Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Invention du nombre. Des mythes de création aux Éléments d’Euclide
- Pages: 7 to 9
- Collection: History and Philosophy of Science, n° 12
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Avant-propos
Lorsqu’on s’intéresse à l’origine du nombre entier 1, 2, 3, etc., on pense spontanément aux échanges marchands, à la comptabilité ou à la mesure. Si ces activités ont incontestablement donné une impulsion considérable au développement de l’arithmétique, elles n’en constituent pourtant pas à elles seules la préhistoire. Il se trouve en effet que nombre de sociétés archaïques ont inventé des systèmes numériques, alors que leurs échanges purement matériels sont de très faible ampleur, et que lorsque ceux-ci ont lieu, les systèmes en question ne sont pas utilisés. L’origine de l’arithmétique n’est pas plus dans le commerce et la comptabilité que l’origine de la géométrie n’est dans la mesure des terrains, comme j’ai essayé de le montrer dans deux ouvrages antérieurs (Keller 2004, 2006).
La recherche d’une préhistoire du nombre a un sérieux handicap, puisque contrairement à l’évidence d’une intention d’organisation spatiale stricte dans certains objets comme les bifaces du Paléolithique inférieur, il n’y a aucune évidence matérielle du nombre : nul n’a jamais vu, ni touché, ni entendu de nombre. En revanche, la culture contemporaine fait que chacun d’entre nous l’a bien présent à l’esprit par une utilisation quotidienne. Mais plus l’enquête avançait, plus il devint clair que rien de concluant n’en sortirait en se bornant à cette conscience spontanée. Chez beaucoup d’Amérindiens, par exemple, nombre de rituels exigent que tout aille « par quatre » dans les gestes, dans les incantations, etc. ; mais est-ce bien du nombre quatre qu’il s’agit ? Et sinon, à quoi avons-nous affaire ? Dans le même ordre d’idées, quelle est la différence de contenu, s’il y en a une, entre quatre traits parallèles tracés sur le front en référence aux quatre points cardinaux et le signe constitué de quatre barres verticales I I I I de la série numérique de l’Égypte antique ? C’est en réfléchissant à tout cela, au fur et à mesure de la collecte documentaire, que je me suis senti obligé, un beau jour, de faire halte et de mettre au net une bonne fois pour toutes ma conception du nombre ; 8l’idée générale en est donnée dans le premier chapitre, et je propose dans l’annexe 3 une critique des définitions mathématiques courantes du nombre entier. Ces considérations théoriques peuvent être laissées de côté sans inconvénient dans une première lecture ; il est probable en effet que le lecteur éprouvera le besoin d’y revenir après avoir pris connaissance des formes « merveilleuses » de l’un-multiple dans les sociétés archaïques.
Il découle en particulier de mon point de vue qu’il n’y a pas de prémices du nombre chez les animaux et les bébés humains, ce qui est montré en détail dans l’annexe 1. Cette conception du nombre impose également de considérer avec beaucoup de prudence certains signes préhistoriques (tirets, pointillés, encoches), et de les qualifier tout au plus de marques de pluralité, comme on le verra dans le deuxième chapitre. Il s’en suit que le matériau de l’enquête, en ce qui concerne les tout premiers pas vers le nombre, est presqu’exclusivement ethnographique ; d’où le sous-titre de l’ouvrage, « Des mythes de création aux Éléments d’Euclide », sous-titre qui peut paraître paradoxal puisque beaucoup de ces mythes ont été enregistrés chez des peuples sans écriture subsistant dans les temps modernes, et donc postérieurs d’une bonne vingtaine de siècles aux Éléments ! Paradoxe vite dissipé si l’on réalise que ces peuples, proches quant aux modes de vie de nos ancêtres sapiens préhistoriques, leur sont également proches quant aux modes de pensée ; mais comme cette thèse est plutôt mal vue de nos jours, j’ai cru bon de l’exposer plus en détail dans l’annexe 2.
L’idée centrale de cet ouvrage, exposée dès le premier chapitre, est que la possibilité de concevoir le nombre réside dans la capacité humaine à forger le concept contradictoire de l’un-multiple.
On montre d’abord qu’il s’agit d’un concept réellement central, implicitement reconnu comme tel par la pensée archaïque dans son effort colossal pour comprendre le monde et en particulier sa genèse. La multiplicité de l’un est la forme sous laquelle cette pensée (dite aussi « traditionnelle », ou « primitive ») se représente l’énergie créatrice en général, mais elle ne peut en rester là, car la variété qualitative du monde créé exige d’elle d’imaginer des démultiplications déterminées. Ces actualisations, passage de l’un-multiple à ce que j’appellerai les quanta, créent la possibilité du nombre, ainsi que des occasions pour lui de se constituer.
9On expose ensuite les procédés techniques par lesquels le nombre se constitue dans les sociétés archaïques, puis comment l’un-multiple donne en pratique toute sa substance avec la généralisation du calcul dans les premiers empires, et enfin de quelle façon cette pratique est pensée dans la première théorie connue du nombre, exposée dans les Éléments d’Euclide vers 300 avant notre ère.
On ne pouvait terminer cet essai sans s’intéresser à la numérologie, où l’on voit entre autres comment le nombre, une fois constitué, avec la possibilité infinie de combinaisons qu’offre le calcul, permet de fabriquer des déterminations de l’énergie créatrice beaucoup plus nombreuses et plus fermes qu’avec l’un-multiple simple, et de les organiser à volonté en systèmes explicatifs. Nous essayons, dans ce chapitre final, de rendre raison de la numérologie sous quelques-uns de ses aspects pratiques, comme le tabou sur le dénombrement et certaines divinations basées sur le pair-impair, puis dans des constructions plus globales comme la numérologie védique, et enfin avec la pensée pythagoricienne.
Cet ouvrage est le fruit d’un travail d’enquête de plusieurs années 1 . Enquête incomplète pourtant : le monde de l’Amérique précolombienne et celui de la Chine préhistorique et antique ne sont que peu exploités ; les aspects linguistiques comme les formes grammaticales du duel, du triel et des classificateurs numériques ont été délibérément laissés de côté ; il y a certainement beaucoup à apprendre de la musique et des jeux de hasard, entre autres choses, dans les sociétés primitives, etc. Beaucoup d’aspects restent donc à explorer, en liaison avec le phénomène central de l’apparition et du développement du concept de l’un-multiple au cours de la longue « méditation » enchanteresse, spontanément dialectique, que représente la pensée archaïque.
1 Merci à Gilbert Arsac, François Conne, Helen Goethals, Michel Guillemot, pour diverses formes d’aide.
- CLIL theme: 3126 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie
- ISBN: 978-2-406-05973-8
- EAN: 9782406059738
- ISSN: 2260-9873
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05973-8.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 10-15-2016
- Language: French