Chapitre 23 Collocations de symptômes somatiques
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Expression des émotions et des sentiments en français
- Pages : 387 à 389
- Collection : Domaines linguistiques, n° 22
- Série : Grammaires et représentations de la langue, n° 14
Chapitre 23
Collocations de symptômes somatiques
Beaucoup d’affects s’accompagnent de symptômes somatiques. Pour Spinoza, dans la Partie III de l’Éthique ([1677] 1990) intitulée De l’origine et de la nature des affects, les affects, en réalité, sont en eux-mêmes des phénomènes somatiques. Les travaux en neurologie des vingt dernières années confirment ce point de vue1. Les collocations du français dont nous traitons dans ce chapitre dénotent à leur manière cet état des choses. Elles ont été étudiées par Danielle Leeman (1991), telles :
(a) (blêmir, pâlir) de rage, rougir de honte, pleurs (de joie, de honte), griller (d’envie, d’impatience), trépigner d’impatience
(b) trembler d’indignation, hurlement d’angoisse, moue de mépris, rouge de colère
Leur forme est fixe (« Prédicat de somatisation – Préposition de – N d’Affect ») et on ne peut y insérer ni déterminant ni modifieur :
trembler d’indignation |
vs |
? trembler d’une indignation légitime |
trépigner d’impatience |
vs |
* trépigner d’impatience irrationnelle |
rouge de colère |
vs |
* très rouge de colère |
moue de mépris |
vs |
? moue de profond mépris |
Ces expressions de réaction somatique ne sont ni des locutions, ni des expressions tout à fait libres. Elles ont fait l’objet d’études approfondies de la part de l’équipe du LIDILEM (Cf. entre autres Tutin & alii, 2006). La fréquence dans les corpus de certaines d’entre elles est extrêmement élevée, ce qui a conduit beaucoup d’auteurs à les classer dans la catégorie des collocations.
388Cela étant dit, on ne serait pas étonné de rencontrer dans des corpus des expressions de basse fréquence telles que :
(b) s’évanouir de (honte, plaisir, peur, envie), pâlir de déception, rougir de (désir, convoitise), toussoter de mépris, etc.
Du reste ces expressions de forme « de N » peuvent s’associer à des prédicats ou des syntagmes à tête prédicative dénotant un phénomène quelconque de somatisation. Le segment « de N d’affect » (ex. « de rage ») a une valeur d’adverbe de cause, la préposition de fonctionnant alors comme un préfixe2 :
(c) casser une pile d’assiettes de fureur, se rouler par terre d’indignation, se cogner la tête contre le mur de désespoir
Tout cela montre que la frontière entre une syntaxe collocationnelle et une syntaxe « libre » n’est pas toujours tranchée.
Du fait de la productivité de ce phénomène, on n’est pas en présence d’un phénomène lexicalisé. On se bornera ici à énumérer les principales catégories de prédicats de réaction somatique susceptibles d’être associés à une collocation de forme « de N d’affect », en renvoyant le lecteur, pour approfondissement, aux travaux de Danielle Leeman et des chercheurs du LIDILEM :
couleurs |
blanchir, blanc ; blêmir, blême ; pâlir, pâle ; livide ; bleuir, bleu ; rosir, rose ; rougir, rouge ; s’empourprer ; verdir, vert |
états |
délire, ivresse ; silence ; fou ; ivre, éperdu ; malade |
évanouissement |
défaillir, défaillant ; se pâmer, pâmé ; s’évanouir, évanouissement |
express. du visage |
resplendir, resplendissant ; béer, béant, bouche bée ; grimacer, grimaçant, grimace ; rayonner, rayonnant, rayonnement ; moue ; air ; expression |
langueur |
dépérir ; languir, languissant ; se consumer, sécher |
mourir3 |
crever ; mourir, mort |
389
manière de dire 1 |
bougonner, criailler, grogner, grognonner, grommeler, rouscailler |
manière de dire 2 |
bafouiller, balbutier, bégayer, bredouiller |
mouvements |
bondir, bondissant ; danser ; sauter, saut ; se trémousser, trémoussement ; hausser les épaules, haussement d’épaules ; piaffer, piaffant, piaffement ; piétiner ; piétinement, secouer, secousse ; serrer les dents ; serrer les fesses ; sursauter, sursaut ; taper du pied ; tomber ; trépigner, trépignant, trépignement ; geste ; recul, mouvement de recul |
pleurs |
pleurer, pleurs ; sangloter, sanglot ; verser des larmes, larmes |
regard |
briller, brillant ; étinceler, étincelant ; flamboyer, flamboyant, flamboiement ; luire, luisant, lueur ; pétiller, pétillant, pétillement ; coup d’œil ; regard |
rire |
ricaner, ricanant, ricanement ; rire, riant, rire ; sourire, souriant, sourire ; pisser |
secrétions |
baver ; écumer, écumant ; saliver ; suer, sueur, sueur froide |
sons, voix |
crier, cri ; éclater, éclat ; exploser, explosion ; grincer, grincer les dents, grincement de dents ; grogner, grognement ; hurler, hurlement ; murmurer, murmure ; râler, râle ; rugir, rugissant, rugissement ; souffler, souffle ; soupirer, soupir |
suffocation |
suffoquer, suffocant, suffocation ; étouffer, s’étouffer ; s’étrangler ; boule dans la gorge |
température |
bouillir, bouillant ; bouillonner ; bouillonnant, bouillonnement ; brûler, brûlant ; être glacé ; griller |
tremblement |
vibrer ; frémir, frémissant, frémissement ; frétiller, frétillant, frétillement ; frissonner, frissonnement, frisson ; palpiter, palpitant, palpitation ; trembler, tremblant, tremblement ; tressaillir, tressaillant, tressaillement ; claquer les dents, claquement de dents ; grelotter, grelottant, grelottement ; trembloter, tremblotant, tremblotement |
viscères |
Verbes et nomsde maux de ventre, envie de vomir, sensations et phénomènes scatologiques liés à la peur ou au dégoût. |
1 Voir notamment les ouvrages de vulgarisation du neurologue Antonio Damasio, notamment Spinoza avait raison (Damasio, 2005). Il y indique par exemple que dans l’expérience de la peur, le corps réagit avant même que le sujet ait pris conscience d’avoir peur.
2 Dans son ouvrage sur l’expression de l’intensité, Clara Romero (2017, p. 183-184), observe, d’après Ewa Pilecka (2010), que toutes ces constructions de forme « Prédicat de réaction somatique de N<Affect> » apportent au nom d’affect une valeur d’intensification.
3 Dans cet emploi particulier, mourir et mort dénotent un excès de plaisir ou de déplaisir et ne sont pas appropriés exclusivement au lexique des affects, comme le montrent les collocations « (mourir, être mort)(de fatigue, de rire, de plaisir, de peur, de trac, d’ennui).
- Thème CLIL : 3147 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage
- ISBN : 978-2-406-14594-3
- EAN : 9782406145943
- ISSN : 2275-2803
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14594-3.p.0387
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 31/05/2023
- Langue : Français