Avant-propos
- Prix de l’Académie française Monseigneur Marcel 2021
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Peste à la Renaissance. L’imaginaire d’un fléau dans la littérature au xvie siècle
- Pages : 19 à 22
- Collection : Géographies du monde, n° 27
Avant-propos
[…] ecce manus mea erit super agros tuos et super equos et asinos et camelos et oves et boves pestis valde gravis […]
Exodus IX 31.
La peste est la main de Dieu. Elle est la vengeance divine. Elle est envoyée à l’homme en réponse à ses péchés, à ses idolâtries, à ses superstitions. Elle est envoyée à l’homme par des flèches célestes, par la main, par l’épée, par la parole, par le pied même de l’ange de Dieu, ou de Dieu Lui-même. Elle est un prodige de la nature : monstrueuse, merveilleuse, esmerveillable. Elle est visible à l’œil nu, sur le sommet des montagnes, dans les éclairs, les nuages, le vent, sous forme d’exhalations et de vapeurs. Elle est prévisible. Elle est la réalisation d’un signe qui s’est récemment produit. Elle signifie que quelque chose va bientôt se produire. Elle se manifeste physiquement, sortant de terre, sous forme de méchantes bestioles, à la suite d’un tremblement de terre, à la suite d’une inondation. Elle a une odeur puante, infecte, corrompue, charogneuse, putride. Elle se voit dans les éclairs. Elle s’entend dans les coups de tonnerre. Elle s’entend dans les échos des pleurs, des lamentations, des gémissements et des cris des hommes, morts à la guerre. Elle frappe tous les sens.
La peste est la main de Dieu. Elle se produit lors des sièges, chez les assiégés, chez les assiégeants. Elle coupe la faim ; elle entraîne la male rage de faim. Elle est indissociable de la guerre et de la famine, qui sans 20toujours l’accompagner rappellent fort régulièrement le même discours. Elle est exécrable, vénéneuse, véhémente, imprévisible, intolérable, irraisonnable, détestable, abominable, traîtresse, fâcheuse, meurtrière, suffocante, furieuse, hâtive, épouvantable, contagieuse, terrible, sauvage, farouche, fort cruelle, « ennemie mortelle de la vie des hommes, & de plusieurs bestes, plantes, et arbres ». Elle est pestilente, pestilentielle, pestilentiale, pestilentieuse, pestifère, pestiférée, pesteuse, épidimiale, épidémique, endémique, mortelle. La peste aime les listes.
La peste est la main de Dieu. Elle vient, par bateau, d’Éthiopie, par l’Égypte et la Libye, depuis l’Orient, de loin. Elle sort des coffres et des puits, des creux et des cavernes, quand le soleil brûle la terre, quand la lune est pleine. Elle sort des abîmes. Elle remonte du ventre, sort de la bouche de l’homme. Elle est provoquée par un bouleversement des éléments planétaires, par le mauvais temps, par le mauvais air, par les mauvais vents, par une conjonction des sphères célestes. Elle est provoquée par une altération des humeurs corporelles, par une profusion de sang ou de mélancolie. Elle vient de la Chute qu’entraînèrent Adam et Ève. Elle vient des nobles, des Juifs, des pauvres manchets. Elle vient des empoisonneurs, des engraisseurs et des barbouilleurs de parois et des portes des bonnes maisons, avec la sanie tirée des charbons et des bosses, et d’autres excréments des pestiférés. Elle vient des sortilèges des sorcières. Elle vient de l’haleine des ladres. Elle vient de l’autre. Elle vient du Diable. Elle vient des charognes des hommes, morts de la peste. Elle est donc cyclique.
La peste est la main de Dieu. Elle rend obstinés les tyrans et les rois tyranniques. Elle est une conflagration, extérieure, qui consume les hommes. Elle est un feu, intérieur, qui consume l’homme. Elle provoque une effusion, une profusion, un torrent de sang. Elle provoque la fièvre, la nausée, les vomissements. Elle est « accompagnee de trescruels & pernicieux accidents » : taches, galles, rognes, grattelles, démangeaisons, ulcères, fistules, pustules, apostumes, apostèmes, exanthèmes, bosses, bubons, charbons, chancres, pourpre, anthrax (sous les aisselles, sur le ventre, derrière les oreilles, à l’aine, sur l’épigastre), fièvre, douleurs d’estomac, flux de ventre et vomissements, flux de sang par le nez et par d’autres parties du corps, puanteur des excréments, palpitations du cœur, tremblements universels, chaleur (imperceptible) à intérieur, froid (perceptible) à l’extérieur, difficulté à respirer, appétit perdu, soif 21insatiable, langue sèche, noire et aride, crachement de sang, regard hâve et hideux, face pâle et plombée, rouge et enflammée, pesanteur et lassitude de tous les membres, sommeil profond, rêverie, désespoir, inquiétude, débilité de corps et d’esprit, cacochymie, hébétement, abrutissement, animalisation, délire, frénésie, folie. La peste est tout aussi physique que psychologique.
La peste est la main de Dieu. Elle tue indifféremment jeunes et vieux, frêles et robustes, fols et discrets, hommes et femmes, de toutes les classes de la société. Elle tue surtout les petits enfants. Elle tue les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bêtes des champs, et les bestioles sous terre. Elle infecte une ville, toute une ville, une ville et ses alentours, jusqu’à dix lieues à la ronde. Elle emporte la quatrième partie, la tierce partie, la moitié, l’intégralité des gens. Elle ne laisse pas une seconde de repos à ses victimes qui souffrent deux ou trois jours, six jours, huit jours, neuf jours, avant qu’elles ne meurent. Et celles qui survivent perdent leurs yeux, pieds, mains ; parfois même, leurs parties honteuses.
La peste est la main de Dieu. Elle provoque une indifférence à la vie, une irrévérence religieuse, un schisme avec le passé, une envie de faire bonne chère, de s’amuser. Elle est source de désespoir. Elle force les gens à se dénuder, à se jeter dans les fleuves, dans les puits, par les fenêtres, de haut en bas, sur le pavé. Elle entraîne la fuite. Elle entraîne l’abandon, souvent de manière chiasmatique : le père abandonne le fils, le fils le père ; le mari la femme, la femme le mari. Elle provoque l’abandon de soi : lorsqu’on est atteint, on se prépare à la mort ; on se coud tout seul dans un linceul ; aucuns de la seule appréhension meurent. Elle n’a pas de remède : les médecins et la médecine sont inutiles. Elle englobe toutes les autres maladies. Elle ne contamine jamais deux fois la même personne. Ceux qui la décrivent sont souvent des rescapés. La peste présente est toujours la plus grande qu’on ait jamais vue, dont on ait jamais entendu parler.
La peste est la main de Dieu. Elle est un outil rhétorique. Elle est appelée beste et tempeste : elle frappe fort, parcourt l’intérieur du corps, ainsi qu’une surface très étendue du globe. Du reste, elle est une vengeance céleste, qui s’attaque à la teste. La peste fait des vers, à la fois dans les poèmes et sur les corps pourrissants.
La peste est la main de Dieu. Elle est féminine. Elle se confond avec la Mort. Elle est une beste sauvage, gigantesque, qui sort de la terre, 22qui surplombe la France, qui recouvre le globe. Elle est la bête de l’Apocalypse. Elle est un signe de l’Apocalypse : car la fin vient. La fin vient. La peste est une grâce divine.
Il ne s’agit donc pas ici de traiter de la peste historique (de nombreuses maladies appartenant à de nombreuses époques, rassemblées sous un nom générique2), mais bien de l’imaginaire lié à un fléau unique, merveilleux : la main de Dieu.
1 Biblia Sacra. Iuxta vulgatam versionem, 5e éd. Robert Weber et Roger Gryson, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1997, p. 87. Voir aussi la Traduction œcuménique de la Bible (3 tomes), Paris, L. G. F., « Le Livre de Poche », 1979 (désormais : la ToB) : « […] la main du Seigneur sera sur les troupeaux qui sont dans tes champs, sur les chevaux, les ânes, les chameaux, les bœufs et les moutons : ce sera une peste très grave. »
2 L’ouvrage de référence en français sur ces maladies historiques dites peste est (toujours) celui de Jean-Noël Biraben, Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens. T. I : La Peste dans l’histoire. T. II : Les Hommes face à la peste, Paris, La Haye, Mouton, « Civilisations et Sociétés », no 35-36, 1975.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-08998-8
- EAN : 9782406089988
- ISSN : 1775-3503
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08998-8.p.0019
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/06/2020
- Langue : Français