Recensions
- Publication type: Journal article
- Journal: La Revue des lettres modernes
2022 – 9. Le paysage - Author: Auraix-Jonchière (Pascale)
- Pages: 225 to 228
- Journal: Journal of Modern Literature
- Series: Jules Barbey d'Aurevilly, n° 25
Maud Schmitt, Le Récit apologétique laïc. Barbey d’Aurevilly, Bloy, Bernanos, Paris, Classiques Garnier, 2019, 790 p.
L’objectif de ce vaste ouvrage, qui réunit trois figures d’écrivains catholiques entre xixe et xxe siècles, est de montrer la puissance heuristique et persuasive de la fiction à visée exemplaire, fiction qui se fonde sur des formes pérennes comme celles de la rhétorique antique, du mythe, du récit biblique ou encore de l’exemplum médiéval et qui exploite à nouveaux frais les ressorts des histoires tragiques de l’âge classique.
Après une introduction sur la place de l’écrivain catholique dans un monde où le « retour au religieux » s’effectue « aux marges des dogmes et des appartenances confessionnelles » (p. 19) et rend nécessaire un renouvellement du discours apologétique, Maud Schmitt présente les prolégomènes de la réflexion dans un exposé théorique substantiel – « généalogie du récit exemplaire » – qui inscrit les œuvres dans une perspective diachronique, offrant ainsi à l’ensemble de l’ouvrage de solides fondements historiques et théoriques. Ces pages soulèvent des questions de logique et d’acceptabilité qui resurgiront au fil de l’ouvrage (quel statut accorder à la scénarisation et à la promotion « des héros en mal » à partir des Histoires tragiques, par exemple). Enfin, ce propos liminaire met en lumière une typologie du récit exemplaire qui sert ensuite de fondement au déploiement de la pensée.
L’analyse à proprement parler se déroule, quant à elle, en trois temps : « Faire croire. La forme théorique du récit exemplaire » (p. 123-311), « Faire voir. La forme heuristique du récit exemplaire » (p. 313-555), « Convertir. La forme morale du récit exemplaire » (p. 557-731). Ces trois étapes dynamiques permettent de montrer que la fiction fait preuve d’une éloquence et d’une efficace qui lui sont propres dans un domaine parfaitement circonscrit, celui de l’apologétique, qui a pour visée la conversion et qui engage tout un ensemble de questions idéologiques, religieuses et métaphysiques.
La question soulevée par la première partie est d’abord celle du caractère fictionnel du corpus et par conséquent, de son aptitude à 226l’exemplarité, qui suppose de traverser ou de surmonter la frontière entre discours fictionnel et discours factuel. C’est avec brio et précision que Maud Schmitt met au jour les divers procédés à l’œuvre pour « maquiller » (p. 133) la fiction, dans les deux sens du terme, sans pour autant être dupe du caractère topique de certains de ces procédés, qui jouent de l’image de la fiction à l’intérieur même de la fiction. Ce questionnement est l’occasion, par exemple, d’une subtile analyse narratologique entreprise à nouveaux frais chez Bloy, où la coexistence des première et troisième personnes du singulier est interprétée comme un désir de maintenir le point de vue subjectif et relatif de l’homme, d’une part, et celui, objectif et global, de Dieu, d’autre part. Ou encore l’occasion d’une réflexion sur le bougé des lignes de fractures génériques chez Barbey, qui oppose au « littérateur […] non catholique » (que celui-ci soit historien ou romancier) le « littérateur catholique » (p. 174) acquis au merveilleux et au romanesque, l’un et l’autre susceptibles d’induire une transcendance. Il en découle un questionnement nuancé du réalisme des œuvres qu’illustrent de convaincants développements sur le lien nécessaire du naturalisme et du surnaturalisme chez Bloy, ou sur la monstration nécessaire du corps et de la sexualité au service d’un schème théologique (celui, maistrien, de la réversibilité des mérites) chez Barbey, par exemple. Ces analyses débouchent sur une redéfinition “littéraire” du naturalisme, condamné pour l’absence de profondeur métaphysique dont témoignent les choix qu’il induit en matière de style : « la véritable différence [entre ces textes] tient à la position adoptée par rapport à la question du style » (p. 218) ; « le style est donc la condition de la moralité de l’ouvrage » (p. 221). Il découle de ces considérations une redéfinition du fantastique comme révélateur du métaphysique, assortie de belles et probantes analyses qui illustrent le fonctionnement du « fantastique chrétien » chez Bernanos, ou celui du réel fantastique chez Barbey, par exemple. L’ensemble de ces éléments participe de l’interrogation de ce que Maud Schmitt nomme une apologétique « formaliste » (p. 262), dans laquelle le traitement de la temporalité est central. Si l’on retrouve dans les pages qui lui sont consacrées (« Temporalité du surnaturel », p. 261 à 309) des idées connues – sur l’ennui (lié à l’itératif) ou sur l’irruption de l’instant à vocation épiphanique –, celles-ci sont réévaluées à l’aune d’une réflexion sur le libre-arbitre et la transcendance chez Bernanos ou Bloy, réflexion qui relie les spécificités de la poétique à une philosophie 227et à une métaphysique (ainsi, les intervalles l’emportent sur les fulgurances chez Bloy car l’efficace de la Grâce ne dure pas).
La deuxième partie, « heuristique », est particulièrement brillante en raison du degré d’investigation du feuilletage et des mécanismes textuels dont elle fait preuve. On appréciera l’étude des mécanismes méta-énonciatifs qui servent les différents types de fonctionnement de la parabole, parfois elle-même mise en abyme, chez Bloy notamment ; ou de ceux qui mettent en fiction la « décision d’interpréter » (p. 360) au gré d’indices structurants. Ces analyses mettent au jour les mécanismes les plus fins et les plus idiosyncrasiques de ces fictions narratives en sondant la spécificité de ce qui y fait signal : la section « Romans du signe » (p. 361-431), qui se nourrit des recherches les plus récentes sur la question (voir par exemple le concept de « corpographèse », p. 367), mène une remarquable investigation dans cet univers littéraire qui reproduit celui de la Chute et fonde en raison les analyses adoptées : « la condition post-lapsaire est fondamentalement herméneutique », écrit Maud Schmitt (p. 362). L’apport de ces pages très denses et très riches, qui sondent les notions de « signe » et de « figure » dans l’éventail complexe de leurs variations et qui débusquent entre les trois auteurs paradoxes, contradictions et limites, est considérable. Dans ce contexte, la notion de « défiguration », qui fait l’objet de la section suivante (p. 433-487), est particulièrement bienvenue : elle observe diverses formes de dérèglement des signes et de désaffection du langage, appréhendées comme autant de conséquences de la Chute, proposition étayée par de nombreuses microlectures de séquences clés chez les trois auteurs, qu’il s’agisse des défigurations physiques – comme celle de l’abbé de la Croix-Jugan dans L’Ensorcelée ou celle de Véronique chez Bloy –, des nombreuses figures schizoïdes qui hantent ces textes, ou des personnages à la dérive (les « figures folles », p. 483) que donnent à voir ces romans. Tous ces éléments témoignent de cette illisibilité. Les développements sur les figures insignifiantes qui incarnent « une monstrueuse altération de la Parole » (p. 540), comme le Bourgeois chez Léon Bloy, ou ceux qui portent sur la parole inversée qu’est le blasphème, ouvrent aussi des perspectives très stimulantes sur les différents modes d’altération ou de glissement de la parole.
La troisième partie, « Convertir. La forme morale du récit exemplaire », est essentielle en ce qu’elle postule une pragmatique de la fiction. Un premier temps, qui porte sur les « modélisations narratives de la 228conversion » (p. 557) traite de la dimension métatextuelle des textes, des systèmes d’inclusion de contre-modèles, des hypotextes de la fable ou de la parabole : s’enchaînent ici autant d’analyses convaincantes qui confèrent une épaisseur nouvelle à l’ensemble du personnel romanesque et permettent de réévaluer certaines figures dites secondaires à l’aune d’une réflexion qui sonde l’ensemble des interactions en présence dans le récit. Que l’efficacité pragmatique des récits tienne à leur structure et aux canevas énonciatifs choisis plus qu’à leur contenu appelle et justifie une dernière étape, tout à fait passionnante, de la démonstration : à savoir, l’hypothèse d’une conversion « par le style ». Les analyses constitutives de cette poétique et de cette esthétique sont efficaces : là encore, des traits connus de l’écriture des auteurs prennent une nouvelle vigueur à la lumière de la perspective adoptée : intensité, violence, concision, recours à l’hypotypose, participent d’une combinaison d’energeïa et d’enargeïa, que Maud Schmitt estime commune aux trois auteurs. En ce sens, les pages consacrées à « l’esthétique du tableau » (p. 677) et au sublime (« le sublime comme manifestation », p. 708) sont essentielles.
Dans la conclusion, Maud Schmitt entend souligner les « dissemblances » (p. 733) qui confèrent leur spécificité à chacun des trois écrivains : Bloy, le « prophète d’une foi apocalyptique » (p. 735), Barbey, le romancier du mystère, Bernanos, qui écrit à hauteur d’homme sur un monde vidé de l’idée même de Dieu. En pointant ces différences : différence entre les auteurs, différence d’époque (Bernanos est bien du xxe siècle), différences dans le traitement du romanesque, cette conclusion montre l’ampleur de la perspective et annonce un nouveau champ d’exploration, transdisciplinaire, sur le lien entre éthique et émotions.
La grande clarté et l’extrême fermeté conceptuelles, l’étendue des savoirs, la rigueur analytique, le caractère brillant des démonstrations, la finesse des analyses de détail font de cet ouvrage au sujet ardu, a priori aride mais absolument central, un livre passionnant, porté de bout en bout par une belle écriture, pointue sans être jargonnante. Il s’agit là d’un livre remarquable.
Pascale Auraix-Jonchière
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-13217-2
- EAN: 9782406132172
- ISSN: 0035-2136
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-13217-2.p.0225
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-14-2022
- Periodicity: Monthly
- Language: French