Table des matières
- Publication type: Book chapter
- Book: La Barbe bleue suivie des Sept Femmes de Barbe-Bleue
- Pages: 269 to 271
- Collection: Classiques Jaunes (The 'Yellow' Collection), n° 642
- Series: Textes du monde
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Quatrième acte
Première scène
Le château de Peter Berner
agnès, mechthilde
Mechthilde
Oui, chère noble dame, maintenant vous êtes exactement la septième que j’ai servie.
agnès
La septième ?
Mechthilde
Vous trouvez peut-être que ce n’est pas un bon nombre, puisque vous le demandez ainsi.
agnès
Non, je n’ai pensé à rien.
Mechthilde
Vous allez être bien ici, car je connais l’humeur du maître depuis longtemps déjà, mais je ne peux en dire que du bien, si je dois dire la vérité.
agnès
Le château est bien situé.
Mechthilde
La plus belle région est ici, s’étendant largement au loin. On a là-haut du toit une vue particulièrement vaste. Êtes-vous déjà allée en haut ?
agnès
Ô oui. – Écoutez, le chevalier m’a parlé de nombreux bijoux, les avez-vous aussi vus ?
100Mechthilde
Ô oui, des pièces entières en sont pleines ; il les garde enfermés. Je dois vous dire, ma belle dame, c’est un Monsieur très riche ; je crois qu’il ne sait pas lui-même combien il est riche. Je jure que toutes les dames de tout le voisinage, les pauvres et les riches, vont vous envier.
agnès
Je voudrais voir une fois ces raretés.
Mechthilde
Cela est possible.
agnès
Vous êtes déjà très âgée.
Mechthilde
Pourquoi ?
agnès
Vous êtes si voûtée et vous tremblez de la tête.
Mechthilde
J’ai déjà soixante-dix ans, cela veut dire beaucoup, lorsque l’on doit quitter son pauvre corps. Vous ne voudrez pas le croire, mais j’ai été autrefois jolie et les gens disaient, que j’étais extraordinairement belle. Ah Dieu, tout cela disparaît, comme si cela n’avait jamais existé et nul ne s’en soucie. Les soixante-dix années sont passées, je ne sais comment. – On ne peut rester toujours jeune, il faut aussi qu’il y ait de vieilles gens : c’est ma consolation. Il en ira de même pour vous.
agnès
À moi ?
Mechthilde
Oui, la jeunesse ne veut jamais y croire ; elle pense habituellement, tout reste comme aujourd’hui ! Oui, aujourd’hui et demain est à nouveau un aujourd’hui et après-demain aussi. On ne pense pas pendant l’oublieuse jeunesse que c’est en cela que consiste le temps. Avant qu’on 101ne s’y attende, c’est déjà derrière nous : regardez la vieille femme qui s’en va ! Les premières fois je ne voulais absolument pas croire, que cela valait pour moi. Ensuite je m’en suis bien aperçu.
agnès
Mais soixante-dix ans sont un temps fort long.
Mechthilde
Quand on les a devant soi. C’est ce que je pensais dans ma jeunesse, et – vous me croirez bien – la nuit je rêve parfois encore que je serais jeune et ensuite c’est comme si le vrai, le réel n’était qu’un rêve où je me serais follement imaginé être une vieille femme tordue et bossue. J’ai dû en rire déjà souvent. – Notre chevalier va partir à nouveau immédiatement en voyage.
agnès
Déjà de nouveau partir en voyage ?
Mechthilde
Oh, il a toujours de nombreuses affaires, mais il est toujours revenu sain et sauf de tous ses combats et négoces. [elle s’en va]
agnès
Comme tout cela ici est neuf pour moi ! Je ne peux toujours pas m’habituer et encore moins à sa figure ; parfois je ne sais pas si je dois rire ou avoir peur de lui. – Ma sœur n’est pas encore levée ; elle n’est pas bien. Toute sa vie n’est remplie que d’une seule pensée ; je n’arrive pas à comprendre comment cela est possible/
peter Berner [arrivant]
Tu as déjà entendu, chère Agnès, que je dois te quitter.
agnès
Oui.
peter
Il n’y a pas d’animal plus querelleur et indomptable que l’homme, Agnès. Ils voient bien qu’ils ne peuvent pas me vaincre et pourtant ils 102ne peuvent me laisser en paix. Mais ils seront châtiés pour cela ! Ceux-là au moins ne devront plus revenir.
agnès
Cher mari ! –
peter
Sois tranquille, je n’ai jamais craint quoi que ce soit. Deux fous viennent d’arriver, qui sont mes serviteurs. je pense qu’ils t’amuseront.
[Le conseiller et Claus entrent]
peter
Vous venez assez tardivement, mais encore à temps pour me voir partir.
claus
Nous n’allons pas bien à pied, Chevalier, et cela nous a retenu un peu en chemin.
peter
Vous êtes le soi disant conseiller ? Ne le prenez pas mal si je dois rire de ce titre extravagant.
conseiller
Lui-même
claus
En chemin il donna le conseil d’entrer dans chaque auberge que nous trouvions. J’espère que vous en apercevrez les traces jusqu’à ce jour.
peter
Vous ne parlez pas du tout
conseiller
Le fou ne me laisse pas parler.
claus
Parle, parle ! On va voir si vous savez mettre sur table quelque chose d’intelligent. Vous êtes le premier homme au monde qui affirme que je ne le laisse pas parler. Aïe ! cela blesse mon honneur et ma réputation. 103Celui qui ne me connaîtrait pas si près, me tiendrait avec une telle affirmation pour un bavard intarissable. Vous voyez, chevalier, comme il est facile dans ce monde méchant de gâter un bon nom.
conseiller
Chevalier, vous voyez vous-même, il est impossible qu’il se taise. Si d’ailleurs je peux parfois vous servir avec mes conseils –
peter
S’ils sont bons.
conseiller
Il ne convient pas que je les vante, car chaque marchandise devrait à vrai dire se louer elle-même ; mais demandez au fou.
claus
Ses conseils ont toujours été par-dessus tout bons et le meilleur est qu’il en donne constamment de plusieurs sortes à la fois, de sorte que si l’on ne veut pas suivre l’un, on peut toujours en saisir un autre, qui est habituellement le contraire exact du premier.
peter
Et bien ! je pars maintenant en campagne. Mon ennemi est plus fort que moi : dois-je l’attaquer ?
conseiller
Attendez un instant. – Si vous voulez en venir à bout, je vous conseille de l’attaquer.
peter
Pensez-vous que cela soit bon ?
conseiller
Je n’ai au moins jamais pu souffrir que l’on m’attaque.
peter
Mais si je suis battu ?
104claus [à vois basse au conseiller]
Pour l’amour de Dieu rassemblez toute votre raison, sinon il en sera fini de notre assistance.
conseiller
Si vous êtes battu ? Oui, vous serez vraiment dans une mauvaise position.
peter
Que faut-il alors faire ?
conseiller
Lorsque l’on réfléchit sur la chose de tous les côtés, alors le mieux sera toujours de vous retirer.
peter
Mais si la retraite m’est coupée ?
conseiller
Alors – attendez – alors – c’est un cas difficile ! [il va et vient] alors, – ça y est, je l’ai ! – alors – encore un instant de patience ! – cela ne m’est jamais encore arrivé dans l’exercice de mes fonctions – Hm ! hm ! – Mais comment venez-vous à de telles idées folles ? J’appelle cela un sondage !
peter
Alors ?
conseiller
Tout de suite ! tout de suite ! – Ne pouvez-vous pas vous échapper ?
peter
Impossible si la retraite est coupée
conseiller
Oui, alors que le diable vous conseille ! – je crois que je pourrais penser pendant toute une série d’années sans rien en sortir d’avisé. Un fou peut le faire en un jour, – vous connaissez le proverbe.
105claus
Pour l’amour de Dieu, Seigneur, ne lui faites rien ! Vous voyez comme il se donne du mal.
peter
Ah, il a déjà trop peur. Voyez comme la sueur lui coule sur le front. Je vous l’avais dit volontiers, Conseiller, que vous auriez une dure tâche. Jusqu’à présent il n’a donné des conseils que suivant ses aises et il a là quelque chose de nouveau qui voudrait plus de grandeur et bien sûr l’homme manque d’exercice.
conseiller
Maintenant il me vient quelque chose : vous pourriez faire paraître dans les journaux que vous auriez fait une mouvement de côté avantageux, ou même enfermé l’ennemi, et l’on en saura plus la prochaine fois.
peter
Bien, va, je vois à quoi vous pouvez être utile. Faites-vous donner à manger. Les conseils vous fatiguent beaucoup.
claus
Il devra bientôt être mis à la retraite, alors j’aurai peut-être sa place.
conseiller
Toi ? Quand as-tu déjà donné un conseil ?
claus
Vous devez me l’apprendre, vous devez me donner des heures.
conseiller
Je ne me laisserai pas entraîner à ça.
claus
Venez, allons manger maintenant ensemble ; [ils sortent tous les deux]
peter
Comment te plaisent-ils ?
106agnès
Assez ! Ils m’ont rappelé les marionnettes de mon enfance.
peter
La vie de nous tous n’est bien qu’un jeu de marionnette stupide. Agnès, je veux te donner à garder pendant mon absence toutes mes clefs. Je pense revenir dans quelques jours. Tu peux te raccourcir le temps en regardant toutes les pièces dans lesquelles je ne t’ai pas encore conduite. Six pièces te sont entièrement ouvertes, mais la septième, que cette clef d’or ouvre, te restera fermée. M’as-tu compris ?
agnès
Tout à fait
peter
Agnès ! Ne te laisse pas aller à convoiter l’ouverture de la septième pièce.
agnès
Certainement pas.
peter
Je pourrais emmener la clef avec moi et cela te serait ainsi impossible ; mais je veux te faire confiance, tu ne seras pas si folle. – Alors adieu !
agnès
Adieu.
peter
Quand je reviendrai, si tu as été dans la chambre interdite…
agnès
Ne t’échauffe donc pas pour rien, je n’irai pas et basta.
peter
Si cela est bien, on le verra quand je reviendrai. [il s’en va]
[Anne entre]
107agnès
Comment vas-tu, ma sœur ? mieux ?
anne
Un peu.
agnès
J’ai maintenant toutes les clefs pour les pièces. Le chevalier est parti en voyage.
anne
Oui ?
agnès
Nous ne devons pas aller dans une. Dans la septième je ne peux te laisser entrer, Anne.
anne
M’est égal.
agnès
Il l’a très strictement interdit.
anne
Je n’ai aucune envie d’y aller
agnès
Ne te réjouis-tu donc pas du tout ?
anne
Sur quoi donc ?
agnès
Que j’ai les clefs.
anne
Si cela te fait plaisir, – Ô oui.
108agnès [à la fenêtre]
Voilà qu’il s’en va à cheval avec son équipage. [Elle ouvre la fenêtre] Bonne chance ! Reviens vite ! [trompettes du dehors]
anne
Comme ils s’en vont avec allégresse ! Que le ciel fasse qu’ils reviennent aussi joyeusement.
agnès
Ne le devraient-ils pas ?
anne
La suite n’est pas toujours aussi joyeuse et fraîche que le début. Les nouveaux habits deviennent élimés, le jeune arbre perd ses feuilles et le soir est souvent différent de ce que le matin promettait. Ce que la jeunesse commence dans la joie, les années futures l’excluent sérieusement et de temps à autre un bonheur apparent n’est que la préparation de la misère.
agnès
Tu me fais frissonner de peur, ma sœur.
anne
Je suis aujourd’hui d’humeur mélancolique.
agnès
Regarde, qu’est-ce que ce cortège qui passe ?
anne
Un mariage de paysan
agnès
Comme les gens sont joyeux ! Ils saluent. Ils chantent.
[Chant de l’extérieur]
Heureux celui qui après de tristes heures
A finalement trouvé sa bien aimée !
Alors il entend avec plus de joie
Résonner le chant
Du rossignol.
109Chœur
Les sons joyeux du rossignol
S’adressent à lui des bois et des vallées
Avec une tendre séduction.
[La musique champêtre s’est éloignée peu à peu]
agnès
Tu pleures, ma sœur.
anne
C’est la musique
agnès
Elle est pourtant joyeuse.
anne
Pas pour moi.
agnès
Tu ne seras jamais joyeuse dans ta vie.
anne
Ah ! je l’étais quand sous la fenêtre il jouait de son luth et qu’un écho lointain imitait doucement les sons de son chant ! Quand la lune brillait et que je ne voyais que lui et n’entendait que son chant qui allait se perdre dans la forêt solitaire, comme un cygne blanc sur un sombre lac – Ô sœur, jamais, jamais je ne peux oublier cela !
agnès
Tu l’aimais tant ?
anne
Plus que les mots, plus que la plus belle musique ne peuvent l’exprimer. Sa présence pénétrait mon âme comme lorsque l’aurore rougeoyante après une nuit noire de tempête s’étend sur la terre sombre et verse après l’agitation la rosée de la paix sur tous les arbres et les fleurs. Ah ! pardonne, ma sœur, ces pleurs –
110agnès
Viens, pense à autre chose, là sont les clefs, sois joyeuse à nouveau.
anne
Tu es bonne.
agnès
Appelons la vieille, elle viendra avec nous, car elle connaît tout.
anne
Comme tu veux, mais je la trouve repoussante.
agnès
Oui, elle est assez affreuse et sa voix criarde m’est très désagréable, mais elle n’y peut rien, ce sont les faiblesses de l’âge. Viens ! viens ! je suis infiniment curieuse, de tout ce que nous verrons. [Elles s’en vont]
Deuxième scène
La salle à Marloff
[Festin de valets ivres. Certains dorment, d’autres sont à moitié éveillés ; Caspar est le plus dispos, Leopold est assis à une table et joue,
Winfred est assis dans un fauteuil, la tête bandée et boit]
leopold
N’est-ce pas, frères, que celui qui inventa le vin
Découvrit le plus merveilleux pays !
Plus beau que l’or et les pierres précieuses
Le suave vin pétille dans la coupe ;
Buvez joyeusement et hardiment de cette rafraîchissante lumière.
tous
Plus beau que les pierres précieuses
Pétille le doux vin,
Buvez et faites descendre en vous
Sans crainte la lumière dorée
111caspar
ça c’est du vin ! j’ai bu beaucoup de vin, mais un tel vin – quand on parle de vin, –
leopold
Je comprends ce que vous voulez dire. Buvez toujours, il vous est favorable et je l’ai fait venir spécialement pour vous.
caspar
Alors, si vous pensez ainsi –
Leopold
La coupe tourne
De bouche en bouche
Et rend le malade frais et dispos
Chœur
De bouche en bouche – –
le malade guérit. –
caspar
Mais votre homme joyeux qui devait faire de nombreux sauts et gambades, le voilà assis dans une chaise avec la tête bandée, – ressemblant au repentir et à la pénitence et buvant gobelet après gobelet. Il ne bouge pas.
leopold
Debout, Winfred, ami des muses, sois enthousiaste et remue toi.
winfred
Je ne peux vraiment pas, j’ai le corps tout brisé.
leopold
Ta langue bégaie, remue toi, c’est maintenant. [il va à lui] Rien qu’un peu, un quelque chose, cher junker ! ne me fais pas honte devant les gens, ressaisis-toi pour l’amour de moi.
caspar
Vous vous êtes procuré du bon vin, Dieu sait d’où, mais votre fournisseur en frivolités, votre arlequin est un pitoyable bougre, vous 112devriez le mettre au rancart, ce gueux, usé à la corde, qui ne mérite plus une gorgée de vin.
winfred [se met debout]
J’arrive. Voulez-vous une pantomime tragique, avec noble stature et fougue du geste, avec une jambe étirée à l’équerre loin du corps et ensuite l’autre pied tournant dans le grand style ?
caspar
Faites ce que vous pouvez.
winfred [dansant]
Regardez, c’est pour un connaisseur.
caspar
Ce n’est rien, rien, une vraie vétille.
winfred
Vous n’êtes pas pour la déclamation de poème épique ?
caspar
Non pas. Sauts de chats, cabrioles, voilà notre goût.
winfred [danse et saute]
Regarde, amis, ça c’est de l’art, non ? [tous rient]
caspar
Oui da ! Ce qu’il peut entremêler ses maigres jambes !
winfred [tombe par terre]
Aïe ! aïe ! ma tête ! mon bras ! malheur sur malheur !
leopold
Viens ! remets toi debout.
winfred
Adieu, je m’en retourne dans ma chambre, je ne suis pas fait pour cela. Je vais me mettre au lit et dormir.
[il s’en va en boitant dans la chambre du haut]
113caspar
Je peux à peine tenir les yeux ouverts, – et les jambes depuis une heure sont raides comme des piquets sous la table. Où est donc notre bouffon ? Sans doute enfoui sous terre, disparu. C’est aussi bien.
[Il s’endort. Tous les autres dorment déjà]
leopold [chantant devant une porte]
Qui frappe à la porte ?
Moi, chérie, je suis là.
Où est ta chambre ?
Reconnais-tu mon soupir ?
En route, si tu m’aimes avec hardiesse
Fuyons, fuyons ensemble,
Le temps passe vite
Hésiter c’est regretter
l’heure passe
Alors il est trop tard
brigitte [apparaît à la porte]
Leopold !
leopold
Chère Brigitte !
brigitte
Je vous ai reconnu à votre voix. Que faites-vous ici ?
leopold
Peux-tu le demander ? Suis-moi, si tu m’aimes. Il y a deux chevaux sellés dehors, tous dorment, c’est la nuit. Ton père revient, là sur la table il y a les clefs du château.
brigitte
Je devrais abandonner mon vieux père ?
leopold
Il bénira ensuite notre union, mais d’abord il faut se mettre en sûreté. Si tu ne me suis pas, alors au revoir et je verrai que tu ne m’as jamais aimé
114brigitte
Je suis tienne.
leopold
Dépêchons nous, avant que l’on nous surprenne. [il prend les clefs, ils s’en vont ; on entend bientôt la trompe du guetteur]
caspar [se levant un peu]
Qu’est-ce que c’est ? N’était-ce pas le guet ? Mais je crois que j’ai seulement rêvé. Qu’en dites-vous, musicien ? Bouffon, vous avez raison, vous êtes un homme solide. Quoi ? Juste, très juste, c’est aussi mon avis. [il se recouche pour dormir ; on entend la trompe à nouveau] Non, ce n’est pas un rêve, – je n’ai jamais rêvé de manière aussi vive – il faut que je vois Si seulement les jambes – Quoi ? Qu’est-ce ?
hans von Marloff [entrant]
Dieu du ciel ! qu’est-ce que cela ! Les portes du château, toutes les portes sont ouvertes ! et là ! à quoi cela ressemble-t-il ! Caspar !
caspar
Oui, maître !
hans
Tu es aussi couché sous cet amas fou ?
caspar
Oui, maître !
hans
Caspar, je t’en prie, ne me rends pas fou, ma vieille tête est prise de vertige, lève toi, je t’en prie.
caspar
Seigneur, cela n’ira pas si vite [il se lève péniblement]
hans
Ne me laisse pas craindre le pire, – Caspar, – ma fille –
115caspar
J’ai eu un œil sur elle. Avec sévérité, sévérité !
hans
Mais comment en êtes-vous venu là ?
caspar
Seigneur, il y a eu un musicien ici, et il avait avec lui un vin si délicieux – il apporta le vin dans la maison – et il avait avec lui un bouffon malade, et puis je ne sais plus comment cela est arrivé, bref –
hans
C’est peut-être bon pour cette fois, mais je dois voir ma fille.
caspar
Où est le musicien ? Du courage vous autres, je dis, debout ! [les valets de lèvent l’un après l’autre et s’en vont] – Le musicien Caspar, Caspar ! la raison commence à me revenir et je flaire le pot aux roses. Ah ! le pauvre seigneur, si cela était vrai !
hans [entre hors de lui]
Coquin ! mauvais garçon ! c’est ainsi que tu aimes ton maître ? Oh ma fille !
caspar
Seigneur, calmez-vous, Seigneur –
hans
Non, je veux maintenant mourir de colère et de chagrin ! Je ne veux pas me calmer, je ne veux pas survivre au malheur et à la honte. Ma fille, elle est partie !
caspar
Jamais plus !
hans
Pourquoi cela doit-il m’arriver à moi qui aime tant mon enfant ? Rends-la moi, Caspar ! Va ! Sors de ma vie, misérable !
116caspar
Seigneur, vous ne m’avez jamais blâmé de la sorte, – mais je le mérite, je le mérite pleinement. – Ô imbécile ! Ô pardonnez-moi, mon maître, ressaisissez-vous – ah ! non ! vous ne pouvez pas pardonner.
hans
Caspar, est-ce là ta raison ? Sont-ce là tes principes dont tu parlais tant ?Si seulement ma Brigitte était là ! et comment ai-je pu oublier ainsi mon enfant ? Elle est partie avec un musicien, un moins que rien ?
caspar
Sans doute, maître, car je ne le vois nulle part. Ah Dieu ! qu’est-ce qui m’arrive, voilà la raison qui me revient ! J’ai honte d’être devant vous et devant moi – je voudrais tomber de désespoir. Je suis responsable de ce malheur et voudrais frapper ma tête contre les murs. Ah mon cher, mon bon, mon pauvre maître ! Sacrebleu !
hans
Calme-toi, Caspar, rassemble ta raison.
caspar
N’y a-t-il pas de réconfort, d’aides ?
hans
Ah non ! non ! non ! Ô cela va me rendre fou. C’est trop, trop, Caspar, lorsque j’y repense. C’est ma mort, je le sens.
caspar
Cher Seigneur, pensez à votre âge.
hans
Je ne veux penser à rien. Tu as perdu ma fille, tu peux bien parler. Et tu es responsable, seulement toi, toi vieux coquin ! Il s’enivre à mort dans ses vieux jours, fait le fou, l’espèce d’âne.
caspar
Dois-je me jeter à l’eau ? Dois-je sauter de la tour ? Commandez la manière dont je dois me punir et je le ferai de tout cœur, pourvu que je 117retrouve la paix, que je n’entende plus vos reproches. Soyez raisonnable, mon bon seigneur ! Vous êtes déjà vieux et n’êtes plus un enfant. Ah bon dieu ! Où courir ? Où rester ? Sapristi ! toute ma cervelle est sans dessus dessous !
hans
Caspar ! Caspar ! je vois bien que nous allons nous rendre fous tous les deux. – Ma fille, ma Brigitte, elle aurait dû être plus prudente, tu n’es pas seul responsable. Viens, retrouvons la raison, rien ne peut sortir de la fureur. Ressaisis-toi et soutiens moi.
caspar
De tout cœur, mon cher maître, si vous êtes à nouveau bon avec moi.
hans
Viens, nous allons aller tout de suite à cheval, nous voulons la retrouver et nous ne fermerons pas un œil avant.
caspar
Mais votre âge, votre faiblesse –
hans
Il en va de ma fille, Caspar !
caspar
Alors, comme vous voulez. Mais vous ne me tenez plus pour un coquin ? Je suis un idiot, un vrai âne, vous avez raison, mais quand même pas un coquin.
hans
Oublie-le Caspar, je ne savais pas ce que je disais. Je devais me soulager en pestant, c’est dans la nature humaine. Tu m’as servi fidèlement pendant trente ans, une faute peut y avoir sa place. Viens, le château peut devenir ce qu’il voudra. Si je ne trouve pas mon enfant, je ne reviendrais pas. Valets ! holà valets !
caspar
Ils n’entendent pas, ils dorment tous.
118hans
Prends ça, souffle dans la trompette pour qu’ils viennent.
caspar
Prenez la trompe, ça va les réveiller. [ils soufflent tous deux ; les valets arrivent]
hans
Prenez des chevaux ! Chacun à cheval ! chassez, courrez, cherchez dans toutes les routes, tous les chemins, toutes les vallées !Toi à droite ! toi à gauche ! toi sur les montagnes ! toi dans la forêt ! – allez ! rapportez-moi ma fille et celui qui la trouvera sera si bien récompensé qu’il me remerciera. [les valets partent] Viens Caspar.
winfred [se montrant d’en haut]
Quel bruit ! Chevalier !
hans
Qui est-ce ?
caspar
Notre amuseur, notre petit jongleur malade.
hans
Ô pleutre ! Hans, espèce de fou !
winfred
Écoutez donc un pauvre homme ivre –
hans
Tais-toi, imbécile !
winfred
Deux petits mots seulement qui vous seront peut-être utiles –
hans
Viens, Caspar, chevauchons tant que les chevaux pourront nous porter. Viens, ne te retourne pas sur cet épouvantail ! [ils s’en vont tous les deux]
119winfred
Ils sont tous partis ! mon ami Leopold, ai-je entendu, avec la fille. Le vieux la cherche, ne veut rien savoir de moi. Les valets sont sur les routes et moi misérable je reste ici sans aide, comme dans un château enchanté. Ah si j’avais pu prévoir de tels accidents, comme je serais resté à la maison. Mon ambition m’a été trop pressante. Leopold n’agit pas bien avec moi. S’il y avait ici une vieille femme, une petite mère édentée dans la maison ! mais pas une âme ! il faut que je voie comment trouver de l’assistance. [il rentre]
Troisième scène
Salle dans le château de Berner
agnès, anne, mechthilde, valets,
qui débarrassent le repas du soir
agnès
J’ai le vertige devant toutes les belles choses que j’ai vues aujourd’hui. Il me semble maintenant que j’ai rêvé tout cela.
anne
Les sens se fatiguent à la fin et même la variété devient monotone.
agnès
La mère Mechthilde est déjà toute somnolente.
Mechthilde
Oui, mes enfants, je vais d’habitude au lit à cette heure et je m’endors tout aussitôt.
agnès
Va donc au lit, je reste encore un peu ; la lune brille d’une grande clarté, je sortirai ensuite sur la terrasse prendre l’air.
Mechthilde
Faites attention aux chauves-souris, elles aiment virevolter en cette saison.
120agnès
Nous n’avons pas pensé une seule fois à visiter la septième chambre et le chevalier était si soucieux. Finalement il n’y aura rien de remarquable.
Mechthilde
C’est bien possible.
agnès
Quoi ? Vous n’y êtes aussi jamais allée ?
Mechthilde
Jamais
agnès
C’est pourtant singulier. – Voulez-vous, petite mère, prendre les clefs avec vous ? Nous n’en avons plus besoin.
Mechthilde
Très volontiers
agnès
Les hommes aiment, je le vois, avoir des secrets comme les femmes.
Mechthilde
Bien plus. Seulement ils ne veulent pas l’avouer.
agnès
Redonne moi donc les clefs.
Mechthilde
Les voilà.
agnès
Le chevalier pourrait être fâché, puisqu’il me les a remises personnellement.
anne
Alors bonne nuit, je vais au lit.
121Mechthilde
Je vous souhaite une nuit heureuse.
[les deux partent]
agnès
Quelle nuit magnifique ! – On parle tant de la curiosité des femmes, et maintenant c’est en mon pouvoir d’aller dans la chambre interdite. Je me suis laissé redonner la clef, en partie parce que mon mari aurait pu penser que je n’avais pas assez confiance en ma force. – Si donc je cédais à la tentation, personne ne saurait que je suis allé dans la chambre et aucun malheur ne pourrait en résulter. Ma sœur, la prêcheuse de morale, dort. – Ô je voudrais avoir laissé les clefs à l’affreuse vieille ! – Finalement tout n’est qu’une épreuve à laquelle mon mari a voulu me soumettre et je ne veux pas me laisser attraper si facilement. [Elle va et vient]. La vieille elle-même n’est pas allée une seule fois dans la chambre, le chevalier doit donc y avoir quelque chose de particulier. [Elle va à la fenêtre]. Si seulement je savais pourquoi il me l’a interdit. La clef est dorée, pas les autres. C’est certainement la pièce la plus précieuse de toutes, et il veut m’en faire prochainement la surprise. Folie que je ne doive pas la voir tout de suite ! Je ne hais rien de plus que lorsque quelqu’un veut faire à l’autre un plaisir en cachette ; celui-là ne peut jamais se réjouir d’une surprise, tout particulièrement quand de naïves dispositions lui ont mis la puce à l’oreille. – Agnès, Agnès ! fais attention ! ce qui te chagrine maintenant est bien cette fameuse curiosité féminine. – Et pourquoi ne pourrais-je pas être une femme comme les autres ? – La simple curiosité n’est pas un péché. Je voudrais voir l’être humain qui à ma place ne serait pas curieux. – Ma sœur serait tout comme moi, si elle n’avait pas continuellement son amour en tête. Si elle pensait que son Reinhold pouvait se cacher dans cette pièce, elle tomberait à genoux pour me prier de lui donner la clef. Les êtres humains sont toujours indulgents envers leurs propres faiblesses. – Et à la fin ce n’est même pas une faiblesse de ma part ; dans la pièce il peut y avoir un secret dont dépend mon bonheur. Je pressens quelque chose de la sorte : – et je vais y aller voir pour cette raison, – qu’en saura-t-il si j’y suis allée ? – Il doit y avoir une raison quelconque à cette interdiction, et il aurait dû m’en dire la raison, mon obéissance aurait été raisonnable, mais de la sorte j’agis en soumission aveugle, une manière de vivre contre laquelle tout mon être s’insurge. – Et quoi ! suis-je une folle de tant 122réfléchir ? Finalement c’est une bêtise qui n’en vaut pas la peine. [Elle prend la clef] Alors, pourquoi n’y vais-je pas ? – Mais s’il revenait pendant que je suis dans la chambre ? – C’est la nuit, et avant même qu’il monte l’escalier, je serais déjà dans ma chambre. Mais aussi il ne doit revenir que dans quelques jours. – Il aurait dû garder sa clef, si je ne devais pas y aller. [Elle s’en va avec une lumière]
claus, le conseiller
claus
Comment vous plaisez-vous ici ?
conseiller
Je ne sais pas encore, j’ai dormi jusqu’à présent, tellement j’étais fatigué. – Comme les étoiles brillent !
claus
Pouvez-vous lire dans les étoiles ?
conseiller
J’aurais aimé l’avoir appris. Cela doit être une occupation agréable la nuit.
claus
On peut en apprendre son destin.
conseiller
Parfois
claus
Croyez-vous aux fantômes ?
conseiller
Oh oui.
claus
C’est justement maintenant l’heure sinistre.
123conseiller
C’est le bon moment pour hanter ! aussi je vais retourner au lit.
claus
Je pensais que vous aviez dormi votre content.
conseiller
Seulement à cause des fantômes, – ce n’est pas bon de se trouver encore éveillé.
claus
Alors allez.
[On frappe avec violence une porte]
conseiller
Entends-tu ? [il part en courant vite]
[Agnès entre pâle et tremblante]
claus
Que vous arrive-t-il, gente dame ?
agnès
Rien, rien ! – apportez-moi un verre d’eau fraîche. [Claus s’en va, elle s’effondre dans un fauteuil] Est-ce que je vis encore ? Où suis-je ? Dieu du ciel, comme mon cœur bat ! comme il bat !
[Claus revient avec un verre d’eau]
agnès
Pose-le là – je ne peux encore boire. Va, pars, je n’ai besoin de rien, de rien. Va ! [Claus part] Je ne sais pas comment je suis revenu ici. [Elle boit] ça va mieux. – C’est une nuit profonde, les autres dorment. [Elle regarde la clef] Il y a là une tâche de sang, rouge sombre, – y était-elle avant ? – Ah non, je l’ai laissée tomber. Tout autour de moi règne l’odeur du sang. [Elle frotte avec son mouchoir la clef] Elle ne veut pas partir, c’est étrange. – Ô curiosité, maudite, infâme curiosité ! je crois qu’il n’y a pas de plus grand péché que la curiosité ! – Oh et mon mari, comment le vois-je maintenant ! – Mon mari, puis-je le dire ? Mon mari ? Le monstre le plus ignoble, le plus abominable et horrible, un dragon couvert d’écailles devant 124lequel l’œil recule en tremblant. Ah, je dois aller au lit, ma pauvre tête est comme dévastée. Mais je ne dois pas laisser ici la clef. Dieu merci, la tache est partie ! Ah ! non ! pauvre enfant que je suis, elle est encore là de ce côté. Je ne sais qu’entreprendre. je vais voir si je peux dormir. Oui, dormir, dormir et rêver à d’autres choses, de toutes autres choses, tout oublier, oui, oui ce sera bien, ce sera agréable. [Elle part]
- CLIL theme: 4033 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues étrangères
- ISBN: 978-2-8124-3644-4
- EAN: 9782812436444
- ISSN: 2417-6400
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3644-4.p.0269
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-03-2014
- Language: French