[Introduction à la première partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Influence de Machiavel dans la littérature politique du Siècle d’or espagnol (1535-1700)
- Pages: 59 to 61
- Collection: Constitution of Modernity, n° 41
Machiavel. Ne pas l’avoir lu, mais le regarder comme un scélérat.
Machiavélisme. Mot qu’on ne doit prononcer qu’en frémissant.
Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des idées reçues, Paris, Le Livre de poche, p. 102.
Cette étude se doit d’aborder dans un premier temps la réaction espagnole à Machiavel dans ce qu’elle a de plus immédiat et de plus apparent : l’« antimaquiavelismo de los escritores de la Contrarreforma1 », autrement dit la vague de violente hostilité suscitée par un auteur dont le consensus fait très abusivement un ignorant, un cynique et surtout un athée2 et un promoteur de la tolérance religieuse (les deux allant par ailleurs de pair, puisque accepter la multiplicité des croyances, c’est systématiquement renoncer à reconnaître l’existence d’une seule vraie foi). Force est de constater, comme je le soulignerai dans les deuxième et troisième parties de cette étude, que cet opprobre est somme toute très rhétorique, souvent figé dans un discours codifié, caricatural et repris ad nauseam. On ne fait alors dans ces textes que très peu l’examen critique des écrits du Florentin, mais bien plutôt une sorte d’inventaire de chefs d’accusation à l’exactitude toute relative, recueillis, distordus et amplifiés souvent à la diable et au fil des lectures d’autres textes ayant eux-mêmes très certainement fait l’économie d’une lecture directe ou attentive de Machiavel3. Dans l’esprit de nombreux auteurs renaissants 60et baroques de la péninsule Ibérique, le secrétaire florentin se fait en réalité le parangon de tous les vices reprochés au très nébuleux groupe des Políticos, « los Politicos Machiabelistas, y Atheistas4 » comme les appelle par exemple Andrés Dávila y Heredia, commodes boucs émissaires de tendances politiques avérées ou fantasmées dont l’auteur du Prince sera longtemps considéré comme le père fondateur, et en général comme l’instigateur des principaux maux de l’époque.
Pour bien comprendre les fondements de cette virulence, il faudra impérativement se pencher sur la façon dont pour nos idéologues espagnols, Dieu et la religion sont à la fois la source et l’aboutissement de toute action politique5. Dans une époque ébranlée par les Guerres de Religion, nos écrivains se doivent de marquer leur profond attachement au catholicisme, et de reconnaître dans les souverains Habsbourg les agents de Dieu sur terre, en sacralisant leurs entreprises politiques terrestres.
Comme nous le verrons par la suite en profondeur, une écrasante majorité des penseurs reconnaîtra la nécessité pour le gouvernant, tout dévot et pieux soit-il, de régner selon les règles de la raison d’État. Néanmoins, cette même raison d’État devra au préalable être clairement purifiée de l’effroyable cynisme avec lequel Machiavel et autres politiques entendent l’appliquer. C’est cette entreprise de mise en conformité théorique des impératifs religieux et des réquisits sublunaires du jeu politique que je décrirai plus avant dans un deuxième moment. Les résultats de cette entreprise seront, nous pouvons l’annoncer dès à présent, très variables et souvent plus discutables que ce que pourrait laisser penser la tournure péremptoire que prennent régulièrement les raisonnements tentant de distinguer cette sainte raison d’État de la mauvaise.
Nous pourrons en effet juger des tenants et aboutissants pratiques de la conception catholique et espagnole de la raison d’État en nous penchant sur la façon dont deux questions très précises sont traitées 61dans la littérature politique du Siècle d’or, à savoir la justification des expulsions des juifs et des morisques, et les dangers supposés de la tolérance religieuse. Dans les deux cas, il sera très intéressant de voir comment Machiavel est sommé de répondre des prétendues dérives de la mauvaise raison d’État.
1 Escalante, Manuel F., Álamos de Barrientos y la teoría de la razón de Estado en España, Barcelone, Editorial Fontamara, 1975, p. 61. Manuel F. Escalante parle similairement de l’« antimaquiavelismo católico ».
2 Machiavel est dès 1546 présenté en athée (« atheos ») par Paolo Giovio, dans son Elogia veris clarorum virorum imaginibus apposita, Venise, apud Michaelem Tramezinum, 1546, fo 55b.
3 « By the late sixteenth century, it was not necessary actually to read Machiavelli to know what he said or, perhaps more accurately, what he meant for his contemporaries. Just as we modern Westerners “know” Freud and Marx from the air we breathe, so Renaissance men and women “knew” the author of The Prince. Machiavelli, we could say, had become an “ideologeme”, a cultural discourse regarding the use of force and fraud, including the feigning of religion, in the realm of politics », Kahn, Victoria, « Machiavelli’s afterlife and reputation to the eighteenth century » (p. 245), Najemy, John M. (éd.), The Cambridge Companion to Machiavelli, Cambridge University Press, 2010, p. 239-255.
4 Dávila y Heredia, Andrés, Comedia sin musica, Valence, Benito Macen, 1676, fo 70b.
5 Rafael Rodríguez-Moñino Soriano parle ainsi du « firme convencimiento de que la idea de Dios y sus obras deben regir las líneas maestras de la política », toujours très présent à l’époque de la question qu’il étudie, celle du Spanish match, Rodríguez-Moñino Soriano, Rafael, Razón de Estado y dogmatismo religioso en la España del xvii, Barcelone, Editorial Labor, 1976, p. 100.
- CLIL theme: 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- ISBN: 978-2-406-14968-2
- EAN: 9782406149682
- ISSN: 2494-7407
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14968-2.p.0059
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 08-16-2023
- Language: French