Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : La Musique hors d’elle-même. Le paradigme musical et l’art contemporain
- Pages : 9 à 27
- Collection : Musicologie, n° 6
Introduction
Nous sommes en septembre 1908. Les tendances nouvelles, organe officiel de l’Union Internationale des Beaux-Arts, des Lettres, des Sciences et de l’Industrie publie un article du peintre Henri Rovel : « Les lois d’harmonie de la peinture et de la musique sont les mêmes ». Tel est le titre, ferme et péremptoire, de ce texte. Il paraît à une époque où la recherche des rapports entre les sens et entre les arts conduit à imaginer non seulement une peinture sans objet (qu’on appellera plus tard « abstraite »), mais encore un art syncrétique – faisant converger différentes matières – et synesthésique – associant les différents domaines sensoriels. Puisque la vibration est le principe fondamental de la vie, affirme Rovel, le son, la lumière et la couleur sont équivalents en raison de leur commune nature vibratoire : « L’être humain est un ; toutes les sensations d’harmonie qu’il éprouve sont le résultat de vibrations ; par conséquent, qu’il perçoive ces sensations par les yeux ou par les oreilles, les lois qui les régissent doivent être les mêmes1. »
L’idée n’est pas nouvelle : déjà au xviiie siècle le jésuite Louis-Bertrand Castel avait postulé l’analogie entre la couleur et le son, en concevant un clavecin oculaire qui produirait une musique pour les yeux semblable à celle que les musiciens jouent pour les oreilles. En exprimant l’angoisse moderne de la finitude, il voyait dans l’universel mouvement la possibilité pour les choses de ce monde de prendre un « air d’infini ». Car l’univers tout entier est traversé par le dynamisme : l’air tournoie, la mer déferle en vagues, les rivières s’écoulent, les plantes et les animaux bougent, la terre fermente ; et encore, les parties de l’air, de l’eau et des corps s’agitent, le soleil fait remonter des vapeurs, la poussière se lève, les entrailles de la terre brûlent2… C’est pourquoi l’agrément 10de la musique, objet mobile, est supérieur à celui de la peinture, objet statique : « de sorte que je définirais la musique une peinture animée et vivante, et la peinture une musique morte et inanimée3. »
Deux siècles plus tard, l’article de Rovel réactualise, à partir de nouvelles données scientifiques, la conception d’un univers pandynamique qui trouverait dans la musique sa manifestation la plus élevée. D’un point de vue proprement esthétique, ce texte incarne une tendance qui restera présente, de manière très diversifiée, aussi bien dans l’art moderne que dans l’art contemporain : le recours à la musique comme modèle ou comme moteur des autres arts. C’est ainsi que, au tournant du xxe siècle, certains auteurs aujourd’hui oubliés anticipent des interrogations majeures de l’art à venir : Louis Favre décrit les conditions de création de La musique des couleurs et les musiques de l’avenir4, Paul-Napoléon Roinard5 conçoit une « orchestration théâtrale » qui, réunissant sons, odeurs et couleurs selon les proportions de la gamme musicale, aboutirait à une œuvre « synthétique », et Jean d’Udine6 propose une théorie du geste (à la fois kinésique et musical) comme facteur d’unification des arts et des sens. Syncrétisme, synesthésie, phénoménalité : autant de voies que l’art ne cessera d’explorer du xxe au xxie siècles. C’est ainsi que se tisse et se prolonge la longue trame épistémique dans laquelle étaient situées aussi bien les « correspondances » baudelairiennes que les synesthésies rimbaldiennes envisagées dans le sonnet des « Voyelles ».
Nous sommes en 1921 : le dadaïsme fait exploser tous les critères de la création artistique. En faisant appel à « notre sixième sens, le mouvement », Raoul Hausmann envisage dans le manifeste « PREsentismus » un art issu de la convergence du son et de la lumière :
Nous réclamons la peinture électrique, scientifique ! ! ! Les ondes du son, de la lumière et de l’électricité ne se distinguent que par leur longueur et amplitude ; après les expériences de Thomas Wilfred en Amérique sur des phénomènes colorés flottant librement dans l’air, et les expériences de la T. S. F. américaine et allemande, il sera facile d’employer des ondes sonores en les dirigeant à travers des transformateurs géants, qui les transformeront en spectacles aériens colorés et musicaux… Dans la nuit des drames de 11lumière se dérouleront au ciel, dans la journée les transformateurs feront sonner l’atmosphère7 ! ! !
Sur cette base, Hausmann, le Dadasophe, conçoit l’« optophone », un appareil qui transformerait les impressions visuelles en phénomènes sonores, et inversement. En associant ce projet à des réflexions autour de l’hypothèse haptique, qui considère le toucher en tant que fondement de tous les sens, il ouvre une voie originale et féconde pour les recherches ultérieures sur la transmédialité – c’est-à-dire sur la transversalité des supports matériels spécifiques à chaque art.
Mais les chemins de la musique sont aussi complexes que variés. En effet, parallèlement à cette tentative de musicalisation intermédiale du visible s’est développée la tendance à l’approfondissement d’un substrat musical qui serait inhérent à la peinture et que celle-ci pourrait révéler par ses moyens propres. Ainsi, en 1935, Henri Valensi publie le Premier Manifeste du Musicalisme, où il invite les peintres à « œuvrer en obéissant aux lois d’inspiration et de composition de la musique8 ». Il postule alors la musicalisation de tous les arts sur la base de ce qu’il appelle la « loi des prédominances », un principe d’évolution historique selon lequel chaque grande période de la civilisation serait marquée par la prédominance d’un art particulier. Par un allègement progressif, les arts seraient arrivés au stade où la musique s’impose comme modèle, en exigeant la dynamisation du visible. En peinture, cette transformation s’exprimerait, comme l’illustrent les tableaux du même peintre, par le développement plastique et géométrique de thèmes dans l’espace suivant des règles semblables à celles qui en déterminent le déploiement musical dans le temps9.
On connaît par ailleurs l’importance du paradigme musical dans l’avènement de l’art abstrait10, à commencer par l’emprunt de la termi12nologie musicale pour la désignation de nombre de créations picturales non-figuratives : « composition », « fugue », « harmonie », « rythme(s) », « polyphonie », « contrepoint »… Ainsi, pour aboutir à l’autonomie du langage pictural, Kandinsky convoque l’exemple de la musique, qui ne cessera d’être présent dans sa réflexion sur la « composition picturale pure11 » dont il s’efforce de trouver la « basse continue » :
Un artiste qui ne voit pas, pour lui-même, un but dans l’imitation, même artistique, des phénomènes naturels et qui est créateur, et veut et doit exprimer son monde intérieur, voit avec envie avec quel naturel et quelle facilité ces buts sont atteints dans l’art le plus immatériel à l’heure actuelle : la musique. Il est compréhensible qu’il se tourne vers elle et cherche à trouver dans son art les mêmes moyens. De là découle la recherche actuelle de la peinture dans le domaine du rythme, des mathématiques et des constructions abstraites, la valeur que l’on accorde maintenant à la répétition du ton coloré, la manière dont la peinture est mise en mouvement, etc.12
De son côté, à la même époque Klee rapproche la musique de la peinture en empruntant des procédés qui vont de la « traduction » linéaire – comme dans sa transcription des premières mesures d’un adagio de Bach (Sonate No 6 pour violon et clavier) – jusqu’à l’évocation symbolique – instruments, portées… –, en passant par l’analogie structurelle – recherche de « rythmes » plastiques et d’« harmonies » chromatiques, création de « polyphonies », production de compositions picturales qui, en spatialisant la succession, illustrent le développement contrapuntique des voix dans la fugue musicale (Fugue in Rot, 1921). À son tour, engagé 13dans la recherche d’interactions chromatiques capables de produire des effets rythmiques, Robert Delaunay fait appel à l’opposition musicale entre consonances et dissonances13. Plus généralement, l’« abstraction orphique » – terme forgé par Apollinaire en 1912 – condense dans son titre même l’idéal d’une peinture animée par la musique. Car de même qu’Orphée, le chantre divin, pouvait é-mouvoir les êtres et les choses aux sons de sa lyre, de même le peintre devient capable de révéler le dynamisme profond du visible.
Associé à des recherches autour de la « peinture pure » aussi bien qu’à des explorations sur la transversalité des médias propres aux différents langages, le modèle musical constitue une référence constante dans l’évolution des formes artistiques. À propos de la prégnance de ce modèle, toujours actuel, Karin von Maur affirme : « […] Il serait tout à fait erroné de vouloir limiter ce rôle de parrainage de la musique à la seule phase initiale de l’abstraction ; au contraire, on peut en suivre la présence tutélaire de la fin du xixe siècle jusqu’à nos jours, comme un fil rouge escortant les bouleversements capitaux de l’évolution moderne de l’art14. »
Nous sommes en 2011. Dans son projet pour un Piano à couleurs, le compositeur Daniel Paquette rend hommage à Castel en envisageant l’accomplissement de son projet de clavecin oculaire. Évoquant le principe universel de la résonance, il écrit, en des termes par ailleurs proches de ceux de Rovel : « Toute vie, tout mouvement (du cœur, des astres ou des atomes) est animé par l’élan vital des phénomènes vibratoires ». Par conséquent, « le son et la couleur non seulement sont issus d’oscillations périodiques, mais obéissent aux mêmes lois de réflexion, réfraction, progression mathématique et même retour régulier de l’octave ou de la couleur prismée15 […] ». Incarnation d’une synesthésie naturelle, le piano à couleurs permettrait le rapprochement des arts du temps et 14de l’espace, en réactualisant le rêve d’une unité sensible et artistique. C’est dans ce but qu’en 1994 Daniel Paquette avait mis au point avec Louis Boffart un dispositif électro-magnétique qui, comprenant cinq octaves, devait permettre de « “coloriser” la musique occidentale du xvie à aujourd’hui, autant que le jazz ou les musiques extra-européennes16. »
Évidemment, entre le projet de Castel et celui de Paquette qui s’en inspire, en passant par le musicalisme de Valensi et les tentatives de traduction intermédiale d’Haussmann, des transformations épistémiques majeures ont bouleversé le concept même d’« œuvre artistique », de sorte que la musicalisation ainsi envisagée de la peinture et, plus généralement, des arts plastiques, n’a pas les mêmes implications, ni dans la création ni dans la réception. Tout en défendant une esthétique foncièrement classique, Paquette reconnaît indirectement cette difficulté : « La critique immédiate est d’affirmer que les acousticiens, informaticiens suivent souvent des tracés lumineux, des sinusoïdes sur leurs écrans avec musique en “correspondance”. De même, les bals et autres “discothèques” regorgent de ces jets colorés aussi violents que la “musique” (est-ce le terme exact ?) qui règne en ces lieux17. » En reprenant l’argument de la « naturalité » et l’« universalité » des rapports harmoniques contenus dans le spectre sonore, il finit par conférer à la musique tonale le statut de paradigme – à partir duquel il aspire néanmoins à « coloriser », parmi d’autres, les compositions non-occidentales. Mais on sait que cette musique est aujourd’hui loin de représenter la musique, dont les transformations ont été si radicales au cours du siècle dernier que la critique n’a cessé de se demander justement si le mot « musique » était le terme exact pour désigner les nouvelles créations. Au risque de l’anachronisme, la réactualisation de l’utopie esthétique et cosmologique qu’enferme le clavecin oculaire de Castel permet de s’interroger sur les conditions d’existence ou de « survie » du paradigme musical dans la création artistique à notre époque. C’est donc à la fois l’éclatement et la persistance de ce paradigme qui nous intéresse, l’enjeu étant pour nous non pas de démontrer qu’une conception prédominante et unanime de la musique s’est constituée en modèle à suivre pour l’art contemporain – auquel cas nous aurions proposé comme sous-titre de cet ouvrage « le paradigme musical dans 15l’art contemporain » –, mais plutôt de rendre compte des avatars de ce paradigme de longue date à l’époque actuelle et des manières dont il a été reformulé voire déconstruit dans son rapport avec les autres arts – « le paradigme musical et l’art contemporain » désignant cette concomitance comme titre de problème.
La musique – quelle musique ? – comme modèle d’autres systèmes, esthétiques et même cosmologiques ; la musique dans la peinture, dans la lumière, dans les objets, dans la nature ; la musique partout, mais surtout « hors d’elle-même » : cette quête ancestrale qui s’est maintenue au fil des siècles sur des bases théoriques et esthétiques différentes forme l’horizon interprétatif de ce travail centré sur l’art dit « contemporain ». Depuis la mise en scène de la « musique du monde » jusqu’à la traduction effective des sons par les couleurs – et inversement –, de nombreuses créations ne cessent de faire appel à la musique, en apportant des formulations nouvelles à des problématiques anciennes, qui touchent aux fondements mythiques de la culture occidentale. En revenant sur ces topoï, l’art contemporain définit peu à peu sa spécificité : face au son, le bruit ; face à l’harmonie, le désordre ou le hasard…
Mais d’où vient cet intérêt manifeste pour la musique – si variées soient ses définitions –, qui se voit ainsi attribuer une place privilégiée dans l’ensemble des arts ? Sans négliger les facteurs historiques – dont, à l’époque moderne, l’émergence du paradigme vibratoire en physique, le développement de la méthode graphique dans les sciences expérimentales ou l’approfondissement des théories sensori-motrices de la perception –, notre hypothèse est avant tout d’ordre sémiotique, car elle concerne les propriétés signifiantes mêmes du langage musical. En raison de ses caractéristiques formelles inhérentes mais aussi de la charge « phatique » du système de communication qu’elle met en place, la musique – à la fois mathématique du sensible et érotique du sens – possèderait une puissance heuristique particulière dans la description du fonctionnement d’autres univers signifiants et des interactions esthésiques qu’ils impliquent. L’hypothèse de la musicalité en tant que mode d’organisation du sensible esthétisé nous permettra ainsi d’étudier certains aspects de l’évolution artistique récente, en interrogeant d’une part la notion même d’« art contemporain », et en étudiant d’autre part les manières dont il accomplit la migration de la musique vers d’autres systèmes sémiotiques.
16Au cours des dernières années, des expositions et des recherches consacrées à l’art cinétique18, aux interactions entre l’image, la lumière et le son19, au modèle électrique de la vision20, aux sources épistémiques et historiques de l’abstraction21 ou à ses sources musicales22 ont mis en évidence la prégnance de la musique – et, plus généralement, du son et de la vibration qui le produit – dans l’art moderne et contemporain. Sur la base de ces travaux riches et féconds, l’originalité de notre approche réside dans la quête d’un modèle permettant de rendre compte aussi bien d’une orientation thématique que d’une évolution formelle. Dans cette perspective, on observerait au cours du xxe siècle une tendance progressive à la temporalisation des arts « de l’espace » qui, pour s’associer aux arts du temps, mettent en évidence leur dynamisme sous-jacent. Si, comme nous l’avons suggéré, le recours au modèle de la musique n’est pas un phénomène exclusif à notre époque, cette dernière nous semble en revanche caractérisée par une « remontée » de la musicalité depuis les contenus thématiques vers les formes esthétiques et vers la substance d’expression qui les véhicule : la « dématérialisation » de l’œuvre artistique – des couleurs, des formes et des mouvements sans support matériel ou avec des supports évanescents – suppose en dernière instance l’exhibition des rapports dynamiques sur lesquels repose la « plasticité » de l’objet en question. Ainsi, dans sa tendance à l’abandon des contenus structurés et à la libération de la puissance expressive des formes et des matières, l’art contemporain non seulement accorde une certaine primauté au thème de la musique, mais il produit souvent des objets qui ne sauraient être décrits autrement que par des termes empruntés à l’art musical : rythme, harmonie, tempo, mouvement, accord, dissonance… À propos de l’art « luminocinétique » 17développé à la suite de Thomas Wilfred, Jean-Yves Bosseur soutient : « La dimension du sonore constitue incontestablement un moyen de mettre en relief les notions de mouvement et de mobilité, en faisant intervenir physiquement la perception du temps et en projetant par là même les œuvres au-delà des catégories artistiques existantes23. » Plus encore, en dépassant les limites de l’œuvre en tant qu’univers clos de signification, l’art de notre époque intègre à cette dernière une situation communicative – pensons par exemple aux « environnements » ou aux « happenings » – qui, du point de vue communicationnel et esthésique, peut être rapprochée d’une écoute musicale donnant lieu à un échange purement « phatique », où le sujet finit par interagir avec l’objet et avec les autres sujets sur la seule base de la co-présence sensible.
À ces particularités de l’art contemporain s’ajoute, nous l’avons dit, celle concernant la mise en tension du paradigme même de la musique. En effet, certaines recherches dans les arts plastiques sont indissociables de la redéfinition profonde dont l’art musical a fait l’objet au siècle précédent, en corrélation avec les ruptures introduites par les avant-gardes. En particulier, tandis que dans leur projet d’esthétisation du monde d’autres époques se sont efforcées de « ramener la nature à la musique en faisant de cette dernière une grille de lecture pour l’interprétation de tous les phénomènes », l’art depuis le xxe siècle est marqué par la « tendance inverse à ramener la musique à la nature, en interrogeant la définition du musical afin d’accueillir tout ce qui s’était trouvé jusqu’alors exclu de son domaine24 ». De la musique atonale à la musique stochastique, et de la musique concrète à la musique électronique, ce sont les fondements du musical qui sont interrogés. Si dans les arts plastiques la musique se trouve, par définition, « hors d’elle-même » – car elle est transposée en d’autres champs que le sien –, l’art musical, lui aussi, « sort de ses gonds », exaspéré, pour aller vers des configurations qui se révèlent en fin de compte plus proches de la musicalité – système de tensions et de détentes, de régularités et de variations – que de ce que l’on entend traditionnellement par « musique ». De quelle musique, encore une fois, parlons-nous lorsque nous tentons d’étudier les rapports entre le « paradigme musical » – aujourd’hui si hétérogène – et l’art 18contemporain ? C’est au fil de ces frontières mouvantes que notre objet se profile, la « musicalité de la musique » étant aussi problématique que la « musicalité des arts plastiques ». Centrée sur l’échange entre différents domaines et sur la reconceptualisation du musical qu’ils accomplissent, notre quête se définit par son caractère transversal. Ainsi, l’interrogation autour de la musique va de pair avec une réflexion générale sur l’évolution des formes esthétiques depuis la fin du xixe siècle.
Considérant d’une part la prégnance du modèle de la musique aux origines de l’art moderne et de l’autre les bouleversements qui ont diversifié ses modes de présence dans l’art contemporain, cet ouvrage s’organise en cinq chapitres qui, dans l’ensemble, tracent un parcours à la fois historique, thématique et théorique. Les paradoxes du « contemporain » étant posés dès les premières pages, on propose tout d’abord une remontée vers les transformations formelles qui, aux origines de l’art moderne – là où le poète réclame « de la musique avant toute chose » –, furent accomplies au nom de la musique en entraînant, in fine, la mise en question, voire la dissolution, du paradigme même sur lequel elles étaient fondées. Dans l’ensemble des arts, ce processus aurait impliqué, telle est notre hypothèse, l’expansion progressive du plan de pertinence de l’œuvre artistique, et par là l’intégration de paramètres qui, jusqu’alors restés implicites, se trouvaient exclus de son univers de signification. Si, en poésie comme en peinture, ce mouvement obéit dans un premier temps à un élan musical, il suivra plus tard sa propre inertie, au-delà du modèle auquel il avait eu recours initialement. C’est ainsi que nous expliquons, entre autres, le surgissement du vers libre – associé à la recherche d’une « orchestration, qui reste verbale25 » – et, plus tard, de la poésie « concrète et spatiale », centrée sur la dimension graphique du poème. En peinture, à la suite des recherches qui, autour du « paradigme des complémentaires », aspirent à rendre visible la musique du tableau, les avant-gardes mettent en tension la dimension iconique, auparavant prédominante, avec les diverses strates constitutives du plan de l’expression pictural. En musique, ce cheminement que les autres arts ont entrepris en son nom entraîne l’ébranlement du paradigme tonal lui-même. Depuis la considération debussyste du timbre comme élément pertinent jusqu’à des mouvements aussi divers que le dodécaphonisme, 19le sérialisme et l’acousmatique, on peut identifier une même aspiration à conférer à des paramètres du son traditionnellement considérés comme secondaires un caractère structurant.
Sur cette base, nous tâchons de démontrer que, en radicalisant la tendance intégrative, l’art contemporain a transformé l’« expansion » (du plan de pertinence) en une véritable « transcendance ». Nous entendons par transcendance le franchissement par l’œuvre de ses propres frontières pour s’assimiler à tout ce que, par définition, elle n’est pas : d’une part les concepts et les actions qui, en amont ou en aval, déterminent sa manifestation, et de l’autre son contexte, ce « monde environnant » dont l’exclusion permettait de fonder le concept même d’« œuvre ». Concernant les présupposés conceptuels et factuels de l’objet artistique qui, en faisant œuvre par eux mêmes, viennent désormais l’accompagner ou le remplacer, nous identifions deux formes de transcendance caractéristiques de l’art contemporain : la transcendance ontique et la transcendance narrative. La transcendance ontique suppose la mise en évidence des conditions modales de l’œuvre : les savoir-, pouvoir-, vouloir-, devoir- qui encadrent sa réalisation effective. Souvent présentées en tant que telles, ces modalités suspendent aussi bien le faire de l’artiste que l’être de l’objet : d’où le caractère ontique de ce geste qui transforme le mode d’existence de ce dernier, en le faisant passer du stade réalisé à un stade virtuel ou potentiel. Ainsi, l’art conceptuel met en scène le substrat formel et discursif de l’œuvre en exhibant tantôt les consignes sur lesquelles elle se fonde, tantôt les prédicats linguistiques qui la définissent. De son côté, la transcendance narrative, qui conduit à interroger le « récit » de la création artistique, implique le passage de la chose faite au faire qui la produit. Si l’action painting présente les traces laissées par l’action sur l’objet qu’elle a engendré, la performance et le happening donnent à voir cette action au moment même de son accomplissement, qu’elle porte sur un objet ou qu’elle soit centrée sur elle-même.
Transcendance ontique et transcendance narrative étant identifiées comme les formes extrêmes d’un processus sémiotique – celui du questionnement de l’immanence – définitoire de l’art contemporain, nous essayons ensuite de montrer le rôle des principales tendances de la musique contemporaine dans leur mise en place, autrement dit la manière dont les divers paradigmes musicaux du xxe siècle ont pu accompagner les grandes ruptures accomplies par l’art de notre époque. À ce propos, 20nous constatons que, à partir du xxe siècle, la musique est restructurée notamment à partir de deux tendances contraires : l’approfondissement de ses conditions formelles, d’une part, et celui de ses déterminations interprétatives et interactionnelles, de l’autre. Selon notre hypothèse, les révolutions musicales consistant à exploiter l’un ou l’autre de ces versants ont accompagné en sourdine ces mêmes tendances dans l’ensemble des arts. Logique abstraite ou manifestation sensible, la musique aurait ainsi participé, « corps et âme », au développement de l’art contemporain. Logique abstraite, tout d’abord : de manières différentes, le sérialisme dans ses origines et ce qu’on appelle la « musique conceptuelle26 » de Duchamp mettent l’accent sur la conception de l’œuvre, en s’associant aux recherches menées par l’art conceptuel. Plus encore, ils auraient favorisé l’émergence de ce dernier dans la mesure où ils introduisent de la manière la plus évidente les opérations élémentaires qui le caractérisent, à savoir la réduction du sensible à un nombre limité de paramètres gérés suivant un système préconçu – procédé définitoire de l’« esprit sériel27 » – et le remplacement de l’objet artistique par l’énonciation verbale de ses conditions de réalisation – démarche caractéristique de la « musique conceptuelle » duchampienne. Manifestation sensible, ensuite : la musique sérielle post-webernienne (caractérisée par la liberté qu’elle accorde à l’exécutant) et celle qui fait appel à la situation communicative mettent l’accent sur l’interprétation, en fournissant pour les autres arts un modèle respectivement herméneutique et pragmatique. Modèle herméneutique, le sérialisme post-webernien est en effet cité par Umberto Eco comme l’exemple par excellence de l’« œuvre ouverte28 », le concept même d’« interprétation » – littéraire – tel qu’il le définit trouvant sa source dans l’interprétation musicale mise en place par ce type de musique : lire un texte, c’est l’exécuter à la manière du musicien qui opère des choix aussi bien énonciatifs que structurels. Modèle pragmatique, la 21musique qui fait intervenir la situation communicative ouvre la voie, notamment à partir des recherches cagiennes, à la réalisation d’œuvres fondées sur la pure interaction sensible et sur les événements qu’elle fait émerger. Performance et happening trouveraient donc leur ancrage dans le substrat phatique29 d’une musique composée in situ.
Ayant identifié les modes de participation de la musique – ou des musiques – aux gestes de l’art contemporain que nous considérons comme fondateurs, nous proposons une troisième forme de transcendance qui, en englobant les autres, nous semble fournir les clés de la compréhension de la logique sous-jacente à la suite de transgressions esthétiques accomplies par les différents arts depuis le xxe siècle : la transcendance structurelle. En intégrant, étape par étape, le « monde environnant » à son plan de l’expression, l’œuvre se projette « au-delà de l’œuvre », dans un processus qui explique en lui-même les transformations ontique et narrative auparavant identifiées. Si l’ouverture interprétative postulée par U. Eco opère malgré tout sur un objet que l’on peut encore reconnaître comme entité autonome, l’ouverture sémiotique qui résulte de la transcendance structurelle met en question l’existence de l’« œuvre » : celle-ci, en sortant d’elle-même, rejoint son contexte ou se fond en lui. À partir de la modélisation sémiotique développée par Jacques Fontanille30 pour expliquer l’intégration de nouveaux plans de pertinence à ce que l’on considère comme un « texte », nous parcourons une à une les étapes traversées par les différents arts – poésie, peinture, musique –, des avant-gardes à l’art contemporain, dans un mouvement 22expansif qui révèle ici toute sa cohérence. Ainsi, en dépassant le niveau du signe, l’œuvre intègre d’abord son médium, c’est à dire le dispositif, visuel ou acoustique, qui véhicule ce signe avec les contenus dont il est porteur. Ce procédé permet d’appréhender de manière transversale le premier mouvement de transgression accompli par les différents arts, en montrant la logique sémiotique commune à des recherches rarement mises en corrélation : les monochromes qui donnent à voir la surface du tableau, le cinéma abstrait qui fait intervenir la pellicule dans le film, la « poésie visuelle » et les « partitions graphiques » qui intègrent la surface de la page ; mais aussi, du point de vue acoustique, les « poèmes phonétiques » des dadaïstes et l’acousmatique de Pierre Schaeffer, qui interrogent le son brut en tant que support du sens. À un niveau supérieur, l’incorporation de l’objet conduit à mettre en évidence la dimension réique de l’œuvre artistique : c’est, dans les arts plastiques, la démarche du mouvement supports-surfaces, qui montre le tableau comme une structure tangible, mais aussi celle du ready-made et, en amont, des collages et des assemblages. En littérature, le « livre-objet » explore cette dimension. De son côté, la « musique concrète » dans la tradition de Luigi Russolo – qui s’étend jusqu’aux « instruments préparés » de John Cage et à sa « musique d’ameublement » – associe le son et le bruit à leur source objectale. En franchissant encore un pas, l’art contemporain aurait étendu la circonscription de l’œuvre à la « situation sémiotique » constituée par les interactions entre sujets autour de l’objet : leur faire sémiotique. C’est là la justification structurelle de ce que nous avons appelé « transcendance narrative ». Si la performance et le happening mettent en scène l’échange entre sujets, l’art interactif se centre sur la relation entre sujet et objet, et les installations et environnements mettent l’accent sur le rapport du sujet à l’espace. En intégrant des situations sémiotiques plus complexes, le « mail art » et l’« art planétaire » (Stephan Barron) font appel à des pratiques stratégiquement coordonnées. À un dernier stade, l’art contemporain rejoint ce qu’on appelle en sémiotique les formes de vie, systèmes cohérents qui fondent les communautés d’appartenance au sein du social. Tandis que l’art sociologique donne effectivement à voir la vie en société à travers des expériences proches du travail de terrain, l’art conceptuel renvoie, par la « mise entre parenthèses » du signifiant, aux déterminations non seulement formelles, mais aussi discursives, culturelles et sociales de l’œuvre. Si dans le premier cas la forme de vie 23se trouve intégrée au plan de l’expression de l’objet artistique, dans le second elle est suggérée sur le plan du contenu à travers la verbalisation ou à travers l’épuration du signifiant. La « transcendance ontique », associée aux procédés de l’art conceptuel, interviendrait donc à ce stade d’expansion de l’œuvre artistique. Du médium à la forme de vie, nous nous efforçons ainsi de mettre en évidence la cohérence sémiotique qui sous-tend les révolutions formelles mises en œuvre par l’ensemble des arts depuis le début du xxe siècle.
Enfin, en interrogeant les modes de présence de la musique au sein de ce parcours intégratif, nous observons qu’elle est systématiquement convoquée lorsqu’il s’agit de concevoir une grammaire immanente du sensible ou de l’intelligible : grammaire des formes et des couleurs, grammaire des interactions esthésiques, grammaire des opérations logiques, grammaire du social… Ainsi, on peut considérer qu’elle est susceptible d’intervenir, du moins partiellement, dans le franchissement de chaque niveau de pertinence de l’œuvre artistique. Mais cette démarche structurelle va de pair avec la consolidation d’un imaginaire déployé autour de la musique ; un imaginaire fondé sur un certain nombre de topoï profondément ancrés dans notre culture. En essayant de reconstituer une sorte mythologie contemporaine de la musique qui aurait déclenché en même temps des transformations formelles, nous identifions cinq motifs fondamentaux : « l’image, miroir du son », « la musique pétrifiée », « le corps musical », « les chants du social », « la musique du monde ». Nous montrons alors comment l’art contemporain, entre musique, architecture et arts plastiques, réinvestit ces lieux mythiques ou les met en question, avec les moyens techniques et esthétiques qui lui sont propres.
Or deux critères restrictifs délimitent ce travail : l’un d’ordre méthodologique, l’autre d’ordre culturel. Du point de vue méthodologique, nous ne cherchons pas à effectuer une description chronologique et exhaustive des créations réalisées autour de la musique à l’époque actuelle, mais nous nous efforçons plutôt, encore une fois, de dégager les transformations subies par le paradigme musical dans les créations contemporaines, sur la base d’une réflexion générale sur la musicalité. Par quels moyens l’art de notre époque fait-il « sortir » la musique de son terrain propre ? Peut-on parler effectivement d’une musicalisation des arts visuels et plastiques, voire d’une musicalité qui leur serait 24constitutive ? Quel est le rôle de cette musicalité dans le devenir récent des formes esthétiques ? Comme nous l’avons suggéré, notre démarche consiste d’une part à interroger l’art contemporain sur l’horizon d’une modélisation fondée sur la théorie sémiotique, et d’autre part à mettre en évidence les sources mythiques, philosophiques et historiques des propositions actuelles afin de mieux appréhender leur spécificité.
Du point de vue culturel, un paramètre essentiel est à considérer dans l’étude des rapports entre le paradigme musical et l’art contemporain, à savoir la convergence d’au moins deux sources épistémiques et esthétiques majeures que les mouvements ultérieurs ont prolongées de diverses manières ou avec lesquelles, au contraire, ils se sont efforcés de rompre : le romantisme (allemand, en particulier) et le symbolisme français. En ce qui concerne le romantisme allemand, ce mouvement marqué par le développement de l’esthétique de la « musique absolue » fait constamment appel au modèle de la musique aussi bien dans le domaine de la science que dans celui de l’esthétique : des philosophes et des physiciens ont recours aux principes de l’art musical pour expliquer l’organisation du monde (Herder, Ritter), tandis que des artistes envisagent une peinture où l’arabesque jouerait le rôle de la ligne musicale (Runge) et une littérature contenant des récits « comme des rêves », « purement harmonieux31 » (Novalis). En renouvelant les moyens artistiques, certaines œuvres de notre époque font référence, avec nostalgie ou avec ironie, à cette possibilité de musicalisation de la nature – comme c’est le cas dans nombre de créations de Su-Mei Tse ou dans l’installation Cosmos de Boris Achour –, des arts visuels et plastiques – nous pensons à Lumia, de Thomas Wilfred et, en amont, aux voies musicalistes de l’abstraction – ou de la poésie – voir, dans le cadre des avant-gardes, la « musique verbale » de Michel Seuphor. Dans le prolongement du romantisme, Richard Wagner a vu dans l’opéra la possibilité de réaliser une « œuvre d’art totale ». Cette aspiration qui, comme le montre Marcella Lista, accompagnera l’évolution des avant-gardes32, trouverait des échos d’une part dans le concept d’« installation », forme d’« union des arts » que l’art contemporain accomplit 25paradoxalement par la diversification du sensible, et de l’autre dans le happening, qu’Allan Kaprow conçoit comme une forme d’« art total » qui rompt néanmoins avec la « hiérarchisation des arts » prônée au xixe siècle33. En philosophie, Schopenhauer affirmait la primauté de la musique sur l’ensemble des arts du fait qu’elle constituait, selon lui, une représentation directe de la Volonté – force créatrice aveugle dont on ne peut s’affranchir que par la contemplation. C’est justement à travers la double influence de Wagner et de Schopenhauer que le symbolisme français se rattache au romantisme allemand : s’il en préserve et en nourrit certains topoï fondamentaux qui seront repris ou remis en question au xxe siècle, il donne aux aspirations romantiques de musicalisation une orientation plus formelle qui marquera certaines voies de l’art à venir. À ce propos, Charles Harrison et Paul Wood observent que l’idéalisme caractéristique du symbolisme va de pair avec la revendication « de l’autonomie du langage et de l’art comme systèmes de symboles ». Ainsi, poursuivent-ils, la « modernité » du symbolisme relève du postulat, communément accepté de nos jours, que « la signification d’un tableau n’est pas, en principe, plus assurée par sa ressemblance avec des aspects du monde réel que celle d’un poème ne l’est par un lien causal entre les mots qui le composent et les objets que ces mots se trouvent signifier. Dans les deux cas, ce sont les relations internes entre les parties qui assurent la possibilité d’une signification et d’un effet de l’ensemble34. » Sous le modèle de la musique, le symbolisme contribue donc à consolider le principe d’immanence que le romantisme envisageait déjà à travers l’idée de l’œuvre-microcosme, entité autonome définie par ses corrélations internes. Si ce principe a marqué le développement des avant-gardes picturales, il sera continûment mis en crise par la force expansive du plan de l’expression de l’œuvre au sein l’art contemporain.
Dans la perspective du paradigme musical, de son évolution – et de son éclatement –, tels sont les principaux courants, en eux-mêmes complexes et hétérogènes, qui nourrissent l’art de notre époque et à l’égard desquels il se définit, par continuité ou par rupture.
26En 2008, l’exposition On/Off a permis à divers auteurs de réfléchir à l’évolution de la création artistique contemporaine, autour du modèle électrique de la vision. À ce propos, Pascal Rousseau affirme dans sa contribution au catalogue que, de nos jours, nombre d’artistes centrent leur travail sur le « champ d’expérience d’une perception étendue (Expanded Eye), à l’orée des limites sensorielles35 ». De la saturation à la privation – de l’éblouissement et la stridence à la cécité et la surdité –, les pratiques contemporaines proposent de nouveaux modes d’appréhension de l’univers sensible. Cette exploration des confins de la perception nous semble aller de pair avec une exploration des limites de l’œuvre d’art elle-même : la tension perceptive (du point de vue du sujet) serait corrélée à une tension matérielle et structurelle (du point de vue de l’objet). Dans ce contexte, le recours au paradigme musical pour rendre compte de la production et de la réception de l’objet artistique ne peut s’accomplir qu’en redéfinissant les frontières mêmes de ce paradigme : si, en accord avec une ancienne utopie, l’œuvre plastique peut encore incarner ou représenter la musique, ce n’est qu’en poussant celle-ci dans ses derniers – ou dans de nouveaux – retranchements. En prenant ancrage sur la théorie sémiotique, nous approcherons ces expériences perceptives et formelles extrêmes dans ce qu’elles ont, encore et toujours, de musical.
Or, si la sémiotique s’interdit, par méthode, toute interrogation d’ordre ontologique, force est de constater que, face à ces limites matérielles et perceptives sans cesse repoussées, à cette intégration obstinée d’éléments nouveaux dans le champ de l’immanence artistique, la question ne peut pas ne pas se poser de la limite des limites et de la quête sans cesse reconduite de « nouveaux retranchements ». Les transcendances que nous avons observées – ontique, narrative et structurelle – omettent la première des « transcendances », propre à la sémantique du terme même : la transcendance métaphysique, ou du moins esthétique. Le sentiment éprouvé de la beauté s’exprimait déjà chez Valéry à travers les propriétés de l’esthésie. Mais, de nos jours, celle-ci semble exclusivement associée au « désajustement » produit par la rupture. En revenant au point de vue primordial du spectateur qui se trouve aujourd’hui face à une œuvre, on sait en effet qu’il ne peut la considérer comme de l’art 27moderne ou contemporain si elle n’éveille en lui quelque étonnement – ou du moins s’il n’y décèle l’intention de le produire, au moment même où elle a été réalisée. Entre les contraintes de l’institution muséale, les constructions critiques et historiques, et les manifestes des artistes eux-mêmes, l’art de notre époque a assumé comme visée inatteignable la rupture à chaque fois fondatrice. Mais, fondatrice d’un nouveau plan de pertinence et d’un nouveau système sémiotique, cette rupture est-elle fondatrice d’une expérience – sensorielle, affective et existentielle – proprement esthétique ? Rien n’est moins sûr, à moins de redéfinir le concept même d’esthétique. En mettant en évidence le parallèle entre révolutions musicales et bouleversements dans les arts plastiques, nous espérons contribuer modestement à cette redéfinition, ne serait-ce qu’en pointant les problèmes que pose dans l’art la quête d’une « innovation » qui, a posteriori, apparaît sinon comme soigneusement « programmée », du moins comme étonnamment cohérente.
1 H. Rovel, « Les lois d’harmonie de la peinture et de la musique sont les mêmes », in Les tendances nouvelles. Organe officiel de l’Union Internationale des Beaux-Arts, des Lettres, des Sciences et de l’Industrie. Recueil de philosophie d’art, troisième année, no 35, septembre 1908, p. 721.
2 L.-B. Castel, Esprit, saillies et singularités du P. Castel, Paris, Vincent, 1763, p. 226.
3 Ibid., p. 236.
4 Paris, Schleicher Frères, 1900.
5 Cf. Les Miroirs, Paris, La Phalange, 1908.
6 L’Art et le geste, Paris, Alcan, 1910.
7 R. Hausmann, « Manifeste du présentisme contre le dupontisme de l’âme teutonique », Courrier Dada, Paris, Allia, 1992, p. 96.
8 H. Valensi, Le musicalisme, avant-propos d’André Devaux, Paris, Sedrowski, 1936, p. 65.
9 Cf. Édouard Roditi, préface à Les Cahiers d’arts. Documents, « Henri Valensi. 1883-1960 », no 244, Genève, Pierre Cailler, 1967, p. 4. Cf. également, du même auteur, « Le Musicalisme d’après Henry Valensi », in R. Bayer, Entretiens sur l’art abstrait, Genève, Pierre Cailler, 1964, p. 125-151.
10 À ce propos, J.-Y. Bosseur affirme : « La pensée musicale a constitué une source de réflexion privilégiée pour des peintres comme Kandinsky, Kupka ou Delaunay, qui ont cherché des structures d’organisation de l’espace plastique susceptibles de s’éloigner, voire de se libérer des lois de la représentation. » Musique et arts plastiques. Interactions au xxe siècle, Paris, Minerve, 2006, p. 18. De même, K. von Maur soutient à propos du modèle musical dans les arts visuels : « La musique a en effet joué à plus d’un titre le rôle de modèle pour ces arts en devenant l’une des sources primordiales de leurs innovations. On ne saurait guère s’étonner que, sur ce point, la plupart des exemples illustrant notre propos doivent être empruntés au domaine de l’art abstrait, tant il est vrai que c’est précisément cette dissolution du lien à un référent matériel qui constitue le pouvoir de séduction fondamental de la musique. En créant un langage pictural autonome, les peintres entendaient se forger des équivalents visuels à cette absence de référence au monde des objets. » « Bach et l’art de la fugue », in F. Drugeon (éd.), Sons et lumières. Une histoire du son dans l’art du xxe siècle, Paris, Centre Pompidou, 2004, p. 17. Cf. également J. Arnaldo (éd.), Analogías musicales. Kandinsy y sus contemporáneos, Madrid, Thyssen-Bornemisza, 2003.
11 W. Kandinsky, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier (1911), édition établie et présentée par Ph. Sers, Paris, Denoël, 1989, « Le langage des formes et des couleurs », p. 114.
12 Ibid., « La pyramide », p. 98.
13 « Vous voyez : totalité, ensemble de couleurs, opposées les unes en complémentaires, les autres, au centre, en dissonance… j’emploie un mot musical. » Robert Delaunay, Du cubisme à l’art abstrait, documents inédits publiés par P. Francastel, et suivis d’un catalogue de l’œuvre de R. Delaunay par G. Habasque, Paris, SEVPEN, Bibliothèque générale de l’École Pratique des Hautes-Études, 1957, p. 217.
14 K. von Maur, « Bach et l’art de la fugue », op. cit., p. 17.
15 D. Paquette, « Le piano à couleurs. Hommage au clavecin oculaire du Père Castel », in J.-L. Cupers (éd.) Synesthésie et rencontre des arts. Hommage au professeur Jean Heiderscheidt, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 2011, p. 166.
16 Ibid., p. 163.
17 Ibid., p. 165.
18 L’Œil moteur. Art optique et cinétique 1950-1975, Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg, 2004-2005.
19 Nous pensons évidemment à Sons et lumières. Une histoire du son dans l’art du xxe siècle, op. cit., mais aussi à des expositions telles que Sonic Process. Une nouvelle géographie des sons, Paris, Centre Pompidou, 2002-2003 ; Volume(s), Casino Luxembourg, 2008 ; et Leçon d’écoute, Frac Lorraine, 2012. Cf. également, aux États Unis, Visual Music, Museum of Contemporary Art, Los Angeles / Hirshhorn Museum, Washington, D. C., 2005, et What Sound Does a Color Make ?, Independent Curator International, New York-Pittsburg-Baltimore, 2005.
20 Light Pieces, Casino Luxembourg, 2000 ; On/Off, Luxembourg, Casino Luxembourg-Fonds régional d’art contemporain de Lorraine-Saarlandmuseum, 2008.
21 Aux origines de l’abstraction 1800-1914, Paris, Musée d’Orsay, 2003.
22 Musicircus, exposition présentée au Centre Pompidou-Metz du 20 avril 2016 au 17 juillet 2017.
23 J.-Y. Bosseur, L’Œuvre ouverte, d’un art à l’autre, Paris, Minerve, 2013, p. 165.
24 M. Colas-Blaise et V. Estay Stange, « Ouïe par tous les sens », in M. Colas-Blaise et V. Estay Stange (éd.), Synesthésies sonores, Paris, Classiques Garnier, « Rencontres », à paraître.
25 S. Mallarmé, « Crise de vers » (1892-1895), Igitur, Divagations, Un coup de dés, édition de B. Marchal, Paris, Gallimard, « Poésie », 2003, p. 248.
26 S. Stévance, « Les opérations musicales mentales de Duchamp. De la musique “en creux” », in Images Re-vues, 7, 2009, document 2, mis en ligne le 20 avril 2011, <http://imagesrevues.revues.org/375>. Cf. aussi, de la même auteure, Duchamp, compositeur, Paris, L’Harmattan, 2009. Comme nous le verrons, cette « musique conceptuelle » serait associée aux œuvres de Duchamp Erratum Musical et La Mariée mise à nu par ses célibataires même.
27 Terme proposé par J.-Y. Bosseur, « La permanence d’un esprit sériel », in P. Leray (éd.), Cahier de la Revue d’Art et de Littérature, Musique, no 9, « Ceci n’est pas une série », Le chasseur abstrait, 2008.
28 U. Eco, L’Œuvre ouverte (1962), trad. par Ch. Roux de Bézieux, Paris, Seuil, 1965.
29 Rappelons que, pour R. Jakobson, la « fonction phatique » est une des six fonctions du langage. Centrée sur le canal de communication entre les interlocuteurs, elle permet de maintenir le contact à travers des termes – par exemple, « allo ? », « tu m’entends ? » – ou des gestes – hochements de tête, confirmation par le regard – qui servent à vérifier que celui-ci est toujours actif. Les autres fonctions du langage sont : expressive (centrée sur le locuteur), conative (centrée sur le récepteur, qui se trouve par là interpellé), métalinguistique (tournée vers le code dans lequel s’insère le message), référentielle (renvoyant au monde extérieur) et poétique (portant sur le message lui-même). Selon notre hypothèse, la fonction phatique aurait une importance plus grande que celle que Jakobson lui-même lui a attribuée, notamment dans le cadre de l’expérience esthétique, où le poétique et le phatique sont souvent indissociables. R. Jakobson, « Linguistique et poétique » (1960), Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.
30 Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008, et « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotique des cultures », in J. Alonso, D. Bertrand, M. Costantini et S. Dambrine, La Transversalité du sens. Parcours sémiotiques, Paris, PUV, « Essais et savoirs », 2006, p. 213-240.
31 Novalis, L’Encyclopédie (rédigé v. 1798, publication posthume), trad. et présentation par M. de Gandillac, Paris, Minuit, 1966, 1473 (v-286), p. 329.
32 Cf. M. Lista, L’Œuvre d’art totale à la naissance des avant-gardes : 1908-1914, Paris, CTHS, 2006.
33 A. Kaprow, « Notes sur la création d’un art total » (1958), dans L’Art et la vie confondus (1993), textes réunis par J. Kelley, trad. par J. Donguy, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996.
34 Ch. Harrison et P. Wood, Art en théorie. 1900-1990 (1992), Paris, Hazan, 1997, p. 41.
35 P. Rousseau, « Le regard électrique », in E. Lunghi (éd.), On/Off, Luxembourg, Casino Luxembourg – Fonds régional d’art contemporain de Lorraine-Saarlandmuseum, 2008, p. 13.
- Thème CLIL : 3936 -- ARTS ET BEAUX LIVRES -- Arts majeurs -- Musique -- Histoire de la musique
- ISBN : 978-2-406-07210-2
- EAN : 9782406072102
- ISSN : 2495-7771
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07210-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/06/2018
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