Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : La Lettre clandestine
2015, n° 23. La littérature philosophique clandestine dans les correspondances - Auteurs : Paganini (Gianenrico), Mothu (Alain), Laursen (John Christian), Seguin (Maria Susana)
- Pages : 319 à 349
- Revue : La Lettre clandestine
Winfried Schröder, Athen und Jerusalem. Die philosophische Kritik am Christentum in Antike und Neuzeit, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog (« Quaestiones », 16), 2011, 292 p.
Si Tertullien avait déjà opposé Athènes et Jérusalem (De præscriptione hæreticorum), cette comparaison reviendra dans la critique au cours du xxe siècle, entre autres dans les travaux, très différents, de Léon Chestov (Athènes et Jérusalem, essai de philosophie religieuse, original russe écrit en 1937, publié en français en 1938) et de Léo Strauss (« Jerusalem and Athens. Some introductory reflections », dans Commentary, 43, 1967). L’essai de W. Schröder offre une perspective nouvelle et originale : non seulement parce qu’il s’agit d’une enquête historiquement fondée et extrêmement solide du point de vue philologique et textuel, mais surtout en raison du point de vue que l’auteur adopte sur la question. Le point de départ de W. Schröder est la conviction qu’« Athènes et Jérusalem » ont été en conflit depuis le début et que les tentatives de conciliation ont immédiatement été contrecarrées par les derniers philosophes païens, et en particulier la triade Celse, Julien et Porphyre, auteurs de polémiques philosophiques antichrétiennes dont une grande partie est perdue ou conservé dans les réponses qu’y apportèrent des apologistes. Par ailleurs, l’auteur a recherché l’héritage de ces polémiques dans la pensée moderne, dans la période qui va de Bodin à d’Holbach, et donc de la fin du xvie siècle à la fin du xviiie siècle. L’objectif de W. Schröder est double : d’un côté, faire émerger les contenus philosophiques de la bataille antichrétienne conduite par des penseurs païens qui soumirent la religion nouvelle à une critique rigoureuse avant son adoption définitive sous Constantin ; d’un autre côté, montrer comment ces auteurs ont pu intéresser, entre la fin de la Renaissance et les Lumières, les libertins, les libre penseurs, les dissidents et les anticonformistes.
Il est impossible de rendre compte de la richesse des thèmes traités en l’espace de quelques pages. Il suffit de dire que les contributions principales sont distribuées en quatre grandes sections. La première concerne « Les attaques de l’Écriture Sacrée » (p. 71-84) et s’intéresse à la critique biblique des penseurs païens. Dans ce domaine, on retient : la contestation des prophéties, en particulier celle de Daniel ; la thèse que Moïse n’est pas l’auteur du Pentateuque (qui annonce la critique philologique moderne, devenue célèbre grâce à Hobbes et à Spinoza) ; les
écarts entre le messianisme vétérotestamentaire et la manière dont les chrétiens prétendent que Jésus l’avait concrétisé. La majeure partie du livre est consacrée aux dissensions philosophico-théologiques ; elle est divisée en trois parties : la « Foi » (p. 87-138), les « Miracles » (p. 138-190) et la « Morale » (p. 190-220). Au centre des différends au sujet de la doctrine de la foi se trouve le caractère irrationnel de celle-ci (alogos pistis) que les derniers païens reprochent aux chrétiens, et que ces derniers paradoxalement finiront par revendiquer, soulignant l’autonomie totale des dogmes par rapport à la philosophie. Ce caractère d’irrationalité se verra renforcé ultérieurement par la reprise, par Clément d’Alexandrie, des aspects de la psychologie stoïcienne de l’assentiment, dans le but de mettre en avant le caractère volontaire de la foi (et, parallèlement, la nature volontaire, et donc coupable, de l’erreur et du dissentiment). Avec Augustin, la culpabilisation du dissentiment et l’accentuation de la nature volontaire de l’assentiment iront de soi, ce qui aboutira à une doctrine de l’intolérance religieuse condamnant la liberté de conscience, quand celle-ci ne s’accorde pas à l’orthodoxie, la stigmatisant comme une « liberté à l’erreur » qui serait « la pire des morts de l’âme ».
À propos des objections soulevées par ces penseurs contre la concession chrétienne de la pistis, W. Schröder parle d’une « double influence » sur la culture européenne postérieure (p. 109). En premier lieu, les critiques de Celse, Porphyre et Julien révèlent que le christianisme était non seulement incompatible avec les règles de la rationalité reconnues par la philosophie, mais aussi avec le common sense des contemporains des premiers siècles. Dans un second temps, ces critiques auront une influence réelle sur la naissance de concepts modernes : cela va de la méditation de Montaigne (II, xix) sur la « liberté de conscience », qui se pose en même temps comme une réévaluation de la figure de Julien, jusqu’aux origines du concept de « religion naturelle » chez Bodin et Herbert de Cherbury. Si on voulait résumer en quelques mots toute cette partie, on pourrait dire que le retour du « monothéisme inclusif » et tolérant des Anciens après le « monothéisme exclusif » et intolérant des chrétiens – pour reprendre la terminologie de Jan Assmann devenue désormais classique – doit beaucoup à la renaissance à l’époque moderne des thèses avancées par les penseurs néoplatoniciens de l’Antiquité tardive. Aux nombreux exemples cités par W. Schröder, on pourrait ajouter un autre cas paradigmatique : une partie importante de la bataille
antithéologique de Bayle contre le dogmatisme religieux est contenue dans une œuvre intitulée Entretiens de Maxime et de Thémiste, qui comporte de nombreuses allusions probables au penseur du ive siècle, Thémiste, qui livrait une bataille intense en faveur du pluralisme religieux, sur la base d’arguments allant du scepticisme théologique à la théologie négative de l’ineffabilité divine.
La section sur les « miracles » en finit définitivement avec la thèse, chère à Lucien Febvre, suivant laquelle païens et chrétiens auraient partagé une même propension au miraculeux ou au prodigieux, et que c’est pour cette raison qu’ils n’auraient pas pu se mettre d’accord sur une définition correcte du miracle, du moins avant l’avènement de la conception moderne de la science et de la nature (une thèse de ce type a été théorisée aussi par Robert Lenoble, lequel, dans son célèbre livre sur Mersenne, soutient que la conception moderne de la légalité scientifique est née de la nécessité de s’opposer au naturalisme de la Renaissance en sa représentation « magique » de la nature). Selon cette thèse, seule la science et l’apologétique modernes auraient finalement éliminé l’indistinction et la confusion entre Miraculum / miracle, d’une part, et mirabile / marvel d’autre part, définissant le miracle proprement dit comme une « violation de l’ordre des lois naturelles » (p. 162). Or, à travers une analyse précise des textes de Celse, Julien et Porphyre, W. Schröder réfute cette thèse historiographique et soutient, au moyen d’arguments et de citations convaincantes, que dans l’Antiquité tardive l’on disposait déjà de concepts tels que « lois de l’ordre » du monde et, parallèlement, de celui de « miracle » entendu comme une violation de l’ordre de la nature (para physin). Le présent ouvrage montre de manière persuasive que, dans leur opposition au christianisme, ces auteurs païens rejettent l’idée typiquement chrétienne suivant laquelle la toute-puissance divine n’aurait aucune limite, et qu’elle peut agir contre les lois de l’ordre du monde, comme il serait arrivé dans le miracle par excellence, celui la résurrection du Christ, ou celui annoncé de la résurrection finale des corps. Un bel examen de textes, qui vont de Bodin à Voltaire et D’Holbach, montre ensuite que « sur ce point, rien ne change pendant l’époque moderne » par rapport à l’Antiquité. « Quand un critique des miracles de la fin des Lumières, qui s’est familiarisé non seulement avec le débat antique correspondant, mais aussi avec le chapitre vi du Tractatus theologico-politicus de Spinoza et avec Of miracles de Hume, en
appelle “au cours uniforme et stable de la nature”, il ne met pas en jeu des présupposés de philosophie ou, respectivement, de science de la nature différents de ceux d’un auteur fermé à la mentalité prémoderne de la Renaissance tardive comme Bodin, qui conçoit lui aussi les miracles comme une transgression de l’inviolable et inaltérable série des causes naturelles” » (p. 182).
La troisième partie du livre, consacrée à la morale, se concentre principalement sur deux thèmes : d’une part, les questions de la prédestination, de la grâce et de la liberté du sujet agissant ; la réévaluation, de la part des chrétiens, de la vertu et des conditions de vie, comme la pauvreté et l’humilité, qui dans le monde antique n’étaient pas regardées comme des vertus et étaient donc dépréciées. Et le thème des « vertus outrées » et en général de l’étrange moralité prêchée par le catholicisme, qui d’un côté conçoit la justice comme un don de Dieu et non le fruit d’un choix volontaire du sujet, et de l’autre propose une éthique qui pour être trop abstraite et élevée (comme dans le précepte du pardon ou celui d’aimer son ennemi) finit par se révéler impraticable et incompatible avec la vie réelle de la société. Les deux aspects de la critique convergent vers le fait que la doctrine chrétienne, en particulier dans la version paulienne devenue majoritaire avec Augustin d’abord, puis la Réforme, avait eu des conséquences destructrices pour la vie morale. La condamnation de la vertu des païens, le précepte pascalien de la « haine de soi », la thèse de la grâce divine accordée arbitrairement et indépendamment des « mérites » des pécheurs, offriront beaucoup de matière à contestation, sinon à scandale (et parfois à ironie) aussi bien aux païens des premiers siècles qu’aux penseurs modernes, de Bodin jusqu’aux déistes et aux penseurs des Lumières. Dans cette double perspective, la recherche de W. Schröder est exhaustive et particulièrement riche d’indices.
Il existe donc une évidente continuité entre l’Antiquité tardive et la modernité, à travers laquelle on peut reconstruire – comme le fait W. Schröder – une véritable généalogie de l’incrédulité à partir des textes de Celse, de Julien et de Porphyre. Parmi les nombreux exemples que mentionne W. Schröder nous en retiendrons au moins trois qui sont évidents : en 1752 est publié anonymement (mais l’auteur serait Jean-Baptiste Mirabaud) Le Celse moderne dans lequel on fait revivre les objections antichrétiennes du philosophe du iie siècle ; une douzaine d’année plus tard, le marquis d’Argens, très actif dans la propagande des
Lumières et dans les réseaux clandestins, publie la Défense du paganisme par l’empereur Julien, où sont réunis, commentés et annotés les textes du dernier restaurateur du paganisme ; à la fin du xviiie siècle l’Allemand Christian Ludwig Paalzow publie une traduction du Système de la Nature de d’Holbach, le plus récent et plus radical penseur des Lumières, et trois œuvres dédiées aux derniers penseurs païens : respectivement Celse (1791), Hiéroclès (1785) et Porphyre (1793). Ces trois livres portent dans le titre l’indication Prüfung und Vertheidigung der Christlichen Religion, mais la partie de « l’examen » critique est nettement plus importante et convaincante que celle consacrée à la défense du christianisme.
Les conclusions du volume (p. 221-330) sont organisées autour de quelques points que nous pouvons résumer ici de manière synthétique. 1) Les critiques de Celse, Julien et Porphyre frappent le christianisme dans son identité même, et montrent en même temps l’existence de fissures profondes dans ce qui est souvent présenté comme les fondements monolithiques de l’Occident. 2) On dit communément que les critiques adressées par les Lumières au christianisme sont entachées d’une forme d’anachronisme, ou d’un préjugé abstrait et anhistorique. Au contraire, le volume montre que ces critiques reprennent sous de nombreux aspects les jugements déjà formulés par les penseurs de l’Antiquité tardive, strictement contemporains du premier christianisme. 3) Ce sont surtout les « radicaux », plutôt que le mainstream, qui ont connu et repris les opinions d’auteurs païens comme Celse, Porphyre, Julien, lesquels n’ont parfois pas été pris en compte par des auteurs plus « modérés » comme Hume. 4) Pouvons-nous donc tirer des conclusions des critiques de l’Antiquité tardive et repenser dans ce sens les relations entre la philosophie et le christianisme ? Après avoir vérifié que deux grandes vagues d’attaques contre le christianisme peuvent se vérifier aussi bien dans l’Antiquité tardive que pendant la Neuzeit et l’Aufklärung, W. Schröder remarque que cette religion tient fermement au Grundsatz (la résurrection du Christ), malgré tous les arguments et le dépassement de l’image pré-scientifique du monde, qui s’est réalisée même dans le cadre religieux. C’est précisément la « facticité » de la résurrection qui constitue la limite ultime que l’on ne peut pas mettre en cause, sous peine de dissoudre le noyau essentiel du christianisme. 5) L’opposition entre Athènes et Jérusalem éclaircit les scissions internes aux fondations de l’Occident. W. Schröder reconnaît comme un fait historique que le christianisme a
eu une influence durable sur la transmission de la culture classique dans la culture européenne (beaucoup plus que l’Islam). En même temps, cependant, il circonscrit dans des limites assez étroites cette fonction de relais. « Pour les auteurs des Lumières – écrit-il –, dont le regard sur le christianisme s’était aiguisé grâce à la lecture de Celse, Porphyre et Julien, le nouveau traitement chrétien de la compréhension de la foi, des miracles et de la morale apparaissait comme une fausse route dans l’histoire de l’Occident. Pour eux, mais aussi pour les hommes des Lumières qui n’étaient pas familiers de la critique Antique tardive du christianisme, il s’agissait de mettre en valeur les positions qui avaient été occultées pendant des siècles par le christianisme » (p. 230).
Avec ces résultats s’ouvre une nouvelle phase dans le débat sur l’opposition entre Athènes et Jérusalem qui va bien au-delà des conclusions, cela dit remarquables, auxquelles était parvenu Leo Strauss, auteur à mon avis de l’analyse la plus lucide du sujet, avant ce livre. Il convient donc de revenir à Strauss et à sa manière de définir le sujet pour apprécier, par contraste, l’avantage et la nouveauté de l’analyse de W. Schröder. Strauss était arrivé – comme Schröder – à la conclusion que la civilisation occidentale avait non pas une, mais « deux racines, fondamentalement discordantes », qui étaient dans un rapport « d’antagonisme » constant et que leur « désaccord fut véritablement radical ». Au-delà de la divergence sur la morale, le point fondamental du désaccord était pour Strauss la conception de la « nature » (ou mieux, l’absence de cette conception dans la Bible) et, par contraste, la thèse de la toute-puissance divine, qui est à la base de la nature du Dieu biblique. Philosophie et Bible constituaient pour lui « une alternative » et il aurait certainement été d’accord avec une recherche qui, comme celle de W. Schröder, souligne le contraste. Les ressemblances, pourtant, s’arrêtent là, parce que Strauss était arrivé à cette conclusion en utilisant une méthode comparatiste, une opposition presque typologique de ce qui était grec par opposition à ce qui était biblique, typologie obtenue par abstraction – là où la méthode de Schröder est proprement historico-critique, et procède pour cela à l’identification du problème et des solutions alternatives à travers la reconstitution de positions historiquement déterminantes, et non d’idées types. Par ailleurs, alors que Strauss indiquait chez les prophètes d’une part, et dans le parcours de Socrate à Aristote d’autre part, les modèles dont sont extraits les types culturels (en dépit du fait que ses auteurs de
référence ne se soient jamais posé la question en ces termes), Schröder identifie les motifs du conflit dans des personnes réelles qui entrèrent réellement en discussion les unes avec les autres. Tout ceci confère à l’analyse de W. Schröder pertinence et fondement historique, là où la discussion, au demeurant admirable, de Strauss avait le caractère typique de la spéculation, peut-être plus intéressante pour comprendre la pensée de Strauss lui-même que celle de ses auteurs.
Quand la réflexion philosophique prend la forme d’une reconstruction solide et convaincante, comme celle de W. Schröder, on a le sentiment réconfortant d’avoir fait un grand pas en avant ou, mieux encore, d’assister à un tournant décisif, que ce soit pour la compréhension théorique du problème ou pour l’étude de sa formation historique.
Gianni Paganini
Trad. Maria Susana Seguin
Isaac de Lapeyrère, Relation du Groenland, sous le titre Le Groenland retrouvé. Édition du texte, annotation et postface de Fabienne Queyroux, Toulouse, Anacharsis, 2014, 176 p.
Le Groenland retrouvé est le titre que Fabienne Queyroux donne à cette édition de la Relation du Groenland de Lapeyrère, dédiée à François de La Mothe Le Vayer et jamais rééditée depuis sa parution à Paris, chez Augustin Courbé, en 1647. Si le Groenland a été retrouvé, c’est en effet qu’on l’avait perdu : colonisé par les vikings d’Éric le Rouge au ixe siècle – qui lui donna le nom accrocheur de « pays vert » –, puis rattaché au royaume du Danemark, il avait en effet disparu « corps et âme » des annales du monde occidental au tout début du xve siècle. La peste noire, en bouleversant l’économie des pays scandinaves, avait raréfié les voyages et les transactions économiques avec ce territoire cerné par une mer polaire inhospitalière et totalement infréquentable en hiver. Pour autant, le Groenland ne fut pas oublié et à la fin du xvie siècle, on partit à sa recherche, par voie marine et plus encore par voie d’archives. Isaac de Lapeyrère, de passage à Copenhague au milieu du xviie siècle, où il officiait comme secrétaire de l’ambassadeur La Thuillerie (chargé de réconcilier Suède et Danemark, à l’avantage de la politique européenne française), rencontra dans le cabinet du savant Ole Worm, devenu son ami et bientôt un correspondant des frères Dupuy, les reliefs de ce monde perdu : anciens manuscrits, récits de voyages, ossements de créatures étranges, vêtements de peaux, etc. (cf. d’ailleurs le Museum Wormianum, Leyde, J. Elsevier, 1655). Il se lança alors dans la rédaction d’une courte Relation de l’Islande, expédiée en décembre 1644 à La Mothe Le Vayer et demeurée manuscrite, et, dans la foulée, s’attela à une plus ambitieuse Relation du Groenland. Après avoir quitté la Scandinavie (février 1646), il achève cette vaste chronique en Hollande – pays où il retrouve son vieil ami Claude Saumaise et fait la connaissance de Samuel Sorbière –, non sans avoir sollicité de multiples informateurs nordiques, hollandais ou français, pour parfaire son texte et élaborer ses cartes : tous informateurs mineurs ou majeurs sur lesquels Fabienne Queyroux nous renseigne très utilement dans sa Postface et dans ses notes. En septembre, Lapeyrère est de retour à Paris ; son ancien employeur et protecteur, le prince de Condé, meurt fin décembre ; sa Relation sortira des presses en avril 1647, sans nom d’auteur. Worms, son mentor et son premier collaborateur, recevra son exemplaire en octobre.
La lecture attentive de cette Relation et les commentaires qui l’accompagnent dans la longue et instructive Postface de F. Queyroux (p. 113-165), augmentent assurément notre connaissance de Lapeyrère, au-delà de cette période particulière des années 1644-1646 : elle comble des lacunes concernant sa carrière diplomatique, les relations nombreuses (scandinaves et autres) nouées à l’occasion de ses recherches groenlandaises, lesquels vont demeurer et s’élargir à d’autres cercles érudits, et elle nous renseigne encore sur son ethos de savant. Car l’aventurier, qui ignorait le Danois, se faisait fort de connaître toutes les sources écrites en recourant à un ami traducteur (Peder Reedtz) ; il n’économisait aucun effort pour recueillir le maximum d’indications en provenance d’explorateurs toujours vivants, ni pour mobiliser les géographes de l’Europe entière afin de parfaire son propos et ses cartes. Ensuite, et ce point doit tout particulièrement retenir notre attention, il apporte un soin particulier à résoudre la question de l’origine des habitants du Groenland : question qui « s’insère pour lui dans le cadre plus large de son hypothèse préadamite » (F. Queyroux, p. 152). De fait, Lapeyrère cherche à répondre à Grotius, qui connaissait par Mersenne l’hypothèse polygéniste de Lapeyrère et avait cherché à la réfuter en 1642 dans son De origine gentium americanorum dissertatio au moyen d’arguments historiques et étymologiques tablant sur une antique colonisation germano-norvégienne de l’Amérique. Arguments tôt contestés, notamment par Johannes Laetius, sur lequel s’appuiera justement Lapeyrère dans sa Relation (où Grotius n’est jamais nommément cité) pour suggérer une origine autochtone des populations américaines, dont, précise-t-il, les caractéristiques physiques, morales, religieuses et linguistiques, interdisent de penser qu’elles descendent de colons norvégiens (cf. p. 88-89).
La Relation n’en demeure pas moins un texte relativement inoffensif dans l’ordre théologique, mais la réputation sulfureuse de l’auteur du Rappel des Juifs (ouvrage détruit sur ordre de Mazarin) et surtout des « Préadamites », parus en 1655 après une carrière manuscrite évoluant par strates rédactionnelles sur une quinzaine d’années, saura lui attirer de nombreux lecteurs, l’anonymat de l’ouvrage ne devant pas abuser grand monde à l’époque et surtout pas parmi les érudits parisiens. La Mothe Le Vayer et ses proches lurent évidemment l’ouvrage, ils en exploitent à l’occasion des données ethnologiques ; nous avons quant à nous indiqué ailleurs que c’est certainement dans cette Relation que
Cyrano de Bergerac, dans ses États du Soleil, trouva l’idée d’identifier les glaces polaires aux poissons remoras, et par suite de transformer ceux-ci en bêtes-à-glace, ennemies mortelles des salamandres bêtes-à-feu (cf. Relation, p. 132-134 dans l’éd. originale ; ici p. 63-64).
Le texte original est en ligne sur Google et ailleurs. L’édition présente y ajoute une réelle plus-value dans l’information savante. La bibliographie pointue et très informée donnée aux p. 167-170 a réellement servi au commentaire. Ajoutons pour terminer qu’une vidéo de Fabienne Queyroux au sujet de ce livre est visible sur le site « dailymotion ».
Alain Mothu
Nicole Gengoux, Un athéisme philosophique à l’Âge classique : le Theophrastus redivivus, 1659, « Libre pensée et littérature clandestine » n. 56, deux tomes, p. 862, H. Champion, Paris 2014.
Ce livre, en deux tomes, représente jusqu’à présent l’étude la plus complète de l’ouvrage anonyme en latin, daté du milieu du xviie siècle, Theophrastus redivivus, qui contient un système d’athéisme bâti, comme le dit l’auteur, sur les bases de la « raison naturelle ». Le premier exposé d’ensemble des thèses soutenues dans les six traités dont se compose le Theophrastus avait été donné par Guido Canziani et moi-même dans les deux conférences présentées au colloque de Gênes en 1980 (Ricerche su letteratura libertina e letteratura clandestina nel Seicento, Florence 1981), et, par suite, dans l’ample introduction à la première édition critique de l’ouvrage (Theophrastus redivivus, éd. par G. Canziani et G. Paganini, Florence 1981-1982 ; à présent aussi diffusion Paris, Vrin). L’article pionnier de J.S. Spink (1937), les quelques pages contenues dans les livres de R. Pintard (1943), H. Busson (1948), et du même Spink (1960), ne donnaient qu’un aperçu global de l’ouvrage ou n’abordaient que des thèmes restreints. Le livre de Gregory (1979, qui fit suite à son article de 1972, a été le premier entièrement dédié au Theophrastus, mais il se focalisait pour l’essentiel sur deux des six traités (le premier et le troisième). Le livre suivant de M. Rodríguez Donís (2008) a pu profiter de l’édition critique et des amples commentaires qui l’accompagnent, ce qui a permis à son auteur de donner une étude plus complète de l’ouvrage : en effet, chacun des chapitres de ce livre est consacré à l’un des traités, avec l’exception remarquable du traité II (« De mundo ») qui ne bénéficie pas d’un développement comparable aux autres. Rodríguez Donís souligne pourtant le caractère selon lui éclectique, plus érudit que philosophique, de l’ouvrage. Enfin, l’étude récente d’H. Bah-Ostrowiecki (2012) est centrée plutôt sur les aspects littéraires, rhétoriques et stylistiques du Theophrastus que sur ses contenus proprement théoriques.
Il faut donc dire d’emblée que ces deux tomes de N. Gengoux rendent enfin accessible au lecteur français une analyse approfondie, riche en contenus philosophiques et très nuancée du point de vue de la reconstruction historique, de cet ouvrage latin qui fut le premier et le plus complet traité d’athéisme philosophique à l’âge moderne, bien avant le Mémoire de Jean Meslier ou les œuvres du baron d’Holbach. Venant
après Descartes et Hobbes (qu’il ne mentionne jamais) et avant Spinoza et Locke, cet auteur anonyme se sert de toutes les sources classiques, renaissantes et modernes (Campanella, Patin et Cyrano sont les auteurs les plus récents cités) qui pouvaient être mobilisés dans le sens d’un empirisme rationnel (la raison est pour lui toujours un développement en continuité avec l’expérience sensible) sur lequel se base une conception du monde, de l’homme, de la morale et de la politique entièrement terrestre et dépourvue de toute ouverture à la transcendance. En outre, l’auteur du Theophrastus est le premier à construire une sorte d’« histoire naturelle » et philosophique de la religion en général et des grande religions historiques en particulier. L’expression « histoire naturelle de la religion » n’est pas encore là, du moins en ce sens, car il connaît bien l’ouvrage avec ce titre de Pline, mais les contenus sont déjà en place, un siècle avant la Natural history of religion de David Hume.
L’étude massive de N. Gengoux, qui est presque aussi longue que le texte étudié, se compose d’une ample introduction, de 24 chapitres et d’une conclusion. Le travail présente une architecture à la fois complexe et très claire. La première partie est consacrée à l’analyse du texte et compte à son tour trois étapes : la première, la plus ample, s’articule en deux temps. Le premier, plus théorique, est consacré à la théorie de la connaissance (chap. 1 à 10), le second traite de la morale et de la politique (chap. 11 à 15). Dans une deuxième étape l’auteur tire les conséquences qui en découlent pour le rapport de l’athéisme à la morale et à l’hypocrisie (chap. 16 et 17). Dans une troisième étape elle s’interroge sur l’utilité du texte, en formulant une hypothèse sur la valeur pédagogique de l’ouvrage (chap. 18). La deuxième partie du livre est plus historique et rapporte le texte au contexte de l’époque, à ses sources et à ses interlocuteurs possibles. Après avoir souligné l’originalité du naturalisme qui se dégage de l’athéisme du Theophrastus, l’auteur le situe par rapport au naturalisme de la Renaissance, surtout Campanella, Pomponazzi et Cardan (chap. 20 et 21) ; puis elle l’inscrit dans les courants du milieu du xviie siècle, dans le contexte de la crise politique française (chap. 22) ; enfin, elle le projette « vers l’avenir », comparant le texte à Hobbes et surtout à Spinoza (chap. 23). Les deux derniers chapitres abordent des questions plus générales : dans le chapitre 24, l’auteur situe le Theophrastus par rapport à certaines catégories historiographiques importantes, comme celles de « libertinage » et de
« Lumières radicales », se focalisant sur la position politique exprimée par l’auteur anonyme. Enfin, la Conclusion essaie de répondre à la question liminaire sur l’athéisme, c’est-à-dire celle de savoir si l’athéisme du Theophrastus représente une position philosophique à part entière. Ce simple dénombrement des chapitres dit déjà toute la richesse et la finesse de l’étude, qui se base sur une connaissance analytique du texte, de ses sources explicites et implicites (sur ce point N. Gengoux reconnaît sa dette à l’égard du travail d’annotation historique faite par les éditeurs du texte), et sur une parfaite maîtrise des grands enjeux théoriques de la philosophie de l’âge classique jusqu’aux débuts des Lumières. En outre, l’auteur est capable de se situer de manière à la fois précise et très originale vis-à-vis des grands travaux historiques récents qui, depuis R. Pintard jusqu’à J. Israel, ont renouvelé notre compréhension des xviie et xviiie siècles, avec tout ce que cela implique en termes de périodisation, influences, histoire des traditions philosophiques, politiques, religieuses et antireligieuses.
Il est impossible dans l’espace limité d’un compte rendu de rendre justice à l’énorme travail que l’auteur a fait pour rendre accessible au lecteur d’aujourd’hui une œuvre encore largement ignorée ou négligée par les historiens des idées et de la philosophie, bien qu’un traité entier (le sixième sur la morale naturelle) ait été inclus en traduction française dans le volume de La Pléiade consacrée aux libertins, grâce à la traduction de H. Bah-Ostrowiecki. Il suffira ici de dire qu’en attendant la traduction intégrale du texte, à laquelle N. Gengoux travaille à présent, toute la première moitié de ce livre nous offre une représentation historique fiable et très attentive à relever les contenus proprement philosophiques du Theophrastus. Nous n’avons pas trouvé de malentendus ou de partis pris nuisibles à la compréhension historique et philosophique de l’ouvrage, qui a souffert de préjugés contraires à l’athéisme comme position philosophique ou contraires à sa méthode érudite d’argumenter à partir d’autres sources. N. Gengoux ne cache pourtant pas son intention de donner une interprétation originale, se détachant des exégèses précédentes, trop alignées, à son avis, sur la thèse libertine de l’imposture des religions (celle-ci ne serait qu’une partie, et non la plus considérable, des positions de l’anonyme). Tout en reconnaissant, contre certaines lectures tendancieuses plus récentes, que le texte est intrinsèquement athée, qu’il est systématique (à l’encontre
des interprétations qui le considéraient comme un simple collage, ou tout au plus une somme, de thèses classiques et renaissantes, sans beaucoup d’originalité) et qu’il est cohérent (contre la thèse soutenue par M. Rodrígues Donís du caractère foncièrement éclectique de l’ouvrage), N. Gengoux avance néanmoins une grille de lecture très originale et qui mérite d’être considérée attentivement tant du point de vue historique que du point de vue philosophique. Nous nous concentrerons ici sur les points forts de cette interprétation novatrice sans entrer dans les détails, mais en essayant tout de même de mettre en évidence les aspects par lesquels N. Gengoux considère que l’auteur anonyme du Theophrastus se dégage de la vulgate libertine.
En effet, après avoir traité de l’utilité du Theophrastus, autrement dit du public que l’auteur peut avoir visé et des buts qu’il s’est proposés en composant son texte, le livre de N. Gengoux s’attaque à un problème plus vaste, et notamment à la question du naturalisme sur lequel s’appuie le traité clandestin. Contre l’interprétation qui voudrait que les libertins soient tournés vers le passé, justement à cause de leur approche naturaliste, de leur érudition et de leurs sources anciennes et renaissantes, l’auteur s’attache à montrer la « modernité » du naturalisme du Theophrastus, en ce qu’il n’est redevable ni au panpsychisme, ni à l’animisme, ni au panthéisme si diffus à la fin de la Renaissance et au début du xviie siècle. La version matérialiste qui y est donnée de la thèse de Campanella et l’interprétation organiciste de la psychologie de Pomponazzi sont deux exemples bien analysés et tout à fait convaincants de la manière par laquelle le Theophrastus utilise ses sources, en leur donnant une signification plus moderne et plus autonome par rapport aux présupposés originaires. C’est aussi sa manière de prendre ses distances par rapport à la culture renaissante tout en l’utilisant de manière compétente et critique. En outre, la dernière partie du livre souligne la nouveauté du Theophrastus en le plaçant dans la tradition du droit naturel, ce qu’on ne fait pas d’habitude pour les auteurs libertins. De ce point de vue, l’auteur du Theophrastus serait comme tourné vers l’avenir, et représenterait – comme le dit N. Gengoux – le chaînon manquant entre, d’une part, les libertins et, d’autre part, Spinoza et les Lumières radicales. Enfin, la conclusion aborde, à partir du Theophrastus, un problème plus général et de grande envergure philosophique : le problème de la valeur de l’athéisme comme position autonome, et non
comme simple reflet inversé du théisme, et la tenue du discours moral de l’athée, qui se révèle dans les pages du traité capable de tenir compte des passions humaines, mais aussi de les régler dans la perspective d’une « utilité » véritable, ou de l’intérêt bien compris, c’est-à-dire du « vivre selon la nature », sans qu’il lui faille pour autant recourir à des moyens hétéronomes pour établir ou pour renforcer sa position morale.
Le second point fort que nous devons souligner est le fait que ce livre change notre perception du phénomène libertin, en démontrant que l’athéisme du Theophrastus redivivus ne se réduit pas à la simple doctrine de l’imposture des religions, dans le sillage traditionnel du machiavélisme, mais qu’il opère sur une palette beaucoup plus riche et nuancée. Selon N. Gengoux, il s’agit surtout d’une philosophie de la nature et de sa puissance qui se manifeste au niveau cosmique par les vicissitudes des cycles des astres et au niveau anthropologique par la puissance de l’imagination humaine et par son finalisme implicite. C’est donc un naturalisme « dynamique » qui constitue un relai entre l’aristotélisme et le spinozisme. Plutôt qu’à la fin des théories « politiques » (dans le sens du xviie siècle) et machiavélistes, nous sommes donc en pleine époque métaphysique, même si par son empirisme l’auteur anonyme est très loin du rationalisme abstrait et systématique des grands philosophes de l’âge classique. Il s’agit à présent de savoir si cette explication, qui se veut nouvelle, et en même temps plus complète des intentions de l’auteur anonyme, doit passer par une « revalorisation » de la religion, dans le sens d’une religion « pure » ou « évangélique » et distincte de la « superstition », comme le prétend N. Gengoux. En effet, dans le Theophrastus cette distinction entre deux niveaux de l’expérience religieuse se manifeste presque uniquement dans le cas du christianisme où l’œuvre du fondateur n’est pas tant l’action typique du législateur, religieux et politique à la fois, comme il arrive au contraire dans les cas de Moïse et de Mahomet, que l’action du réformateur moral qui s’adresse à la conscience du fidèle afin d’obtenir l’obéissance « spontanée ». Malgré cette distinction remarquable, la position d’ensemble du Theophrastus, comme le souligne N. Gengoux, revient à affirmer une égalité foncière des religions, dans le sens où « omnis religio bona esse ostenditur », puisqu’elles ont toutes été instituées par des hommes et ont une fonction directement ou indirectement politique. Toutefois, l’image proposée du sage comme un Protée qui change de religion comme on
change d’aspect ou de vêtement repose sur des raisons plus profondes que la simple opportunité : « Sapientes super has [religiones] retinent assensum et indiiudicabilem quaestionem de religionum praecellentia relinquunt », ou comme le dit l’auteur de ce livre, la vérité de la religion, y compris la vérité de religion « pure », demeure toujours l’athéisme, qui est le seul à en donner l’interprétation correcte.
Malgré cette admission, qui est pleinement confirmée par l’ensemble du texte considéré, N. Gengoux tient à souligner que, même de l’aveu du Theophrastus redivivus, « derrière les illusions des hommes, il y a des besoins imposés par la nature elle-même » et que parmi ces besoins, celui d’une religion n’est pas le moindre. Selon l’auteur, « cette position réaliste de l’Anonyme va l’amener à réhabiliter certaines formes de croyances, non dans leurs contenus définitivement écartés de la vérité, mais dans leur “visée” qui manifeste l’effort même de la nature en nous pour vivre heureux et en paix ». À côté de la morale du sage, qui serait d’une manière cohérente athée et immanente, il y aurait donc une « seconde morale » qui apparaît comme « en pointillé » et serait justement « une morale fondée elle-même sur des principes naturels » : celle-ci serait puisée à l’exemple du Christ et à la source évangélique, qui contient la règle d’or (« ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse »), à son tour mise à la base de la morale naturelle et rationnelle du sixième traité du Theophrastus (p. 51-52). Ce serait donc une morale « utile », dans la mesure où elle permet la régulation des rapports sociaux dans l’état de nature mais aussi, de manière plus indirecte et médiatisée dans l’état civilisé : tout cela, toutefois, non dans le sens pleinement « libertin » du mot (« utilité » dans le sens politique selon lequel même une imposture peut être « utile »), mais dans le sens d’une valeur intrinsèque à la régulation morale. « Le croyant, s’il est sincère, obéit volontairement aux lois et non par crainte » ; la « spontanéité » qui s’affirme à travers la croyance sincère et l’obéissance volontaire témoigne du contenu éthique et non seulement politique ou légal que l’action prend dans le contexte de la religion « pure », épurée des superpositions artificielles et instrumentales qui sont en revanche typiques de la superstition. C’est pourquoi le noyau moral essentiel de la religion, surtout la religion chrétienne, « a quelque chose de réellement “bon” dans sa visée », selon auteur de cette interprétation du Theophrastus (p. 52).
Pour affermir cette idée d’une « religion pure » fondée sur un « credo minimal », avec ses exigences éthiques intrinsèques (pour l’essentiel la « justice » et la « charité »), le livre s’appuie beaucoup sur la critique et la reformulation du christianisme qui sont contenues dans deux ouvrages où le Theophrastus redivivus puise largement des arguments, tout en les interprétant d’une manière très particulière : le Colloquium Heptaplomeres de Bodin et l’Atheismus triumphatus de Campanella. Or, ces deux textes représentent bien les deux manières différentes à l’époque d’envisager la notion de religion naturelle, dégagée de toute superstition et qui serait l’équivalent de cette religion « pure ». Bodin l’envisage sous l’angle d’une histoire, bien qu’idéale : la religion « optima » est la plus « ancienne » et coïncide en effet avec la religion minimale qui fut en vigueur d’Adam jusqu’à Noé et Abraham, donc avec le trajet religieux qui se déroule avant la loi mosaïque et l’élection d’un peuple particulier. En ce sens, la religion « antiquissima » est aussi la plus universelle, en tant qu’elle s’adresse à l’humanité entière (comme dans le « pacte avec les fils de Noé ») et non à un seul peuple, le peuple juif, comme dans la loi de Moïse. Contre la thèse d’une influence bodinienne à ce sujet, s’inscrit le fait que le Theophrastus ne retient pas cet aspect central du Colloquium et qui est représenté surtout par les interventions de Toralba et de Salomo ; tout au contraire, l’histoire de la religion ancienne, ou son renouveau dans le cycle éternel de l’univers, commence ou recommence, d’après le Theophrastus, par la religion astrale ou par la religion païenne, selon qu’il s’agit d’expliquer le concept de la divinité (tr. I) ou de faire la typologie des quatre religions fondamentales (tr. III). Le manque de référence à ce modèle de religion « pure » est à lui seul le signe du fait que l’auteur anonyme n’est pas disposé à reconnaître à la croyance une valeur vraiment religieuse, ne serait-ce que dans le sens de la religion « naturelle ». Il est prêt à souscrire à certaines exigences éthiques ou relationnelles minimales, comme dans le cas de la « règle d’or », mais tout cela n’advient que dans les limites d’une interprétation tout à fait athée de la croyance. D’autre part, la religion « pure » pouvait être proposée comme une notion métaphysique et non comme une réalité historique : c’était le cas de Campanella, qui présente la religion naturelle, sous-jacente aux religions historiques, comme l’expression de la nature innée (indita) de l’homme. Selon l’auteur du livre qui nous occupe, c’est surtout l’aspect anti-machiavéliste du discours de Campanella que le
Theophrastus valoriserait, contre la thèse libertine typique de l’imposture religieuse. Il demeure cependant vrai que dans l’optique de l’auteur anonyme, l’Atheismus se prête à une lecture à l’envers, comme s’il était de fait le triomphe de l’athéisme, et non le triomphe sur l’athéisme, tel que Campanella l’avait conçu, surtout dans la deuxième rédaction de l’ouvrage où il avait dû tenir compte des objections des autorités inquisitoriales, qui portaient justement sur la faiblesse de la partie apologétique dans la première édition du texte.
Au fond, le livre de N. Gengoux soutient que la position de la religion pure dans le Theophrastus serait d’un autre ordre : ni historique, comme chez Bodin, ni métaphysique, comme chez Campanella, mais pédagogique, dans le sens d’une pédagogie de la vérité qui était admise dans les courants de l’averroïsme et aussi chez Pomponazzi. Au lieu de soutenir la thèse paradoxale d’une « double vérité », thèse qui probablement n’a jamais existé comme telle, cette approche pédagogique admet une gradation de la vérité selon le principe d’accommodation, dans le but de la rendre accessible d’une certaine manière et dans certaines limites même à ceux qui ne sont pas philosophes. Il y a beaucoup de traces de cette approche et des auteurs qui l’ont soutenue dans le Theophrastus, et le livre le souligne bien. Ainsi, les épisodes classiques de la condamnation et de la mort de Socrate, l’exil d’Aristote à Corcyre, l’usage des mythes par Platon et des images allégoriques dans le courant néoplatonicien, etc., représentent pour l’auteur anonyme autant d’exemples ou d’avertissements qui suggèrent au sage de cacher ou de voiler, selon les cas, la vérité de la philosophie : d’où les impostures, mais aussi les tromperies « bonnes » ou « utiles », comme serait justement l’idée d’une religion épurée des superstitions. Il me semble toutefois qu’inscrire la religion « pure » dans l’ordre de cette « pédagogie » qui s’adresse au moins à deux publics différents (les « sages » et les « croyants ») risque d’estomper l’une des nouveautés majeures de cette nouvelle interprétation proposée par N. Gengoux. Je me réfère à ce que l’auteur dit de l’« utilité » du discours du Theophrastus, en désaccord avec l’image figée du libertinisme comme s’adressant uniquement à l’élite des déniaisés. En effet, le livre souligne clairement que l’épistémologie sur laquelle repose l’athéisme du Theophrastus est largement empreinte de thèmes épicuriens, c’est-à-dire de thèmes empiristes et rationalistes au sens le plus large du mot, ce qui permettrait à tout homme pourvu d’expérience et d’une
« saine » raison d’accéder directement et sans entraves insurmontables à la vérité, qui – l’auteur le répète constamment – est celle de l’athéisme. Il s’agit, comme le souligne N. Gengoux, d’un projet d’émancipation qui, au moins en principe, s’applique à tout le monde ; le problème de la crédulité pour le Theophrastus n’est ni anthropologique, ni sociologique, mais culturel. N. Gengoux parle d’un « message de libération généralisée mais différenciée », moral et non politique. C’est pourquoi elle situe le texte dans la perspective des Lumières radicales : « le Theophrastus, en affirmant la possibilité pour tout homme, ou presque, de penser par soi-même, et en invitant ses lecteurs à utiliser sa propre raison, apparaît déjà très radical ». Donc, pourquoi passer par des niveaux intermédiaires comme celui de la religion « pure » ou « évangélique » ? La reconnaissance de l’exigence d’une « pédagogie » risque de compromettre les bases de l’épistémologie basée sur la « raison naturelle et vraie », ou vice versa.
Le troisième point consiste simplement à saluer une autre nouveauté majeure du livre, à savoir la tentative très réussie de placer le Theophrastus redivivus sur le fond de la crise de la pensée politique du xviie siècle. À travers les pages de N. Gengoux, nous voyons comment un auteur qui puise à la fois dans le naturalisme de la Renaissance italienne et dans la tradition éthico-politique française, a su implanter le thème de l’incrédulité sur le terrain du droit naturel. L’auteur remarque toutefois qu’il s’agit d’une doctrine du droit naturel dépourvu de toute référence à l’institution du contrat : ce qui est assez frappant dans le cas d’un anonyme très sensible aux thèmes épicuriens et qui vivait à la même époque qu’un Gassendi ou qu’un Hobbes, les deux ayant fait beaucoup de place, bien que de manière différente, au dispositif du contrat. Tout cela s’explique, sans doute, si on souligne que la réponse à la crise politique n’est, pour le Theophrastus, ni politique ni juridique au sens propre du mot, mais plutôt morale : il s’agit de vivre avec la crise, en coexistant avec ses effets, plutôt que de la résoudre ou de la dépasser. En effet, la réponse de l’auteur anonyme se situe encore au niveau de l’individu et non au niveau de la société. De nouveau, nous pourrions nous demander avec N. Gengoux si la religion « pure » joue un rôle à ce niveau, un rôle équivalent à celui que Spinoza évoque lorsqu’il parle, pour le peuple hébreu, du fait que Moïse avait dû introduire la religion dans l’État. De la part de Spinoza, cette décision n’est pas censée seulement maintenir l’ordre de la société (un ordre quelconque, ce qui serait parfaitement
libertin), mais d’assurer aussi la mise en place de certains droits, comme celui fondamental de l’égalité entre tous les membres du peuple, dans le sens d’une interprétation démocratique du thème de la théocratie mosaïque. Le cas du Theophrastus semble toutefois être très différent, car le thème du droit naturel à la conservation de soi (le noyau essentiel auquel se réduit la perspective du droit naturel « athée » de l’auteur) joue sur deux registres différents, soit celui de l’état de nature, soit celui de la sagesse athée du sapiens : dans les deux cas la religion n’est supposée avoir aucune fonction, la religion « pure » non plus, car elle est exclue de l’état de nature (la religion astrale qui y domine est simplement le signe d’une révérence cosmologique à l’égard de la nature) et n’a aucune valeur pour celui qui a rejoint la « liberté parfaite ».
Si nous entrons davantage dans le détail de la reconstruction historique faite par N. Gengoux, il nous faut remarquer que son interprétation dépend d’une décision tout à fait novatrice par rapport à l’état actuel des études sur le Theophrastus. Cette décision (non arbitraire, mais établie sur la base d’une connaissance approfondie du texte) l’a amenée d’une part à « démonter » l’architecture de l’œuvre, qui s’achevait presque naturellement par le traité sixième, et donc par la morale du sage comme refuge individuel face à l’aliénation de l’état prétendument civilisé, et d’autre part à la « remonter » en décernant la « primauté » au traité III sur le traité VI, à cause du rôle qu’elle a donné à la religion dite « pure » et à sa distinction d’avec la superstition. Cette nouvelle stratégie de lecture commande toute une série d’effets en cascade, comme le souligne l’auteur de ce livre : elle « permet d’envisager une meilleure société que celle que justifie le repliement du sage dans son jardin », relègue la morale du sage au statut de morale « provisoire », une sorte de « pis-aller » compte tenu de la situation de fait dans la société une fois instituée, permet de sortir du pessimisme et d’envisager un progrès, enfin réhabilite la « morale évangélique », bien que ce soit le naturalisme athée qui lui donne sens (p. 659-660). Même le rapprochement avec Spinoza et la religion universelle du Traité théologico-politique se fait sur la base de cette revalorisation de la religion « pure » et de la réduction du message chrétien au credo minimal et aux exigences morales d’où il dépend (justice et charité). C’est ce que l’auteur appelle « la troisième voie » entre l’attitude de Lucrèce et des épicuriens (toutes les religions sont à déraciner) et celle des libertins plus machiavéliques et politiques
(toutes les religions sont bonnes, y compris les superstitions, en tant qu’instrument de contrôle politique et social : la fameuse thèse de l’imposture des religions). Cette position « intermédiaire et originale » consiste à dire que « toutes [les religions] sont utiles parce qu’en elles toutes il y a quelque chose de “bon” : cette religion essentielle que nous avons appelé la religion “pure” » (p. 461).
L’un des passages clefs du Theophrastus redivivus que l’auteur cite pour justifier cette lecture est le suivant : « D’elle [la religion] dépend la foi de ceux qui y sont soumis à l’égard des principes, l’obéissance envers les magistrats, la piété envers les parents, la charité envers les individus, la justice envers tous » (T.R. p. 541). Ce passage est cité (par ex. p. 472) et souvent rappelé par N. Gengoux à cause de l’importance qu’il revêt pour l’économie de son interprétation. Malheureusement une bévue s’est glissée dans la traduction du texte latin (T.R. p. 541 – sans doute la faute est-elle imputable aux correcteurs automatiques des logiciels, ce qui arrive le plus souvent dans notre âge informatique) et a contribué à lui donner une signification très particulière : le texte latin, en effet, parle de « princes » (lat. « principes ») et non de « principes », ce qui donne un tour plus « politique » que « moral » à tout le contexte. Le commentaire de N. Gengoux est néanmoins remarquable et mérite d’être cité en entier : « Cette phrase résume à elle seule toute la pure religion. Les croyants obéissent à la loi, ce qui était le but de la religion. Cette obéissance doit être spontanée : les croyants reconnaissent des principes, agissent donc par principe et non seulement par crainte ; cette dernière n’est d’ailleurs même pas mentionnée. Une morale l’accompagne qui pousse les individus à se respecter les uns les autres : c’est le rôle de la “piété” envers les parents, laquelle relève d’un sentiment universel, celui de la “charité” envers tous les individus. La “charité” est l’amour pour le prochain, et il agit dans le même sens que la “justice”, soucieuse, elle, de l’intérêt général » (p. 472). Il s’agit en réalité d’un passage de Bodin (République, IV, vii) que le Theophrastus reprend à son compte dans le contexte d’une citation plus ample tirée du même texte. Les pages qui suivent dans le traité (T.R., p. 541-545) ne font que recopier une partie du chapitre dont le titre est ainsi repris dans la version française de la République : « Si le prince ès factions civiles doit ioindre à l’une des parties, et si le subiect doit estre contraint de suyvre l’une ou l’autre, avec les moyens de remedier aux seditions ». Bodin, et le Theophrastus
d’après lui, y soutiennent la tolérance comme un « remède » meilleur que la répression, qui mettrait en danger la paix et la concorde de l’État ; ils déclarent l’athéisme pire que la superstition, compte tenu de la fonction sociale de la religion et du fait que la négation de Dieu « ôte de l’esprit toute crainte de pécher » ; ils argumentent qu’il serait impossible d’imposer la religion car personne ne peut croire contre sa propre volonté ; tous les deux soutiennent qu’il vaut mieux assurer au moins une liberté de culte privé (au cas où il ne serait pas possible de garantir le culte public sans provoquer la « sédition » dans l’État), si l’on ne veut pas que la contrainte ne dégénère en mépris de toute religion, ce qui ouvrirait les portes à l’« anarchie, dans laquelle personne ni obéit ni commande ». La conclusion tant de Bodin que du Theoprastus est que « la pluralité des religions peut être admise sans péril et que par contre elle ne peut être rejetée qu’avec péril » (T.R., p. 545).
La référence aux « princes » auxquels les sujets doivent fidélité (« fides »), de même que le contexte d’ensemble du chapitre bodinien, renforcent la teneur politique générale des propos de l’auteur anonyme ; en effet, la discussion qui suit sur les relations entre tolérance, religion, superstition et athéisme s’avère être profondément enracinée dans le thème de l’« utilité », plus politique encore que morale, des croyances religieuses. N. Gengoux souligne en outre le fait que dans la phrase citée la crainte n’est pas mentionnée et cette circonstance prend un relief particulier pour la tenue de la thèse générale du livre, selon laquelle l’appel à la religion « pure » s’appuie sur la « spontanéité » de la nature humaine, tandis que soit la politique soit la superstition ont recours plutôt à la passion de la crainte : peur des peines temporelles dans le premier cas, peur des peines dans l’au-delà dans le second cas. En réalité, les pages qui suivent dans le Theophrastus réhabilitent justement et à juste titre la fonction de la peur dans sa double version, religieuse (T.R. p. 544) et politique (p. 552). Il est vrai que l’auteur du Theophrastus semble admettre la double possibilité de la spontanéité ou de la contrainte (« Sic ad credendum vi, si non sponte credunt, omnes adiguntur legibusque humanis tantum religio stabilitur » T.R., p. 552), toutefois, quand il prend la parole à la première personne, ce qui n’est pas si fréquent dans le cours de l’ouvrage, il le fait pour soutenir une thèse qui ne va pas dans le sens de la religion « spontanée » ou « pure », comme l’appelle N. Gengoux. À la fin du chapitre où il est question d’entendre en quel sens on peut
dire que toute religion est « bonne » (le titre dit ainsi : « in quo omnis religio bona esse ostenditur, cum nulla sit quae a politica ortum nn habeat et ab hominibus instituta sit, non vero a deo data », T.R. p. 530), l’auteur pose explicitement le problème du « choix » de la religion (« si me de eligenda religione interrogent … »). Sa réponse, pourtant, ne concerne ni la religion « pure » ni la religion « optima et antiquissima » dont avait parlé le Colloquium Heptaplomeres qu’il connaît bien (c’est l’un des ouvrages modernes les plus cités par l’auteur anonyme). À cette question, il répond carrément : « responderem sequendam esse eam quae populis magis placet » et il ne fait pas de doute qu’il s’agirait presque toujours de la plus superstitieuse en tant qu’elle est le fondement le plus ferme de la domination politique (« Huic autem omnino favere debet et quantumcumque superstitiosam fovere, tamquam principatus fundamentum firmissimum », T.R., p. 553). Par ailleurs, quand il s’est posé le problème bodinien par excellence, à savoir celui d’établir (selon le Colloquium) quelle serait la religion « antiquissima », l’auteur du Theophrastus n’a pas suivi la réponse donnée par Bodin que c’était la religion « pure » et universelle des débuts de l’humanité, mais il dit sans hésiter que « la plus ancienne » est la religion païenne, étant bien entendu que celle-ci a aussi la primauté dans le domaine des croyances étranges, anthropomorphiques, bref superstitieuses. On pourrait répondre sur ce point que ni la République ni le Colloquium ne détiennent le monopole des préférences de l’anonyme et que celui-ci se sert d’une palette de positions bien plus vaste et originale, comme ce livre de N. Gengoux le démontre magnifiquement. Il demeure toutefois étrange qu’il n’ait pas valorisé dans le Colloquium l’aspect qui aurait pu aller le plus dans son sens.
En conclusion, ce livre de plus de huit cent pages, bien présenté, argumenté avec une belle vigueur philosophique d’un bout à l’autre, témoigne d’une lecture attentive de l’immense œuvre anonyme et d’une réflexion approfondie, parfaitement informée, sur les enjeux de la composition d’un texte important dans le contexte intellectuel du xviie siècle. Il est jusqu’à présent l’étude la plus complète non seulement de cet ouvrage dont l’auteur demeure inconnu, mais – ce qui est encore plus important – il nous présente aussi une réflexion mûre et à la fois novatrice sur une question plus générale qui est devenue d’actualité dans nos études : un athéisme philosophique est-il possible à l’Âge classique ? C’est à cette question que N. Genoux répond positivement et elle le
fait avec toutes les armes de l’analyse interne, de l’étude des sources, de la reconstruction contextuelle, mais aussi et surtout avec une passion philosophique mise au service de la recherche historique. Le résultat se fait apprécier tant par l’objectivité de l’approche que par la systématicité et la clarté de l’exposé, si bien que ce travail restera comme un point de repère indispensable pour toutes les études successives sur le Theophrastus redivivus, sur la critique libertine et clandestine, et plus généralement sur l’athéisme au xviie siècle. Une étude vraiment sérieuse comme celle-ci nous fait sortir des paradoxes trop faciles et souvent avancés de l’histoire de l’athéisme, paradoxes qui ont fait dire à certains qu’à l’Âge classique il y aurait un athéisme sans athées véritables (l’athéisme dénoncé partout par les apologistes) ou des athées sans athéisme (des penseurs accusés d’être athées sans vraiment l’être). N. Gengoux nous montre au contraire que l’auteur anonyme était un athée au sens propre et philosophique du mot, et que son athéisme était un système complet et positif, à trois points de vue : morphologique, syntaxique et sémantique.
Gianni Paganini
[Bayle] Correspondance de Pierre Bayle, t. XI, éd. Élisabeth Labrousse (†), Antony McKenna, Hubert Bost, Wiep Van Bunge, Edward James, Bruno Roche et Fabienne Vial-Bonacci, avec la collaboration de Éric-Olivier Lochard, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, xxvi + 538 p.
Ce volume contient cent vingt-cinq lettres d’août 1697 à décembre 1698. Les parcourir permet de s’immerger dans la vie intellectuelle de la période, puisque Pierre Bayle était l’un des auteurs les plus “connectés” de son époque. Beaucoup de lettres comportent des suggestions en prévision de la deuxième édition de son Dictionnaire historique et critique (1702), à laquelle Bayle travaillait à l’époque. D’autres comportent des éloges et des critiques de la première édition, qui venait de paraître en 1697.
Il y a ici des matériaux utiles à l’étude de sujets aussi divers que l’épicurisme de Bayle, la réception européenne de Tamerlan, ou l’attitude de Bayle envers le fanatisme religieux, représenté par Antoinette Bourignon ou Marie Agreda (p. 4, 43, 70-72, 219). L’appareil critique est impressionnant : les notes qui accompagnent chaque lettre sont plus conséquentes que la plupart des lettres elles-mêmes.
L’une des questions à l’ordre du jour était le traité de Ryswick, qui concluait la guerre de Succession d’Espagne. Beaucoup de huguenots, y compris l’ennemi de Bayle, Pierre Jurieu, nourrissaient l’espoir que les puissances protestantes exigeraient un droit au retour pour les protestants français en exil. Les lettres se font l’écho de cet espoir, puis de son effondrement (p. 64, 176 à 78, 184, 261, 394). Le jésuite Louis Doucin, qui avait correspondu avec Bayle, est identifié comme l’un de ceux qui ont insisté pour que les négociateurs français ne fassent aucune concession sur ce point (p. 210, 265). Le traité lui-même est retranscrit ici dans en appendice, de manière à rendre son silence plus éloquent (p. 469-476).
La période coïncide aussi avec celle où Bayle fut cité devant le consistoire de l’Église wallonne de Rotterdam pour défendre son Dictionnaire contre les accusations d’athéisme, d’obscénité, de manichéisme, de pyrrhonisme, et d’idées dangereuses sur le roi David. Bayle adresse des excuses au consistoire et explique sa position à plusieurs amis et parents (par exemple, p. 114, 129, 131, 250-254, 303 ; une annexe contient les actes du consistoire sur la question : p. 449-465).
Certains points abordés par Bayle dans cette période devaient être repris dans les Éclaircissements ajoutés en 1702 à la deuxième édition du Dictionnaire. Il est également fait mention du déni fascinant, par un marchand de Rotterdam nommé Caillaud, que Jurieu eût encouragé le consistoire à agir (193).
L’une des polémiques les plus notables de Bayle, dans cette période, fut sa réponse au rapport de l’abbé Renaudot sur le Dictionnaire (p. 88-131). Cet ouvrage fut interdit en France sur la base du jugement de Renaudot. Jurieu enchaîna en publiant le rapport de Renaudot accompagné de commentaires polémiques contre Bayle (p. 239-248).
Beaucoup de choses dans la correspondance de Bayle concernent les derniers événements survenus dans la République des Lettres. Bayle avait été accusé d’être l’auteur d’une critique du dernier livre de Gregorio Leti sur les loteries, mais il le nia et découvrit que son véritable auteur était un certain Pierre Ricotier, un talentueux jeune homme de 25 ans (p. 136, 153, 183, 219). Leti était le beau-père de Jean Le Clerc, aussi les fausses attributions pouvaient-elles entraîner bien des troubles dans la République des Lettres, si on ne les dissipait pas. Les éditeurs auraient pu signaler que quelques années plus tard, en 1705, Ricotier lut une « Dissertation sur le Mensonge officieux » devant une société littéraire de Londres présidée par Armand de La Chapelle. Celle-ci discutait la question quelque peu scandaleuse de savoir si c’est Dieu ou Jésus qui recommandait le mensonge dans la Bible, et semble ainsi être à la racine d’une controverse plus tardive parmi les figures importantes du Refuge huguenot aux Pays-Bas, comme La Chapelle et Jacques Saurin.
On trouvera dans cette correspondance des lettres de, et à Gottfried Wilhelm Leibniz et d’autres philosophes et géants littéraires de l’époque. Une lettre de Mathieu Marais représente, elle, un magnifique exemple de la capacité d’un correspondant de Bayle à écrire l’équivalent de vingt-trois pages dactylographiées de commentaires sur diverses questions littéraires, y compris un livre contenant tout ce que l’on peut dire pro et contra les femmes (p. 293) et une défense de Rabelais contre Bayle (p. 288-312). Elle est suivie ici de trente pages de notes explicatives (p. 312-342).
Les éditeurs méritent beaucoup de reconnaissance de la part de tous ceux qui travaillent sur Bayle. Ils nous fournissent le contexte
et les références pour pratiquement tout ce qui est dit. La vie et la philosophie de Bayle sont devenues beaucoup plus accessibles grâce à cette publication.
John Christian Laursen
University of California, Riverside
François de La Mothe Le Vayer, Diálogos del escéptico. De la divinidad. De la vida privada. Estudio preliminar, traducción y notas por Fernando Bahr. Buenos Aires, El cuenco del Plata, coll. « El libertino erudito » no 4, 2005 ; Giulio Cesare Vanini, Sobre los maravillosos secretos de la naturaleza, reina y diosa de los mortales. Estudio preliminar, traducción y notas por Fernando Bahr. Buenos Aires, El cuenco del Plata, coll. « El libertino erudito » no 7, 2007 ; Barón d’Holbach, Historia crítica de Jesucristo. Traducción, introducción y notas por Fernando Bahr. Buenos Aires, El cuenco del Plata, coll. « El libertino erudito » no 13, 2013
Depuis quelques années, la littérature philosophique clandestine, et de manière plus large, la littérature philosophique polémique de l’âge classique, s’est imposée comme un domaine de référence pour les chercheurs sud-américains, dont le dynamisme ne peut que susciter l’admiration. D’importants congrès, réunissant plusieurs centaines de chercheurs et d’étudiants, ont lieu chaque année notamment en Argentine et au Brésil, autour de l’œuvre des grands noms de l’histoire de la pensée classique, avec un intérêt tout particulier pour la philosophie politique de Spinoza ou de Rousseau, pour ne retenir que les congrès récents les plus importants. Le résultat de ce regain d’intérêt pour la pensée classique se traduit également par une augmentation sensible du nombre d’étudiants et surtout de doctorants s’orientant vers ces problématiques, traduction de l’intérêt que ces jeunes démocraties (sorties depuis quelques décennies à peine d’années politiques et historiques troubles) portent à la naissance de la modernité historique et philosophique.
La collection « El Libertino erudito » que nous présentons ici s’inscrit dans cette même logique. Lancée par Diego Tatián en 2005, elle comporte jusque-là treize éditions critiques de textes qui n’avaient jamais été traduits en espagnol, comme c’est le cas des écrits de La Mothe Le Vayer, ou qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une édition critique en espagnol, comme L’Histoire critique de Jésus-Christ du baron d’Holbach, ou encore qui méritaient d’être relus à la lumière de la bibliographie critique récente, comme Du suicide ou De l’immortalité de l’âme de David Hume. Le titre de la collection répond ainsi à une vision historique large, puisque les écrits retenus vont de la Renaissance tardive à la fin du xviiie siècle, et s’ouvre à différents aspects du débat d’idées de cette
période : la philosophie politique1, la critique religieuse2, les problématiques philosophiques3, la littérature morale4, même s’il est parfois difficile de circonscrire ces textes à un seul de ces aspects, tellement ils semblent interdépendants dans leur traitement.
La collection s’adresse donc à un public large de chercheurs mais aussi d’étudiants, voire de lecteurs curieux qui souhaitent découvrir des textes présentés d’emblée comme « rares » mais en même temps comme essentiels à la compréhension des enjeux d’une époque déterminante dans l’histoire de la pensée moderne, auxquels l’édition critique propose une introduction parfois schématique mais toujours bien informée et enrichie des références bibliographiques les plus récentes, qui permet au lecteur désireux d’aller plus loin dans la découverte du texte, de son contexte et de ses enjeux, d’approfondir sérieusement sa connaissance de l’univers intellectuel incarné par l’œuvre ainsi présentée. Chacun des volumes qui composent la collection est ainsi précédé d’une Introduction critique, préparée par des spécialistes reconnus, offrant en même temps une mise en contexte historique et intellectuelle, une analyse précise des enjeux spécifiques de l’œuvre elle-même, une présentation biographique de son auteur et une présentation des choix de traduction et d’édition choisis. L’annotation est toujours riche et précise, et fait preuve d’une très bonne connaissance de l’état de la recherche internationale sur la question.
Le corpus clandestin proprement dit occupe une place non négligeable dans l’ensemble d’écrits publiés jusqu’ici : la collection offre, par exemple, l’une des premières traductions à l’espagnol du très célèbre et très sulfureux Traité des trois imposteurs5, par Diego Tatián. Le Testament
de Meslier fait également l’objet d’une traduction très efficace et d’une présentation bien informée. La collection s’ouvre d’ailleurs sur une nouvelle traduction, intelligemment annotée de la Lettre sur les aveugles de Diderot, et comporte également le Discours sur le bonheur de La Mettrie.
Les trois éditions que nous présentons ici ont été réalisées par Fernando Bahr, qui s’est chargé de la traduction, de la présentation et de l’annotation. Les Dialogues de La Mothe Le Vayer trouvent ici leur première traduction en espagnol, et bénéficient d’un appareil critique riche et bien informé, qui non seulement offre au lecteurs toutes les clés pour une bonne compréhension du texte mais aussi, grâce à la présentation générale, l’aident à situer l’œuvre et son auteur dans le paysage intellectuel du xviie siècle, ainsi que par rapport aux principaux acteurs du mouvement libertin et dans le contexte de la pensée sceptique, dont les nuances sont expliquées de manière très efficace.
Il en est de même des Dialogues sur les secrets de la nature : cette première traduction en espagnol est le résultat d’un savant travail de comparaison à partir de la version originale, en latin, et de ses traductions postérieures, et se voit enrichie d’un important travail d’annotation qui, d’une part, reconstruit les sources du texte et, d’autre part, offre au lecteur les clés d’une interprétation juste tout en lui donnant les éléments bibliographiques permettant de compléter la présentation générale, peut-être un peu plus succincte qu’un ouvrage de cette complexité ne l’aurait mérité, mais suffisamment claire pour permettre une entrée dans le texte et son contexte intellectuel. On comprend que des contraintes éditoriales, ainsi que le format même de la collection, ne se prêtent pas à des introductions beaucoup plus poussées. L’édition prend également soin d’indiquer au lecteur, toutes les fois que cela est possible, l’accès à des versions en ligne de sources qui ne sont pas toujours disponibles dans les bibliothèques sud-américaines, pourtant bien documentées, mais pas toujours riches en fonds anciens.
Le troisième ouvrage, la traduction de L’Histoire critique de Jésus Christ, vient compléter la connaissance de l’œuvre du baron d’Holbach, dont l’œuvre est désormais systématiquement traduite en espagnol6. Si
l’ouvrage avait déjà fait l’objet d’une première traduction au xixe siècle7, celle-ci présentait d’importantes différences par rapport à l’édition originale que cette nouvelle traduction vient corriger et complète par une présentation historique qui replace d’Holbach et son œuvre dans le contexte de la pensée philosophique clandestine, et de manière plus large, de la critique biblique des Lumières.
Nous ne pouvons que nous réjouir de voir cette collection offrir aux lecteurs et aux chercheurs sud-américains l’accès à des textes qui jusque-là ne leur étaient pas facilement accessibles, mais surtout de voir se confirmer leur intérêt pour les recherches sur la clandestinité philosophique de l’Âge classique et des Lumières. Nous espérons que cette initiative heureuse se poursuivra par la publication régulière de nouveaux textes comme cela a été le cas durant ces dernières années (plus d’un volume par an) et qu’elle sera suivie de collaborations scientifiques fructueuses.
Maria Susana Seguin
1 Jonathan Swift, Una modesta proposición y otros escritos irlandeses ; F. van den Enden, Libertad política y estado.
2 Voltaire, La usurpación de los papas y otros ensayos ; Jean Meslier, Testamento de un cura ateo ; d’Holbach, Historia critica de Jesucristo ; Anónimo clandestino, Tratado de los tres impostores ; David Hume, Sobre las falsas creencias. Del suicidio, la inmortalidad del alma y las supersticiones.
3 Diderot, Carta sobre los ciegos para uso de los que ven ; Julien Offray de La Mettrie, Discurso sobre la felicidad ; Tomasso Campanella, Apología de Galileo ; Giulio Cesare Vanini, Sobre los maravillosos secretos de la natraleza, reina y diosa de los mortales.
4 Torquato Accetto, La disimulación honesta, François La Mothe Le Vayer, Diálogos del escéptico. De la divinidad. De la vida privada.
5 Une première traduction avait été proposée quelques mois plus tôt par Juan Pedro García del Campo et Jesús Carmena Martines, Madrid, Tierradenadie Ediciones, 2006. Une édition bilingue à partir des textes de 1719 et de 1768 sera publiée également en 2009, sous la responsabilité de Pedro Lomba et accompagnée d’une étude critique de Pierre-François Moreau, Madrid, Tecnos.
6 L’éditorial espagnole Laetoli propose, dans sa collection « Los Ilustrados », des traductions du Système de la nature, du Christianisme dévoilé, des Lettres à Eugénie et de l’Éthocratie, mais ces éditions ne sont pas toujours accessibles dans les pays hispanophones d’Amérique du Sud.
7 Historia crítica de Jesucristo, traducción realizada por el P.F. de T. ex jesuita, Londres, Davidson, 1822.
- Thème CLIL : 3129 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie moderne
- ISBN : 978-2-8124-4706-8
- EAN : 9782812447068
- ISSN : 2271-720X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4706-8.p.0319
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/07/2015
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français