[Introduction à la cinquième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Épreuve du fantôme dans la littérature des Lumières
- Pages: 461 to 463
- Collection: Enlightenment Europe, n° 87
Repli dans l’intime autant que confrontation à soi-même, le fantôme constitue un accès à un savoir sur l’homme, un savoir sans concepts, fait d’images et constitué d’impressions, d’intuitions, de souvenirs et de rêves. L’exploration psychique, spirituelle et morale à laquelle il donne accès trouve dans le roman une voie de réalisation particulièrement propice.
On peut avancer à cela deux raisons : d’une part, le roman raconte des parcours personnels de construction individuelle qui passent par la contemplation des images que le sujet se fait de lui-même et de son histoire affective. D’autre part, la réflexivité du roman-mémoires se combine avec son recours à la théâtralisation, de sorte qu’il n’est pas nécessaire que le mot ou la chose du fantôme intervienne pour qu’on puisse dire qu’assurément, la constitution de l’identité passe par le fantomal, c’est-à-dire par une dialectique du même et de l’autre, du moi vivant et du moi mort.
L’absence de spécialisation lexicale de fantôme au sens d’apparition d’un défunt ouvre le champ d’investigation dans la mesure où elle pousse le terme à conserver, même dans ses acceptions spécialisées ou restreintes, le sème d’une obsession mentale d’origine sensitive. Il n’en reste pas moins que les emplois romanesques témoignent de la progression de l’acception morbide du fantôme, ce qu’on mettra en relation avec le recul des acceptions démoniaques – étant entendu que la croyance en des manifestations sensibles du diable fait l’objet d’une condamnation sinon générale du moins majoritaire, tant dans le discours catholique institutionnel ou savant que dans la critique philosophique. De même la sensibilité d’un individu aux fantômes est-elle de moins en moins associée à ses croyances et bien plus à son histoire personnelle, à ses obsessions, à l’idée de sa propre mort et à la relation qu’il entretient avec des personnes défuntes ou avec leur souvenir, que cette relation soit ininterrompue ou donne lieu à des sensations de « rencontres ». Ainsi la vision d’Abélard à Héloïse est-elle suscitée par la prémonition de leur mort et par l’angoissante idée d’une mort sans pardon. Quant à la hantise des figures criminelles, ce n’est plus tant sous l’angle du jugement divin qu’elle est appréhendée que sous celui du remords dont on les pense saisies à la perspective ou au moment même de mourir. 462Ce n’est pas Dieu ou un ange qui apparaît à Néron par exemple, mais Sénèque tout juste assassiné1 ou sa mère Agrippine, à la fois meurtrière et victime.
Nous envisagerons d’abord les processus et rituels de deuil inaboutis que donne à lire le roman prévostien et dans lesquels le fantôme du défunt semble se refuser aux sollicitations du personnage, en dépit des marqueurs narratifs et symboliques de leur achèvement – transport du cercueil ou ensevelissement, reconfiguration voire clôture narrative. Le roman à la première personne met au jour les complexes négociations de l’affirmation de soi, ses motivations et ses ressources : dans quelle mesure l’identité affirmée par l’effet de signature ou acquise par les aventures narrées, et légitimée par le discours d’escorte qui étaye le dispositif romanesque, se nourrit-elle de l’effacement d’autres voix narratives, d’autres sujets de discours mais aussi de certains des objets mêmes de la quête des personnages ? De fait, l’une des caractéristiques les plus déroutantes du romanesque prévostien est de ménager souterrainement une place à la surnature tout en la lui refusant en surface ; le fantôme ne constitue par conséquent plus un représentant possible, ou admissible, d’un ordre surnaturel, mais l’expression toujours barrée d’une aspiration à une vérité de l’être, qui subsumerait les limites intelligibles de l’expérience.
Dès lors, si le deuil est omniprésent chez Prévost, il ne se réduit pas à la perte de l’objet aimé mais dessine un espace psychique dans lequel l’identité se vit et s’éprouve dans le manque2. Nous intégrerons dans 463un deuxième temps deux romans de Marivaux à l’étude, afin d’analyser comment ce manque à être (ou à avoir) se résout dans l’incorporation de l’objet d’amour, qui devient lui-même le fantôme qu’éprouvait le sujet narrateur. Enfin, c’est à Julie ou la Nouvelle Héloïse que nous nous intéresserons, en centrant l’étude sur le fantôme qui hante Saint-Preux et dont Rousseau invite à trouver les traces et les avatars dans le réseau de figures fantomales que donne à voir son roman.
1 Il y a là une piste pour interpréter le « dédoublement » « du personnage surnaturel » dans le Dom Juan de Molière sous un angle non plus théologique comme séparation de « deux fonctions », « messager du ciel » et « messager de l’enfer » (Jacques Truchet, « Molière théologien dans Dom Juan », RHLF, no 5-6, 1972, p. 932), mais sous l’angle du rapport spécifique que Dom Juan entretient avec chacune de ses victimes : le spectre à visage de femme évoquant Elvire et une séduction continuée – il veut la toucher « pour voir ce que c’est » –, la statue représentant le (beau-) père assassiné, figure paternelle héroïque, préférable en grandeur à un Dom Louis trop aimant pour inspirer l’admiration, mais aussi figure paternelle de substitution, assassinée mais définitivement dominante (Dom Juan accepte la main de la statue). Vu ainsi, c’est vers la dernière scène du Brutus de Voltaire que l’échange ultime entre la statue et Dom Juan ferait signe. Voir supra, II.1.B., p. 161.
2 Nous nous intéresserons à la « tension » mise en lumière par Florence Magnot-Ogilvy dans Cleveland, « entre la volonté de tout récupérer et la nécessité de laisser perdre », autrement dit, « entre le désir de tout réparer, même la mort, et l’acceptation de la perte » (« Réparation, récupération et esprit de calcul dans la fin de Cleveland », dans Lectures de Cleveland, C. Duflo, F. Magnot et F. Salaün (éd.), Paris-Louvain, Peeters, 2010, p. 126).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-14813-5
- EAN: 9782406148135
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14813-5.p.0461
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-12-2023
- Language: French