Reviews
- Publication type: Journal article
- Journal: La Revue des lettres modernes
2023 – 9. L’Homme précaire et la Littérature - Authors: Lantonnet (Évelyne), Doudet (Sophie), Thompson (Brian), Geffray (Marie), Pliaka (Konstantina), Tame (Peter)
- Pages: 265 to 286
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: André Malraux, n° 16
Stéphane Lambert, Visions de Goya,Arléa, coll. « La rencontre » (Prix André Malraux 2019, catégorie « Essai sur l’art »), 2019, 107 p.
J’ai rencontré Stéphane Lambert un soir dans une médiathèque proche de Chambord, château où il était artiste en résidence. Il présentait l’ouvrage qu’il était en train de composer, consacré à la peinture comme ses précédentes publications.
Ce qui frappe d’abord, ce sont ses mains, de grandes mains expressives, vivantes, des mains qui soutiennent la parole, peut-être la font naître. À mesure qu’il expose pourquoi la peinture tient une telle place dans sa vie, il donne l’impression de dialoguer avec les tableaux comme s’il s’agissait de personnages ; il les rend présents. L’émotion qu’il ressent face à ces toiles relève de l’étonnement ; il semble accorder grande importance à la rencontre avec l’œuvre, à l’impact qu’elle a sur lui ; il évoque moins celui qu’il a sur elle.
J’ouvre Visions de Goya : le livre est mince, ponctué de quelques illustrations en couleurs, aéré, comme pourrait l’être un poème. Que retrace-t-il au premier abord ? Sur une centaine de pages s’égrène un récit de voyage tout entier dévolu à Madrid. Page 23, l’avion se pose ; à la page 127, il est question de « prendre le chemin du retour ». À quelles fins ce déplacement ? L’objectif est énoncé sans ambiguïté : « Je suis là pour revoir les murs dépiautés de la maison du sourd ».(24) Les déambulations dans Madrid et ses environs répondent à ce projet, affirmant une prédilection pour un lieu symbolique – le Prado – autour duquel le voyageur ne va cesser de graviter. Une première exploration lui permet de découvrir les cartons de tapisserie au second étage, puis la galerie centrale où sont exposés les portraits de la famille royale ; une deuxième visite le conduit au centre de la quête : « Les peintures noires nous yvoilà. » (65), avant que ne soit dévoilé, après un dernier détour, Le Trois mai 1808. Deux visites complètent cette exploration : le narrateur se rend à l’Académie des Beaux-arts San Fernando, où il médite sur l’autoportrait ; gagnant la périphérie, il va se recueillir sur le lieu de sépulture de Goya, l’Ermitage San Antonio de la Florida. Le 266texte se construit sur un schéma répétitif : visite, éloignement, retour au musée. Le cheminement est soumis à une force centripète de plus en plus intense : le Prado exerce une force d’attraction, et à l’intérieur de ce creuset les peintures noires aimantent toute la réflexion. Redoublement donc, pour parvenir au cœur des choses et phénomène troublant : plus l’esprit s’approche de ce point aigu qui pourrait être révélation, moins il comprend les phénomènes qui se produisent. « Les peintures noires de Goya continuent de se dérober à une lecture raisonnée et rassurante. » (105) Si la recherche doit se poursuivre, les connaissances et le pouvoir d’analyse n’y suffiront pas. Contemporaine des Lumières, l’œuvre de Goya ne peut s’appréhender du point de vue de la raison.
Il semble donc nécessaire de procéder autrement. Le début du récit, à la fois préambule et prologue, qui initie le lecteur avant de marcher et de dire, avance un élément cardinal, le sous-titre : « L’éclat dans le désastre ». Cette formule proche de l’oxymore peut faire écho au recueil d’eaux-fortes Désastres que, dans la lignée de Jacques Callot, Goya consacre à la guerre à partir de 1810. Par ailleurs, elle n’est pas sans rappeler « le soleil noir de la mélancolie »évoqué par Nerval dans El Desdichado. Chez Goya, la noirceur ne désigne pas seulement la guerre, elle convoque le monde des profondeurs, tréfonds ou abîmes, ce que Freud ne tardera pas à appeler “l’inconscient”. Cet abîme joue sur les deux dimensions : temporelle, dans la mesure où il renvoie aux « temps immémoriaux » ; spatiale, parce qu’il coïncide avec le ça et tout ce qui a été refoulé. L’abîme est donc collectif et individuel, source de terreurs et de créativité. De son ombre menaçante l’artiste peut faire jaillir la lumière, jusqu’à l’éblouissement.
Cette opération qui consiste à tirer la lumière de l’ombre, comme l’alchimiste cherchait la transmutation des métaux en or, engage le lecteur à s’arrêter au titre de l’ouvrage : Visions de Goya. Outre la première de couverture, l’expression se répercute tout au long du périple, qui prend une valeur spirituelle (25, 46, 93). Le substantif au pluriel “visions” se veut d’entrée de jeu ambigu : il réfère aussi bien à la perception du monde et de lui-même à laquelle accède Goya qu’aux conceptions que l’on peut avoir de son œuvre. Dans le premier sens se glisse à la fois ce que l’artiste voit, mais aussi ce qu’il croit voir avec la dimension surnaturelle et fantastique, qui se déploie par exemple chez Füssli. Dans le second, il est probable que s’entrecroisent plusieurs 267interprétations, faisant de l’œuvre peint et gravé des dernières années un testament polysémique.
Cette superposition des visions chez l’artiste, puis entre l’artiste et l’observateur, laisse à penser que la déambulation n’a rien de gratuit ou de purement aléatoire et qu’elle est sous-tendue par des enjeux cachés. Peut-être convient-il de revenir sur une pause ménagée dans le récit : la visite à l’Academia de San Fernando (46-64). Ce détour, qui échappe à la mainmise des peintures noires, est peut-être à même de livrer quelques clefs. Premier indice : au « je » initial du narrateur se substitue un « nous » englobant le lecteur : « Ouvrons le bal. »(47) Au cours des pages suivantes, quels repères seront mis à jour ? Deux strates semblent se partager les pages de cet excursus : d’une part se poursuit la dialectique de l’ombre et de la lumière ; d’autre part un thème nouveau s’introduit en force, escorté d’illustrations : l’autoportrait. Trois images ponctuent ce périple à San Fernando : L’Autoportrait dans l’atelier (47) ; L’Autoportrait avec le docteur Arrieta (51) ; L’Autoportrait de 1815(55). C’est dans ce dernier, « face à face avec lui-même », que s’équilibrent la clarté et l’ombre, le visage éclairé se disposant à pénétrer l’énigme de l’ombre.
Le narrateur entre en dialogue avec l’autoportrait de Goya flanqué du docteur Arrieta, dont il affirme qu’il est « l’une des images les plus fascinantes de l’histoire de la peinture ».(50) À en croire la netteté de la représentation, ce tableau serait d’abord un portrait du médecin et accessoirement une vue de son patient Goya ; mais il peut aussi être interprété comme une saisie de soi-même, aux frontières de la maladie ou de la mort, une projection d’une absence à soi-même, d’autant plus remarquable que l’artiste s’appréhende yeux fermés. Peut-être est-ce en abandonnant le pôle de la réalité qu’il parvient le plus efficacement à rendre son absence qui se manifeste dans le monde. Le commentaire imaginaire du peintre : « Je ne suis jamais moi, je suis ce que je traque et que j’ignore »peut être entendu avec les deux valeurs de “je suis” – être et suivre – ; quant au “je”, il peut aussi devenir double, désignant l’artiste et pourquoi pas le narrateur ? Dès lors, n’est-il pas envisageable que les deux quêtes se superposent ? Comme Goya s’est peint avec le Docteur Arrieta, le narrateur se place au côté de Goya pour tenter de devenir comme le témoin de lui-même, de s’objectiver, le livre prenant l’aspect d’une poursuite à la fois essentielle et vaine : « Je suis cette illusion impossible à atteindre ».
268Cette adéquation entre le narrateur et Goya prend tout son sens dans les pages finales, lorsqu’entre en scène la figure emblématique de Saturne. Comme Verlaine, le narrateur se présente « esprit mélancolique »(123) sous l’influence de Saturne. Voué à la destruction comme à la création, à la fin et au commencement, l’artiste infiniment se met à mort et se régénère. S’esquisse une réponse double : la vérité, s’il en est, est à trouver en soi et hors de soi. Ce voyage sur les traces de Goya aura permis de mettre à jour un fragment de vérité : « Créer, (…) c’est s’effacer dans l’éclat laissé. »(126) L’éclat, c’est donc le livre ; qu’importe le désastre !
Pour cet ouvrage, Stéphane Lambert a reçu le Prix André Malraux en 2019. L’auteur des Voix du silence a consacré deux ouvrages au peintre espagnol : en 1947, une première étude Dessins de Goya au musée du Prado ; en 1950, un essai, Saturne. Le Destin, l’Art et Goya.C’est dire que Goya tient une place particulière dans le Panthéon des artistes que l’essayiste veut promouvoir. Sur quels points les regards de Malraux et de Stéphane Lambert convergent-ils ? Tous deux observent une filiation entre Rembrandt et Goya, comme peintres maudits, comme explorateurs de l’âme humaine, à travers l’autoportrait. Ils en font deux expérimentateurs de génie, deux figures qui par excellence conçoivent leur art comme une recherche infinie, stimulée part un besoin de spiritualité. Plus largement, chez les deux commentateurs, l’art joue un rôle déterminant : si la condition de l’homme reste partiellement au moins en proie aux ténèbres, la création éclaire la part d’énigme que chacun porte en soi.
Quelles divergences se font jour ?
D’abord une différence de conception. Chez Malraux, l’accent tragique est beaucoup plus prégnant. L’essayiste place Rembrandt et Goya dans un groupe d’artistes et de penseurs qu’il appelle « les prophètes de l’irrémédiable », comprenant entre autres Pascal et Nietzsche. L’artiste devient le héros d’une geste tragique : il a pour vocation de lutter contre le Destin. Dans Visions de Goya, cette inflexion tend à décroître. Selon Stéphane Lambert, la vocation première de l’artiste n’est pas tant d’affronter l’adversité que de changer de regard sur ce qui le détermine. Il s’agirait de s’absenter de soi-même pour se regarder objectivement, non pas de manière impartiale, mais comme si l’artiste lui-même était placé sous le regard d’un autre. Il n’aurait donc non pas à s’inventer, mais à inventer un regard nouveau sur ce qu’il peut être.
269Ensuite une différence de réalisation. Malraux rédige un essai, Stéphane Lambert compose un récit qui, suivant les pages, rejoint la méditation ou le poème. Malraux aborde Goya avec un savoir écrasant qui a accumulé des siècles de civilisation ; dans Visions de Goya, l’auteur cherche au contraire à se défaire de ce qu’il sait pour sentir avec justesse ce qu’il ressent. Plus qu’un parcours mental, ce périple se veut une expérience sensible. Il a l’attrait d’une déambulation, il est aussi quête, quête dont l’objet n’est pas vraiment fixé, dont il n’est pas grave qu’elle aboutisse véritablement.
Entre les deux scripteurs, une filiation spirituelle, mais aussi une indépendance du regard et du style.
Sur les traces de son aîné, le plus jeune propose en somme une métamorphose de l’imaginaire.
Évelyne Lantonnet
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Martine de Rabaudy, À l’Absente, NRF, Gallimard, 2019, 160 p.
Le 14 mars 2016, Florence Malraux apprend qu’elle est atteinte de la maladie de Charcot. Elle s’éteindra deux ans plus tard en octobre 2018. Durant ces deux longues années, Florence a été accompagnée par de nombreux amis parmi lesquels la journaliste et essayiste Martine de Rabaudy. En accord avec Florence qui relira son manuscrit attentivement, elle décide de faire tout à la fois le portrait de son amie et le récit de son combat contre la maladie. Intitulé À l’Absente, l’ouvrage n’est ni tout à fait une biographie, ni seulement le journal d’une courageuse mais vaine résistance à la mort : il est en revanche un hommage émouvant, qui peut parfois déranger mais reste toujours juste et digne. Un beau livre assurément réussi.
270Le fil conducteur de l’ouvrage est dans son ensemble chronologique même s’il procède par touches successives. L’auteure retrace les grandes étapes de la vie de Florence Malraux : l’enfance durant la guerre entre fuite et résistance, la jeunesse auprès de la volontaire mais envahissante Clara et du distant mais attentionné André, ses activités chez Gallimard puis à L’Express, sa rencontre avec Françoise Sagan, sa relation avec Alain Resnais, les tournages de films, la passionnante vie culturelle des années 60, la rupture avec Malraux lors de la signature du manifeste des 121 puis leurs retrouvailles à la mort de Gauthier et Vincent, les amitiés fidèles et généreuses, les lectures innombrables, l’amour de la musique et du cinéma… Le livre offre le portrait dense d’une femme généreuse et engagée qui aura passé son existence entière à accompagner les grands artistes de son temps. Le portrait d’une immense travailleuse et d’une lectrice infatigable qui n’a eu de cesse que d’aider les autres à créer, tout en restant dans leur ombre. L’ouvrage entre aussi dans les détails minuscules qui font les vies riches et attachantes : l’élégance des tenues, ses préférences pour Bergman, La Fêlure de Fitzgerald, Bach, la couleur blanche ou la tourte aux herbes… Les amoureux de Malraux y retrouveront bien sûr la grande figure de l’écrivain et celle d’un père plus présent qu’on ne l’aurait imaginé grâce à des lettres peu connues. Le livre révèle surtout combien Florence et André ont en commun un sens de la répartie et un humour qui ne baissent jamais la garde même face au tragique. Florence avoue ainsi préférer entre tous, les derniers mots écrits par son père à l’hôpital (« Ce devrait être autrement ») tandis qu’elle constate avec dérision en apprenant sa maladie « Mon père aurait pu me transmettre son génie à la place de ses faiblesses neurologiques ».
Mais c’est aussi toute une époque qui se dessine au fil de la vie de Florence, de l’après-guerre aux années 2000, sous la plume précise et cultivée de Martine de Rabaudy : les films de Resnais, le tournage de Jules et Jim, Jeanne Moreau, Hemingway, Duras, Queneau, Genet, Kundera, Semprun et bien d’autres encore, les étés solaires à La Mente, la maison nichée dans le massif des Maures, la guerre d’Algérie, mai 68… jusqu’à rejoindre les deux dernières années de lutte. L’auteure propose une profonde réflexion sur la mort qui entre parfois en écho avec le Lazare de Malraux et plus souvent avec des textes contemporains lus avec passion par Florence, comme Le Lambeau de Philippe Lançon et le Journal de Matthieu Galey, mort lui aussi de la maladie de Charcot. À 271l’Absente parvient alors à demeurer sur la difficile limite de la pudeur en évoquant avec une précision sans complaisance les souffrances endurées par Florence en les mettant en rapport avec d’autres témoignages tout aussi poignants. La littérature semble ici plus que jamais jouer son rôle d’anti-destin : elle éclaire, accompagne, console peut-être et métamorphose assurément. Grâce à de superbes citations ou évocations littéraires, l’ouvrage fait entendre les voix de Dostoïevski, Proust ou Sandor Márai mais également la musique de Mozart, de Haydn et de Bach, toutes ensemble mêlées aux souvenirs des morts et de vivants. Le livre n’est pas sans défauts qui sont par avance ciblés par Florence (le côté « patchwork de noms célèbres » et « peut-être une peu trop de père ? ») et il gênera peut-être certains par l’évocation terrible de la débâcle du corps souffrant. Mais il séduira les chercheurs malruciens par quelques lettres et échanges passionnants dont les références exactes auraient pu être données. Il comblera surtout ceux qui attendaient de découvrir ou de redécouvrir la grande femme que fut Florence Malraux, enfin sortie de « l’ombre portée de ses parents et des amis en habits de lumière ». Il convaincra sans nul doute les malruciens et tous les autres que face à l’oubli et la mort, il ne reste jamais que des mots et des livres.
Sophie Doudet
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Joseph Jurt, La Réception littéraire en France et en Allemagne. André Malraux, Georges Bernanos, Émile Zola, Günter Grass, L’Harmattan, 2020, 266 p.
La sortie de ce volume chez Harmattan me donne l’occasion, ancien germaniste que je suis, de renouer contact avec un collègue allemand dont j’avais fait la connaissance aux premières Décades de Cerisy sur 272Malraux en 1988. Joseph Jurt reprend, d’ailleurs, sa communication de Cerisy dans ce volume1. À Cerisy j’avais pu apprécier sa perspicacité, la rigueur de ses recherches, et la pertinence de ses analyses. Rien dans cette collection d’études, plus variées que le titre de l’ensemble ne laisse présager, ne vient démentir ces appréciations, bien que ma propre formation de comparatiste ne me porte pas tellement à de telles études de réception littéraire ni à des études strictement comparatistes de la sorte.
Mon attente était donc mitigée, mais au fil de ces études réunies, je n’ai cessé d’apprendre plein de choses que je ne connaissais pas, ou connaissais mal, et que Joseph Jurt s’est donné le mal de fort bien connaître. Il commence par un survol des différentes approches, différentes théories de la littérature qui se sont manifestées au cours du siècle dernier, au point parfois, à mon avis, de remplacer l’objet de leur théorie par la théorie elle-même. L’étude de la réception littéraire est en général restée le parent pauvre parmi elles, et il s’efforce de démontrer que c’est un vrai appauvrissement pour nous, lecteurs. Elle peut nous aider à mieux apprécier son objet au lieu de l’offusquer ou de le remplacer. Il présente entre autres deux théoriciens allemands que je ne connaissais pas : l’angliciste Wolfgang Iser et le romaniste Hans Robert Jauss. Ce dernier visait à « restaurer l’historicité du fait littéraire, bannie par l’analyse immanente » (12), entre autres par l’étude de la réception. C’est cette approche qui inspire, et très heureusement, les présentes études de Joseph Jurt2. Jausse « s’insère dans la tradition de la tendance philosophique dominante en Allemagne : l’herméneutique ; celle-ci souligne l’importance du sujet et de la situation historique lors du processus de perception (contre l’objectivisme) et érige la tradition (des interprétations antérieures) en catégorie transsubjective (contre le subjectivisme) » (12).
La démonstration que mène Jurt porte entre autres sur la réception en France de Malraux, surtout de ses Conquérants,ainsi que de Bernanos, 273centrée sur Les grands cimetières sous la lune et Monsieur Ouine. Il a établi comme une banque de données de tous les articles et recensions critiques parus dans 38 journaux ou revues, catégorisés par leur tendance idéologique. Il en a établi neuf catégories, allant de l’extrême droite à la gauche communiste. C’est déjà un exploit et assez éclairant en soi.
Les Conquérants, surtout pour un premier roman, a suscité un intérêt considérable sur tout l’échiquier des tendances politiques. Dans l’ensemble, il n’a pas été vu comme un livre « défendant ou illustrant une orthodoxie communiste ; quelques rares critiques ont parlé d’une vague sympathie pour les révolutionnaires ; des critiques de droite ont cru pouvoir y déceler la confirmation de leur image négative de la Révolution ; la presse communiste n’a pas manqué de critiquer le roman pour sa déviation individualiste » (72).
C’est surtout dans des revues d’intellectuels que sortent des critiques de fond sous la plume de pointures telles que Gabriel Marcel [Europe nouvelle], Marc Chadourne [La Revue européenne], André Harlaire [La Vie intellectuelle], Denis Marion [dans la revue bruxelloise Variétés], Daniel-Rops [Europe]ou Bernard Groethuysen [la NRF]. Beaucoup de ces critiques pensent que ce roman reflète l’expérience vécue de Malraux, méprise que Malraux et Grasset entretiennent délibérément3. Les expériences asiatiques personnelles de Malraux dataient de son temps en Indochine, mais le roman est quand même salué à juste titre comme une « documentation sensationnelle » et « un reportage puissant » (61).
Un grand nombre de critiques posent le problème du genre de ce livre : reportage, roman, autre chose ? Pour Gabriel Marcel, ce livre pose un problème d’« ordre essentiellement spirituel » (65) ; comme pour Denis Marion, il entend retracer « l’aspect que pouvaient prendre chez certains hommes, à la faveur de ces événements, quelques tourments éternels » (66). Le personnage de Garine est analysé sous toutes les coutures, selon l’orientation du critique. Jurt en fait le tour de façon magistrale et montre à quel point ce premier roman de Malraux « devient le foyer, 274le point de cristallisation, la plate-forme des confrontations, des idées et des préoccupations d’un moment » (79-80).
L’étude la plus percutante, et même émouvante pour moi, est sans doute celle sur Les grands cimetières sous la lune devant la presse française en 1938 (81-121). Jurt étudie en profondeur, sans parti pris, les échos dans la presse de huit tendances idéologiques différentes, suscités par ce texte brûlot de Bernanos, texte basé sur son expérience de témoin oculaire des massacres fascistes à Mallorque. Ancien monarchiste et camelot du roi qui se battait dans la rue, jeune homme, pour la bonne cause, Bernanos témoigne en tant que croyant et catholique, pour lui ce ne sont pas de vains mots. À la grande surprise de maints critiques, son texte est un vrai « J’accuse » pour la prétendue « croisade » franquiste. L’Action française, parmi d’autres, essaie de discréditer l’homme, « incapable de concevoir un enjeu moral – la vérité, la justice – qui pousse Bernanos à transcender les antagonismes politiques » (87). Jurt cite un beau texte de Mauriac, dans Temps présent : « Deux témoignages demeurent, entre tous ceux qui ont été donnés depuis deux ans, celui de Gide et celui de Bernanos, qui n’ont pas reçu de réponse, qui ne seront pas réfutés et devant lesquels l’adversaire hésite entre l’insulte et le silence. Gide, communiste, a nié que le régime de Staline fût le régime de la justice. Bernanos, catholique, a chassé le crime de cette ombre où il s’était tapi, au pied de la Croix. » Et Jurt de commenter : « Pour Mauriac, ce n’est pas un hasard si ces deux témoignages viennent de très grands écrivains, car “le talent est ennemi du mensonge […]. La vocation d’un écrivain est d’atteindre le vrai” » (100). Pour La Lumière, journal rationaliste et de libre-pensée, l’accent de ce témoignage est celui des prophètes, « de ces grands chrétiens clamant dans le désert » – c’est paradoxalement un journal de libre-pensée qui doit rappeler cette donnée ! Bernanos a la « rage d’un Léon Bloy et la pitié prolétaire et paysanne d’un Péguy » (106). Même Aragon et Nizan, du côté des communistes, se rallient à ce texte de polémique chrétien qui restera, pour Aragon, « la pierre angulaire du réquisitoire que la postérité dressera contre les bourreaux du peuple espagnol » (118).
Bernanos voulait concilier les hommes de bonne volonté et signe, peu avant la sortie des Cimetières, le Manifeste des Treize avec Aragon, Chamson, Colette, Guéhenno, Malraux, Maritain, Mauriac, Montherlant et Schlumberger : « Devant la menace qui pèse sur notre pays et sur l’avenir de la culture française, les écrivains soussignés, regrettant que 275l’union de tous les Français ne soit pas un fait accompli, décident de faire taire tout esprit de querelle et d’offrir à la nation un exemple de leur fraternité » (Ce soir, 20 mars 1938) (120).
Jurt mène aussi des études sur « Transfert culturel et traduction » ainsi que sur « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », s’appuyant entre autres sur une conférence prononcée sous ce titre à Fribourg par Pierre Bourdieu en 1989 (167).
Jurt étudie ensuite la réception de la littérature française en Allemagne, centrée sur Malraux et Zola, et considère le transfert culturel entre les deux pays. Il note l’intérêt décroissant des éditeurs et des lecteurs allemands pour la littérature française, au point de se demander dans quelle mesure on va continuer à lire le français et l’allemand, devant l’emprise croissante de l’anglais. Il montre qu’à son époque, Zola avait rencontré une audience massive auprès du « grand public » allemand, curieux d’une littérature plus « moderne », mais une réticence de la critique et des écrivains attachés aux standards littéraires (179).
Dans une étude sur « Malraux en Allemagne : Traductions, réactions critiques », par contre, on apprend qu’il y a eu un décalage moyen de neuf ans entre la publication en France et sa traduction allemande. Malraux a été édité avec des tirages nettement moins forts que, par exemple, Camus : quelque 100.000 exemplaires de La Condition humaine contre les 300.000 de L’Étranger en 1973 ou même les 673.000 de La Peste (200).
Dans les années cinquante, on a accordé à La Condition humaine une actualité politique : démystification de la Révolution et recherche de valeurs humaines. Quand le roman paraît pour la première fois en RDA, en 1972, on interprète le dénouement à l’instar de la critique ouest-allemande comme une résignation (204). L’Espoir, paruen 1954, rencontre un certain écho mais est surtout lu comme la défense des intérêts d’un intellectuel contre la discipline de parti (204). Antimémoires, paru en 1967-1968, marque un regain d’intérêt pour Malraux, bien qu’un journal influent de droite, Die Welt, dénonce l’œuvre de Malraux comme « un amas de mystification dont la survie littéraire ne serait guère assurée ». L’un dans l’autre, Jurt estime que Malraux n’a pas (encore) eu en Allemagne l’accueil qu’il était en droit d’attendre (205).
Une dernière étude porte sur le dernier roman du « trouble-fête » allemand, Günter Grass, Toute une histoire (1995), qui a créé un énorme événement littéraire, social et même politique en s’attaquant à la façon dont 276les deux Allemagnes ont été réunifiées. Le roman et son auteur ont subi un « éreintement systématique » auprès de la critique de tous les bords.
Ce volume solide et hétéroclite vaut largement le détour pour les Malruciens, mais pas seulement. Je vous le recommande chaleureusement. Sa lecture n’est toutefois pas sans risque : vous risquez en effet de devoir élargir vos perspectives, désapprendre certains acquis, et apprendre des choses jusqu’alors totalement inconnues. Mais quand l’on n’apprend plus, on est mort. Bonne lecture !
Brian Thompson
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Henri Godard, Céline et Cie. Essai sur le roman français de l’entre-deux-guerres. Malraux, Guilloux, Cocteau, Genet, Queneau, Gallimard, 2020, 272 p.
Comme l’indique le titre de son essai, Henri Godard cherche à insérer l’œuvre de Céline dans son contexte historique, et plus particulièrement au sein d’une génération de romanciers dont il définit l’unité, malgré des œuvres très disparates, par une même quête existentielle : « une génération marquée par des traits qui la distinguent de celles qui ont précédé et de celles qui ont suivi » (81).
De fait, durant l’entre-deux-guerres émergent des écrivains qui ont tous connu la première guerre mondiale, comme soldat ou à l’arrière, mais en partageant ce sentiment de l’effondrement d’un monde. Le roman s’affirme alors comme possibilité d’en explorer les conséquences sur un plan philosophique et métaphysique. Cependant, pour décrire ce « malaise par rapport à la société » (85), cette interrogation existentielle laissée sans réponse, le roman traditionnel – à la Balzac – ne suffit plus. Ces romanciers des années 1930 ont en commun de donner aux notions de personnage et d’histoire un nouveau contenu.
277Henri Godard distingue ainsi Céline, dont la manière nouvelle d’écrire cherche à coller au plus près de la réalité dans une volonté d’exprimer avec justesse l’expérience humaine ; Louis Guilloux, dans son interrogation constante de la vie, nécessairement déceptive ; et André Malraux, sur lequel il s’attarde plus longuement.
Tout au long de son œuvre, André Malraux mène une quête existentielle, et d’abord à travers sa réflexion sur les arts et les civilisations. Devant les œuvres, l’auteur se met « à l’écoute des résonances existentielles qu’elles font vibrer en nous » (105). Les œuvres d’art jouent donc le rôle de révélateur du malaise européen parce qu’elles renvoient à une « attitude d’interrogation » (121). Les différents points abordés par Henri Godard le confirment :
–L’auteur de La Tentation de l’Occident se montre sensible à la culture comme l’une des formes que prend l’humanité, l’un des « possibles » humains (101). Dans son œuvre de création, elle est volonté de maîtrise du monde.
–Mais le recours au farfelu rappelle qu’il ne faut jamais trop se prendre au sérieux : « ce farfelu est là pour lutter contre l’illusion, à laquelle nous ne demandons tous qu’à nous laisser prendre, d’une société et encore d’un monde en ordre » (115).
–De même, la fascination d’André Malraux pour le polythéisme grec répond à sa certitude que « la raison n’épuise pas le rapport de l’homme au monde » (119) et que l’individu ne peut prétendre maîtriser le cosmos.
–L’œuvre d’art tient donc à la tentative de l’homme de s’affirmer face au monde : l’architecture particulièrement, qui renvoie à l’idée que « les hommes se font de l’univers, d’eux-mêmes et de la relation entre les deux » (124), et signifie « de manière immédiatement sensible la volonté humaine de création, et donc de rivalité avec ce monde, par la déformation imposée aux formes du monde » (131).
–L’Inde, où le surnaturel reste si prégnant, intéresse André Malraux justement parce que ses œuvres ont une fonction éminemment religieuse : seul le regard occidental l’oblige à une métamorphose en art. En Inde, l’œuvre est intégration au monde et lien au sacré, tandis que le Musée imaginaire permet de « témoigner de l’universalité du geste créateur » (143) et de poser l’artiste comme un rival du monde.
278Ainsi, l’œuvre est bien le lieu d’une réflexion existentielle : elle est « poursuite d’un sens » (165). Le roman traditionnel ne peut avoir cette fonction : ce genre n’a plus pour seule finalité de « donner l’illusion de la vie » (156) ; il ne doit plus viser l’imitation, mais la « transfiguration » (158). Certes, le roman ne peut se passer d’histoire, ni de personnage ; mais il ne se limite pas à ces supports, qui ont surtout pour finalité de mettre en œuvre « un imaginaire personnel et le sentiment existentiel dont il procède » (160). À l’origine du geste créateur se trouve toujours « une même conscience de la condition humaine, de ses limites, de ses défis, et la même volonté d’y faire front par le moyen de la création d’une œuvre » (143-144).
Chez André Malraux, comme chez Céline ou Guilloux, la littérature permet bien « la poursuite d’un sens » (165). Cependant, Henri Godard rappelle que, parmi cette génération d’écrivains, d’autres ont fait des choix différents, en donnant à leurs récits une inflexion poétique ou ludique qui questionne le roman traditionnel : chez Cocteau, Genet ou Queneau, le refus de l’illusion constitue une autre forme de réponse au défi posé par le bouleversement majeur qui traverse cette époque, ouvrant ainsi la voie au Nouveau Roman d’après-guerre.
Marie Geffray
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Jeanyves Guérin, Littérature du politique au xxe siècle. De Paul Claudel à Jules Roy, éd. Honoré Champion, coll. « Littérature de notre siècle », 2020, 264 p.
Dans son ouvrage, Littérature du politique au xxe siècle, Jeanyves Guérin revient sur la notion de littérature engagée : dans ce recueil dont les 279chapitres reprennent les titres d’anciens articles de l’auteur, publiés dans différents ouvrages et revues, mais remaniés ou enrichis, le rapport entre la littérature et l’engagement est étudié à la lumière du politique. Jeanyves Guérin “revisite” les textes, réétudie les événements en reprenant ses réflexions sur les œuvres des écrivains jadis considérés comme engagés, des écrivains dont l’engagement n’aurait jamais constitué une “affaire littéraire”. Roman, théâtre, chronique et écrit autobiographique entrent en réexamen ayant comme seul objectif celui d’une relecture « pragmatique », à la fois contextualisée et actualisée. De Tête d’or de Paul Claudel, sympathisant anarchiste, jusqu’au témoignage courageux et dénonciateur de la torture dans La Guerre d’Algérie de Jules Roy, Jeanyves Guérin, suite à une analyse fine, saisit l’enracinement profond du politique dans les écrits littéraires, repère l’esprit critique et l’allusion se nichant derrière les mots. Les écrivains et leurs écrits défilent dans l’ordre choisi par le professeur, chronologique surtout, mais aussi significatif dans sa recherche minutieuse. Il est important de dénicher ces « silences » du récit, de la pièce ou du reportage, silences pourtant bruyants, unissant le passé et le présent historique (Anatole France, Jean Anouilh), le modèle politique (Paul Claudel), l’apport de la Résistance et de la guerre (Jean Anouilh, Jacques Perret, Jean Guéhenno, Jules Roy), le scepticisme envers le progrès (Jean Giraudoux, Roman Gary) et les « bas-fonds » de l’idéologie (Jean Paul Sartre, André Malraux). Si nous nous demandons sur la raison de l’absence d’Albert Camus de ce recueil, l’écrivain la justifie habilement, lui ayant consacré « outre divers articles, trois ouvrages dont un est sous presse » (25). En revanche, André Malraux y revendique une présence renforcée : deux de ses romans, La Condition humaine et L’Espoir, y ont une place singulière comme reflétant l’« entre-deux » idéologique dans l’univers brumeux de la littérature. Le livre nous propose donc une relecture de certaines œuvres qui concilient écriture et engagement, littérature et politique, au moment où le terme de « littérature engagée » n’appartient qu’à une époque révolue. Si, dans Art nouveau ou Homme nouveau. Modernité et progressisme dans la littérature française du xxe siècle (2002), Jeanyves Guérin souligne la « déconnexion entre le progressisme politique et la modernité esthétique » (328), à partir de 1975, établissant une distinction entre littérature engagée et littérature de l’absurde, dans Littérature du politique au xxe siècle, il reprend « la question de l’engagement à partir d’œuvres précises et appartenant à plusieurs genres, roman, 280pièce de théâtre, reportage, journal » (24). Réunissant des œuvres qui portent les traces d’une réflexion politique intrinsèque, le professeur émérite de la Sorbonne prend en considération les penchants et les sympathies politiques des écrivains, mais aussi toutes les particularités historiques au moment de la conception, de l’écriture et de la réception de ces œuvres. Dépassant largement la dichotomie entre engagement et désengagement, s’éloignant de clivages politiques, de partis pris de gauche ou de droite, les articles de Guérin ici explorent une écriture qu’on oserait appeler simplement « impliquée politiquement et collectivement ». Les œuvres sur lesquelles Guérin plonge son regard scrutateur se situent au-delà de toute opposition périmée et de considération bipolaire de type « art engagé vs l’art pour l’art » et « propagande vs formalisme ». Il le note clairement dans sa préface, « une œuvre peut être en prise sur son temps, engagée sans que son auteur renonce à son autonomie de créateur » (14). C’est sous cette perspective d’implication au monde et à la société que Jeanyves Guérin aborde des écrivains et des œuvres, dont des liens invisibles les situent dans « un contexte sociopolitique » (20). L’écrivain y repère des échos politiques et leur arrière-fond proprement historique. Et loin d’opter pour un terme restreint et exigu comme celui de la « littérature politique », il propose une « littérature du politique » comme titre de ce recueil. Au centre de sa réflexion se trouvent les écrivains ayant un passé de militants avérés mais aussi des écrivains n’ayant jamais acquis l’identité de l’intellectuel, ne figurant donc pas dans Littérature et engagement (2000) de Benoît Denis ou dans le Dictionnaire des intellectuels français (2009) de Jacques Julliand et Michel Winock. Certes, l’historique et le politique s’y mêlent, comme il est normal à travers des écrits longtemps considérés sous un angle étroit, celui d’une prise de position idéologique ou même optant pour une neutralité apparente. Seule prédomine la littérature, l’art d’après Camus qui se situe au-delà de toute restriction idéologique et au-dessus de toute catégorisation d’ordre politique. L’art a le droit de parler de tout, de manière ouverte ou implicite, à travers la fiction, tout en donnant l’air d’une distance irréprochable. De même un écrivain peut s’exprimer à l’encontre de ses partis pris idéologiques, à l’opposé de son engagement politique, traçant dans son œuvre toutes les sinuosités d’un parcours, révélant ses dilemmes, ses interrogations, ses tergiversations, ses détours. Le grand intérêt de son approche réside en la résistance au conformisme et au 281dogmatisme du critique et en la revalorisation du lecteur : la littérature aborde toutes les questions, les idéologies défilent, les grands événements historiques y apparaissent. Le nationalisme et le totalitarisme, les deux guerres mondiales, la guerre froide, la décolonisation, le communisme même sont vus et étudiés aussi bien dans leur propre contexte qu’à travers le filtre du présent. Les équivoques et les allusions y tiennent une place prépondérante, de même le mélange des tons : dans une pièce comme Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, où personne n’a raison ni tort, communisme et anticommunisme se heurtent, tandis que, dans les pièces costumées de Jean Anouilh, l’héroïsme sort démythifié à travers un Moyen Âge qui n’est autre chose qu’un « vingtième siècle aménagé » (207). Dans Bande à part de Jacques Perret, la résistance est mise en cause à travers la veine ironique de l’écrivain, alors que Les Racines du ciel de Romain Gary révèle une profonde critique du progrès et que La Folle de Chaillot de Jean Giraudoux devient une fable écologiste. Dans cet univers polysémique, dans cette mosaïque polyprismatique que constituent les œuvres littéraires, les romans d’André Malraux, La Condition humaine et L’Espoir, sont abordés comme des lieux exceptionnels des débats idéologico-politiques, comme des romans d’idées dont les dialogues qui les parsèment ne témoignent que de l’évolution d’une réflexion politique bien avancée. C’est leur étiquette « communiste » qui est d’abord mise en question au profit d’une vision politique plus élargie et surtout indépendante. La Condition humaine, un roman longtemps considéré comme le reflet de l’adhésion au communisme de son auteur, constitue, d’après Guérin, la preuve même de la différenciation entre littérature et doctrine, préconisée par l’écrivain lui-même depuis 1930. Proposant une lecture différente du roman à travers les années, le confrontant aux Communistes de Louis Aragon, Jeanyves Guérin y déniche les traces d’une réflexion flexible et d’une indocilité même latente. Il souligne l’attitude sceptique de l’écrivain envers la directive communiste traduite en terme d’« intelligence politique » : les événements relatés sont subordonnés à des dialogues où narrateur et personnages se mêlent dans une voix énonciatrice presque anonyme sans véritable fonction idéologique. Les commentaires dialogisés qui parcourent les pages de ce roman rejettent de prime abord tout doctrinisme et dogmatisme, focalisent sur la situation actuelle et déclenchent une réflexion sur le pouvoir du communisme, le liant à la justice sociale et l’indépendance de la Chine. Le récit est loin d’être 282exemplaire, bien loin de la morale communiste : Malraux prend le pouls du moment historique, des forces antithétiques qui le jonchent, des écarts brusques et de changement de cap stratégique menant à une vision presque géopolitique devant un mouvement mondial. Un autre aspect du militantisme est ainsi introduit à travers des engagés enthousiastes et solidaires, ne portant pas le drapeau rouge de l’Internationale mais celui de l’altruisme, de la « chaîne humaine » liant les combattants chinois et les révolutionnaires communistes. Tout achemine vers la « fraternité virile », thème qui retient l’attention de Malraux, sceptique devant le machiavélisme communiste. Le radicalisme du Parti, la « conception bureaucratico-militaire » de l’organisation, la rigidité bolchevique, l’échec de la révolution révèlent déjà la direction prise par Malraux qui s’éloigne progressivement du Parti. Les romans malruciens deviennent désormais un lieu de discussions et de réflexions incessantes, des débats longs entre différents idéologues et partisans, entre militants et philosophes dont l’identité s’efface devant le sens et le poids de leurs propos. Ainsi, dans L’Espoir, « roman reportage ou reportage romancé » (83) Guérin interprète la polyphonie comme un clin d’œil adressé aux journalistes tout en réglant ses comptes avec le parti et son pragmatisme cruel, son pouvoir de liquidation et de propagande. Une « timidité » politique est reconnue chez Malraux pour l’opposer à la hardiesse de la réflexion de George Orwell qui, dans son Hommage à la Catalogne, n’hésite pas à mettre en cause une propagande accaparante, presque totalitaire, lancée par les deux partis opposés. L’importance de l’information, la « médiatisation » de la guerre pèsent sur l’opinion publique et conduisent à la dichotomisation de la société : même la fonction du narrateur invisible y est calquée sur la transmission neutre de l’information, le discours idéologique étant réservé à des personnages comme Garcia, Magnin, Scali. Si Malraux n’a jamais parlé de mensonges et de désinformation comme Orwell, il a illustré la légende espagnole dans un récit aux forts accents épiques, un grand roman. Dans La Condition humaine et L’Espoir, une dimension différente apparaît ainsi, visant à éclairer la question de l’engagement et de l’investissement idéologique chez Malraux, surtout pour une période où l’engagement et le combat étaient considérés comme une affaire de gauche. En 1948, dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre dotait la création littéraire d’un dessein précis, celui d’une « prise de position » : l’écrivain devrait par sa plume « dévoiler le monde », le 283changer par la lucidité et la révolte, car surtout « Parler c’est agir », sinon le sens risque d’être à jamais perdu. Si Jeanyves Guérin reprend la question de la littérature engagée, ce n’est ni pour insister sur l’identité politique des écrivains et des œuvres étudiés, ni pour « réactiver » l’affirmation de Jean Paul Sartre. La priorité est ici accordée aux œuvres, celles qui révèlent l’inévitable implication de leurs auteurs, leur lien inextricable à l’histoire, leur tentative inespérée – désespérée aussi – de connaître et d’appréhender le monde. Dans cette envie d’outrepasser la bipolarisation entre auteurs engagés et non engagés, la conception d’un monde « en noir et en blanc », l’écrivain des Listes noires de 1944 (2016) revient sur ses constatations qu’« entre le pur divertissement et la propagande il existe un large entre-deux » (24). Il confirme alors que les œuvres étudiées demeurent « ouvertes », échappant à leurs auteurs et transférant leur inévitable attachement historique au présent. La littérature, si elle n’est pas engagée, sera incontestablement impliquée et traversée par la politique. À force de la considérer comme « étrangère à toute téléologie », comme « l’école du doute » (21), la lecture de ce livre impose une réflexion et une reconfiguration de son rôle et de sa fonction.
Konstantina Pliaka
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Régis Koetschet, À Kaboul rêvait mon père : André Malraux en Afghanistan, Bruxelles, Nevicata, 2021, 280 p.
Ce livre est d’une actualité salutaire. Ces jours-ci, nous autres Européens sommes rarement sans nouvelles de l’Afghanistan. Néanmoins, ce pays, indépendant depuis 1919, peut se vanter d’un passé qui remonte 284bien plus loin. Au croisement des chemins asiatiques, « carrefour de différentes civilisations » (249), la région a constamment été l’enjeu des grandes puissances dans ce que Rudyard Kipling, au dix-neuvième siècle, a nommé « le Grand Jeu ».
Le jeune André Malraux a relevé le défi de ce « jeu » dangereux, en risquant beaucoup lors de ses voyages en Orient. Koetschet raconte d’abord ses visites au musée Guimet, l’aventure indochinoise, son voyage à Kaboul avec son épouse Clara à l’été 1930, d’autres périples – au Yémen et en URSS – ainsi que ses initiatives de ministre gaullien des Affaires culturelles.
Ancien ambassadeur français en Afghanistan, Régis Koetschet est bien placé pour raconter les relations significatives entre l’Afghanistan et André Malraux. « L’Afghanistan n’a cessé, depuis sa jeunesse, de hanter son imaginaire », écrit l’auteur (232). Le titre de son livre est inspiré d’une phrase des Noyers de l’Altenburg qui décrit la nostalgie pour l’Asie, et en particulier pour l’Afghanistan, de son personnage fictif, Vincent Berger, dès son retour en Europe en 1913. « À Kaboul, à Konia, rêvait mon père, il n’eût été parlé que de Dieu4… ». Berger réfléchit ici sur la vanité de son entreprise de l’établissement du touranisme en Asie, c’est-à-dire la recréation d’un empire islamique dirigé par Enver Pacha. C’est en Afghanistan qu’il s’était rendu compte de l’absurdité du projet, après avoir été attaqué par un fou dans un bazar de Ghazni. Voilà pourquoi le pays est constamment associé dans l’esprit de Malraux aux rêves et au mal de l’absolu.
Koetschet souligne la part du rêve qu’apporte l’Afghanistan à l’imaginaire d’André Malraux. « L’Orient malrucien » (34) est « isotopique5 ». C’est-à-dire que l’Afghanistan est entré dans l’imaginaire des écrivains, dont Malraux, qui l’ont travaillé et refaçonné pour produire l’image d’un pays qui n’existe pas dans la réalité. L’Afghanistan, « pays fantomatique et absurde », fantomatique à cause, en partie du moins, des fantômes des vaincus qui rôdent, par exemple, autour de la passe de Khyber (133). Un pays anarchique sans centre national, selon James Darmesteter (240), grand spécialiste de l’Afghanistan, ce sont peut-être 285justement ces caractéristiques qui font de l’Afghanistan un pays décentré et un pays onirique.
Mais Koetschet insiste aussi sur l’importance de l’influence et de la promotion de la culture française sur l’Afghanistan. Il trace le parcours de personnalités associées au couple Malraux voyageant en Asie en 1930 ainsi que d’autres qui, comme Gobineau et Hermann von Keyserling, évoluaient en d’autres temps en marge de leur itinéraire. Des voyages en Orient à la recherche de soi sont évoqués – comme ceux de Joseph Hackin, conservateur du musée Guimet, qui eut une influence importante sur Malraux dans sa passion pour l’Asie. Koetschet note que Hackin est allé pour la première fois « en Orient où, comme d’autres, il est sans doute venu chercher un peu de lui-même » (55). Tous paraissent avoir été séduits par « la beauté sauvage de l’Afghanistan » (113).
Dans un premier chapitre, Régis Koetschet retrace l’itinéraire salvateur du ministre de la Culture, André Malraux, à bord du Cambodge en été 1965 qui le mène en l’Orient de sa jeunesse. Ce fut là qu’il commença à rédiger ses Antimémoires, parus en 1967. Plus loin, Koetschet raconte en détail l’histoire de la découverte à Peshawar [?] et de l’exportation en France des têtes gréco-bouddhiques sculptées du Gandhâra qui feront l’objet d’une grande exposition à la galerie de la NRF en 1931, suscitant des controverses notamment concernant leur origine.
Koetschet a parcouru de façon méthodique les œuvres de Malraux (ainsi que d’autres auteurs sur Malraux et encore d’autres voyageurs en Orient) pour retrouver des allusions ainsi que des références à l’Afghanistan, « ce pays austère » (Clara Malraux, p. 96). Il a produit un livre bien documenté et très lisible, le seul, à ma connaissance, sur Malraux et l’Afghanistan. Il corrige également un certain nombre de malentendus concernant les dates des visites du couple Malraux en Asie car les Antimémoires, ainsi que les témoignages de Clara Malraux, donnent quelques fausses pistes. Ils étaient en Perse en 1929, alors que leur visite en Afghanistan eut lieu dans l’été de 1930. Par ailleurs, il est invraisemblable, écrit Koetschet, qui propose des arguments assez convaincants, que le couple soit retourné en Afghanistan en 1931, comme l’affirment certains biographes (135). Pourtant, il ne nie pas que certains éléments du voyage des Malraux en Asie restent très flous, hypothétiques, voire mystérieux.
286À la lecture de ce livre, on est tenté de reformuler le mot de Malraux sur la Russie (la Russie n’est pas en Europe, elle n’est pas en Asie, elle est en Russie) pour le cas de l’Afghanistan, pays qui donne l’impression qu’il n’est pas tout à fait en Asie. Dans ce récit passionnant de l’histoire de la gouvernance de l’Afghanistan, le lecteur de 2021 reconnaîtra la lutte permanente dans le pays entre les forces de la tradition et les influences occidentales de modernisation. D’ailleurs, l’auteur souligne à plusieurs reprises le rôle, moral et intellectuel, de la France en Afghanistan. Ce beau pays farouche et indompté, « pays en butte aux tourments du monde » (256), serait-il abandonné définitivement au xxie siècle par le reste du monde ? L’avenir seul nous le dira…
Peter Tame
1 « Malraux en Allemagne : traductions, réactions critiques », in André Malraux. Unité de l’œuvre. Unité de l’homme. Colloque de Cerisy-la-Salle, sous la direction de Christiane Moatti et David Bevan, Paris, La Documentation française, 1989, p. 363-370.
2 Je me méfiais autrefois des théoriciens, surtout français, qui avaient comme une emprise quasi terroriste sur les grandes facs américaines pendant la deuxième moitié du xxe. Je n’ai su qu’après coup, par les commentaires de mes premiers lecteurs, que j’avais écrit une thèse “structuraliste” sur les romans de Malraux : « Vision and Blindness in the Novels of André Malraux », Harvard University, 1970.
3 Jurt note en bas de page : « Sur la légende d’un Malraux militant de la révolution chinoise, voir Lacouture (Jean), André Malraux. Une vie dans le siècle, Paris, Gallimard, 1973, p. 112-129 : “L’Asie vécue, l’Asie rêvée” ». Lors d’un séminaire sur les romans de Malraux que j’enseignais à Paris au printemps 1972, un de mes étudiants a déniché un exemplaire de ce roman chez un bouquiniste. Dedans, une pub de Grasset des années 30 présente le roman comme quasiment un journal de bord d’expériences vécues, comme Malraux le fait d’ailleurs dans la postface de la traduction allemande.
4 André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard : Pléiade, 1996, p. 693. Idem, Antimémoires, Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard : Pléiade, 1996, p. 35. Dans ce dernier ouvrage, Konia est orthographié Koniach.
5 Voir mon livre sur le phénomène de l’isotopie littéraire, Isotopias : Places and Spaces in French War Fiction of the Twentieth and Twenty-First Centuries, Peter Lang, 2015.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-15881-3
- EAN: 9782406158813
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15881-3.p.0265
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-31-2023
- Periodicity: Monthly
- Language: French