et l’être androgyne (le vice-consul) met de la Femme en l’Homme ; l’androgynie est en embuscade. Le sceau de l’union des contraires est le doute que partagent A.M. Stretter, en noir, et le vice-consul, en blanc. Par-delà les personnages féminins du cycle indien se profile la Femme durassienne, union absolue des contradictions qui donne à voir en même temps son absence et sa présence. Bien que la maternité ne définisse pas la Femme, « la mère est une figure si riche qu’elle unit toutes les contradictions » (59). Duras est désenchantée et cela l’enchante. Mais V. Tasselli l’annonce : changeons notre point de vue et voyons le cycle indien comme « l’aboutissement de la trilogie du refus » (87).
Un tel projet donne à comprendre, dans la deuxième partie de l’ouvrage, que « le désenchantement politique […] s’impose […] à l’imaginaire » (91). En effet, la politique – le communisme, la Shoah, mai 68 – nourrit le désespoir qui influence la politique scripturale. Refus 259et passivité frappent alors Duras jusqu’à ce que le désespoir devienne gai (le « gai désespoir » d’Outside) et que « l’écriture se modifie » (96).
La lecture d’Abahn Sabana David fait dire à V. Tasselli que « l’ombre de la dictature recouvre l’espace du livre […] » (99). « La trilogie du refus est sur le point de surgir » (96). Les personnages deviennent libres, la force du refus neutralise les dangers du monde et la « métaphysique enjouée du vide » (113) surgit, dans Détruire dit-elle, du jeu de cartes. Abahn Sabana David, Détruire dit-elle, L’Amour : « la destruction capitale » est en marche et une nouvelle trilogie se forme : le Juif, le Fou et l’écrivain. Certes, nous pourrions apercevoir une contradiction entre la Femme, les femmes ; le Juif, les juifs ; le Fou, les fous : la singularité plurielle doit interroger. Mais ne définit-elle pas le triptyque sous-jacent et mouvant de l’œuvre ? « La folie assure une réalisation mystique » et l’écrivain lui-même inscrit sa réussite « au cœur même de l’échec » (136). « Point nodal » de la révolte, « le Juif représente […] la destruction rêvée » (147). En outre, avec le chien, il représente l’innocence. Une nouvelle trilogie se forme avec le Juif, le Fou et l’écrivain : le Juif, visage de « l’insoumission », le Fou en « intermédiaire » (152) et l’écrivain en exprimant son propre rapport à l’écriture. L’union mystique peu à peu se réalise par le rapprochement de figures opposées. V. Tasselli relève des dualités, des triangles et des carrés : l’enfant divin est hermaphrodite, le Christ reconquiert l’unité en devenant mi-Homme mi-Femme, le triangle (L’Amour) et le carré structurent désormais l’écriture. Le « Juif, associé aux symboles du double, de l’Androgyne, du triple et même du quadruple, esquisse les contours d’une illumination mystique qui aboutit au silence » (181). « Duras a tout détruit et s’en délecte » (183).
Dans la dernière partie, la mer est d’abord présentée comme personnage à part entière de L’Amour. La mer, la mère, le marécage pour l’une, la folie pour l’autre et le symbole se trouble, toutes deux charriant la mort. Mais l’union des contraires advient à nouveau car « l’eau unit les contraires », « la mer durassienne est une mer juive » (194). La forêt ensuite, qui est le tout, l’arbre étant l’homme. L’image est androgynique et en appelle à l’inconscient. L’arbre exprime l’unité réalisée. La forêt symbolise la liberté individuelle. « Désenchantement enchanté » (204) de Duras, « les Fous sont les fruits de l’amour, l’androgynique union des antagonismes ». Puis le delta, qui évoque « la résorption des contraires » (215). Ce lieu de la lutte des eaux avec la terre est phallique et par sa forme 260triangulaire renvoie à la vulve. Le frère et la sœur, amants, deviennent un inceste positif. Enfin la musique (Bach), l’incendie, l’orage – « union du ciel et de la terre » (232) –, le feu, union du masculin et du féminin, « androgyne sacré » (237). Tout concourt à faire de Duras un « poète mystique » (240).
Pour conclure, V. Tasselli rappelle la volonté durassienne de réunification des contraires ainsi que son écriture « foncièrement mythique » (243). Puis il dresse un panorama de l’évolution créatrice de l’auteur : films, entretiens avant le retour à une forme plus traditionnelle. Vincent Tasselli le dit : sa lecture est une porte ouverte.
Maud Fourton
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16974-1
- EAN : 9782406169741
- ISSN : 0035-2136
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16974-1.p.0247
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/05/2024
- Périodicité : Mensuelle
- Langue : Français