Préface de James K. Galbraith
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Économie intégrale de John Kenneth Galbraith (1933-1983)
- Pages : 9 à 11
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 41
- Série : 1, n° 19
Préface de James K. Galbraith
Il s’agit là d’un ouvrage majeur. Il mérite tous les honneurs en tant que recherche érudite, biographie intellectuelle et enquête sur l’histoire de la pensée économique.
Alexandre Chirat propose de retracer l’évolution et le développement de la pensée économique de mon père depuis l’aube du New Deal jusqu’à l’ascension du paradigme néolibéral dans les premières années de la présidence Reagan. Sa méthode, pour autant que je sache unique dans les études sur l’œuvre de mon père, consiste à envelopper Galbraith dans le contexte intellectuel de son époque, examinant ainsi ses relations avec les personnalités universitaires (principalement, mais pas exclusivement) qu’il lisait, rencontrait et avec lesquelles il correspondait. Cela n’est possible que grâce à l’existence, et le bon ordonnancement, d’archives totalisant 750 000 pages à la John F. Kennedy Presidential Library. L’ouvrage de Chirat a le mérite unique de se concentrer sur ce trésor tout en excluant largement les références à la correspondance avec les personnalités politiques, les non-économistes, les amis personnels et la famille. Sa stratégie lui permet d’organiser ce travail massif d’une manière exceptionnellement efficace.
Un deuxième choix judicieux consiste à situer Galbraith dans la tradition de « l’institutionnalisme historique américain » [Old Institutional Economics], enracinée dans la philosophie pragmatiste et la théorie évolutionniste, mais aussi dans les pratiques agricoles progressistes du début du xxe siècle en Amérique du Nord et dans l’expérimentation politique du New Deal. Ce choix a obligé Chirat à creuser profondément les idées d’une époque largement escamotée, voire totalement oubliée et incomprise, par ladite science économique moderne. Chirat échappe ainsi à un piège dans lequel beaucoup tombent, celui de décrire Galbraith principalement comme un successeur de Keynes. L’influence de ce dernier est évidente, mais elle est intervenue à un moment où l’orientation de la pensée de Galbraith était, si non entièrement formée, 10déjà établie à des égards importants. Elle était notamment fondée sur une connaissance approfondie des structures économiques, une attention aux détails institutionnels et technologiques et une perspective pratique qui était complémentaire de celle de Keynes mais n’en dépendait pas.
Un troisième mérite de cet ouvrage est son enquête détaillée sur la quasi-décennie que Galbraith a passé en dehors de la vie académique, dans une variété déconcertante de rôles publics et privés, notamment au National Resources Planning Board, à la National Defense Advisory Commission, à l’Office of Price Administration, à l’American Farm Bureau Federation, à l’United States Strategic Bombing Survey, au State Department et au magazine Fortune – chacun d’entre eux ayant joué un rôle dans le développement de sa vision du monde de la maturité et finalement de ses œuvres majeures. Il ne fait également aucun doute que la confrérie d’économistes engagés du temps de la guerre, ainsi que quelques juristes, dont Simon Kuznets, Carl Kaysen, Wassily Leontief, Walt Rostow, Charles Kindleberger, Nicholas Kaldor et bien d’autres, a joué un rôle décisif dans la structuration de la communauté universitaire jusqu’au milieu des années 1970 au moins. Par son expérience de la guerre, ce groupe a été imprégné d’un sens aigu des enjeux politiques concrets, du réalisme et d’une relation avec le pouvoir politique qui ont fait défaut aux générations ultérieures d’économistes. Mais la singularité de ce groupe est souvent, voire généralement, négligée. Jamais auparavant, et jamais plus, l’Économie en tant que discipline n’aura été aussi bien informée par, ni aussi accessible à, des personnes ayant une telle expérience gouvernementale.
La deuxième grande partie de cet ouvrage traite de l’émergence des œuvres majeures de Galbraith, la fameuse trilogie des années 1950 et 1960, American Capitalism, The Affluent Society et The New Industrial State, ainsi que Economics and the Public Purpose et The Anatomy of Power. Là aussi, certains éléments sont d’une originalité frappante. L’un d’eux concerne la relation de Galbraith avec l’Europe, et en particulier avec le Congrès pour la Liberté de la Culture et par extension, dans une certaine mesure, avec la CIA. Chirat a raison de considérer mon père comme une combinaison de libéral non-communiste et d’anti-anti-communiste, une figure qui avec ses pairs étaient (et se considéraient comme) complètement formés intellectuellement, autonomes et au-delà de la manipulation par une entité parvenue comme la CIA.
11Parmi les nombreuses contributions intéressantes et précieuses de la deuxième partie de ce livre, j’attire particulièrement l’attention sur son exposé très complet des recensions, notamment de The Affluent Society et de The New Industrial State, ainsi que sur les controverses et la correspondance entourant la parution de ces ouvrages. Nous y trouvons certains des échanges intellectuels, entre les économistes universitaires de l’époque, parmi les plus riches, et nous comprenons parfaitement à quel point le travail de Galbraith était pris au sérieux par l’ensemble des acteurs du domaine, y compris le courant néoclassique dominant qui émergeait alors au MIT, l’école du marché libre de Chicago et les institutionnalistes encore dynamiques à l’époque, même s’ils se trouvaient pour la plupart dans des établissements universitaires moins visibles du centre des États-Unis. À partir de là, nous pouvons commencer à comprendre comment une si grande partie de ce qui passe aujourd’hui pour le courant dominant, l’économie conventionnelle, a en fait été conçue, ou ressuscitée, dans les années 1960 et 1970, afin de préserver l’hégémonie de la tradition du marché libre face aux défis de Galbraith.
Aujourd’hui, si l’on regarde le monde, on trouve de nombreuses preuves que la firme galbraithienne, et les pays dont les politiques ont été explicitement influencées par les travaux de mon père, sont en train d’accéder à la domination mondiale. En Europe, c’est le cas de l’Allemagne, qui (malgré certaines « réformes » néolibérales) n’a jamais permis à la finance de dominer l’industrie ou d’entraver le développement continu de l’excellence technologique dans ses principaux secteurs manufacturiers. En Asie de l’Est, c’est le cas du Japon et de la Corée, tous deux influencés directement et indirectement par les écrits, les admirateurs et les proches collaborateurs de mon père. C’est le cas de la République populaire de Chine, dont les planificateurs de l’ère post-Mao ont étudié attentivement les pratiques de l’Office of Price Administration, et dont les grandes entreprises d’État sont des exemples mondiaux de l’entreprise galbraithienne. Et c’est peut-être le cas émergent de la Fédération de Russie, où les œuvres de Galbraith connaissent une renaissance grâce au travail de la Free Economic Society, et où The Affluent Society a été publié en russe pour la première fois en 2018.
La partie n’est donc pas encore terminée et, à terme, le verdict sera peut-être rendu par ceux qui ont continué à lire Galbraith et non par ceux qui ont tout fait pour l’oublier.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-12569-3
- EAN : 9782406125693
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12569-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/01/2022
- Langue : Français