Une renaissance métaphysique
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Avènement de la métaphysique kantienne. Prémisses et enjeux d’une réception au xxe siècle
- Pages : 173 à 175
- Collection : Philosophies contemporaines, n° 26
Une renaissance métaphysique
Les écrits de B. Erdmann, de F. Paulsen et H. Pichler ont exercé une influence déterminante sur la perpective métaphysique élaborée à partir de 1924. Ce sont surtout leurs thèses sur l’importance de la conception métaphysique chez Kant et sur son attachement ininterrompu à la métaphysique, sur le rôle de la Schulmetaphysik, et notamment de Ch. Wolff, dans l’élaboration de la pensée critique, ainsi que sur l’appartenance de Kant aux problématiques du xviiie siècle en général, qui tracent les lignes de force de la nouvelle lecture. La conviction de Paulsen devient désormais leur credo : Kant est
toujours resté fidèle à son ancien amour, malgré la critique de la raison […] ; et celui qui ne prête pas attention à cela, ne comprendra pas non plus le [philosophe] critique (Paulsen, 1898, p. vi-vii1).
Les représentants du courant métaphysique se revendiquent expressément de cette approche2, tout en gardant leurs distances avec certaines des thèses de (ou attribuées à) Paulsen, telles l’existence de deux sortes de métaphysique (du sensible et du suprasensible), l’inclusion de la métaphysique dans la philosophie théorique et surtout ce qu’il considèrent – à tort, à notre avis – comme l’affirmation de l’existence d’une « métaphysique personnelle », « privée » (Privatmetaphysik)3 kantienne, censée avoir renouvelé les doctrines de ses prédécesseurs sans parvenir à se défaire de contradictions et d’hésitations constitutives4. Le mérite incontestable de Paulsen serait d’avoir reconnu dans la Weltanschauung 174kantienne l’importance de la métaphysique – égale, voire supérieure à la théorie de la connaissance – et d’avoir mis au jour des assertions métaphysiques incontournables de Kant lui-même, négligées jusqu’alors. Néanmoins, malgré une contribution remarquable aux études kantiennes, son interprétation, n’a pas fait école et s’est attirée bon nombre de critiques. H. Pichler5 a, quant à lui, participé, comme on l’a vu, à la relecture historique de Kant à la lumière de la scolastique allemande du xviiie siècle. La recherche ultérieure a retenu le reproche qu’il a formulé : « Les kantiens semblent pour la plupart ne pas voir que la philosophie transcendantale a une histoire » (Pichler, 1910, p. 84). C’est dans cette continuité que l’on pourrait situer les contributions de Nicolai Hartmann, de Heinz Heimsoeth, de Max Wundt et, plus tard, celles de Gottfried Martin et de Ludger Honnefelder.
L’interprétation métaphysique de Kant comporte deux directions principales de questionnement qui retrouvent en dernier ressort les deux compréhensions de la tâche de la métaphysique : la théorie de l’être en tant qu’être, de ses structures les plus générales et les plus communes (ens inquantum ens), d’une part, et le problème de l’étant suprême ou éminent comme source de l’être et clé de son intelligibilité, d’autre part. Cette ambivalence, propre d’ailleurs à la métaphysique depuis Aristote, permet également de périodiser d’une certaine manière l’exégèse kantienne après 1924, et de dépasser la simple chronologie (du type « première » et « deuxième » génération), surtout que dans ce cas un choix métaphysique profond se superpose au critère temporel. Ainsi, Heinz Heimsoeth, dans sa longue et nuancée lecture de Kant, ne tranche pas formellement pour l’une ou l’autre conception de la métaphysique, et même s’il situe l’être « véritable » dans le monde intelligible et accorde une place privilégiée au problème de la liberté, il étudie également les autres modes d’être – le temps et l’espace, par exemple. Max Wundt, quant à lui, assume une position plus explicite en faveur d’une métaphysique qui cherche à se comprendre en partant de l’étant suprême et 175se construit en vue d’une théologie considérée comme accomplissement de la pensée spéculative. Malgré ces différences, on peut, grâce à l’intérêt prépondérant qu’ils manifestent pour l’étude d’une métaphysique pratique-dogmatique et pour le mode d’être qui lui est propre, rattacher ces deux représentants à une même sensibilité spécifique aux « débuts » de l’interprétation métaphysique kantienne. La génération suivante de penseurs, dans une indiscutable postérité ontologique marquée par la conception de Nicolai Hartmann et, dans une moindre mesure, à notre avis, par les thèses de Martin Heidegger, se positionne essentiellement par rapport à la théorie de l’être – pour elle, la métaphysique s’efforce de répondre à la question centrale qu’est-ce que l’être ?, et traite indifféremment de tous les types d’étant. On peut ici nommer Gottfried Martin et Ludger Honnefelder comme les exemples les plus marquants de cette deuxième orientation. Toutefois, la conclusion de l’enquête de Martin, qui soutient la prééminence de l’être suprasensible malgré son approche au départ purement ontologique, témoigne de la difficulté de séparer nettement ces deux tendances métaphysiques qui sont, au fond, et depuis toujours, intrinsèquement liées. D’autres auteurs, tel Mariano Campo, par exemple, ont, comme nous le verrons, un rapport plus complexe à ce mouvement.
1 « [Kant ist] der alten Liebe, trotz der Vernunftkritik, immer treu geblieben […] ; und wer auf diesen nicht achtet, der wird auch den Kritiker nicht verstehen ».
2 Cf., par ex., Wundt, 1924, p. 4-7.
3 Cf. Paulsen, 1898, p. 243-244.
4 G. Lehmann fait remonter ce terme à E. Dühring ; voir là-dessus Lehmann, 1969, p. 118. Ce reproche fait à Paulsen est, à notre avis, infondé, ce dernier ne faisant jamais sienne cette thèse.
5 Toujours en 1910, année de la parution de l’ouvrage de Pichler, est publié un lexique sur Wolff : Wolffsche Bergriffsbestimmungen par Julius Baumann (Leipzig, 1910). Comme son sous-titre (« Ein Hilfsbüchlein beim Studium Kants ») l’indique, ce lexique est en fait destiné à la meilleure compréhension de Kant, sa parution mettant en lumière la prise de conscience du rôle de la philosophie wolffienne dans l’articulation et l’exégèse de la pensée kantienne. L’auteur écrit : « [Ich] erkannte, zu welcher Schärfe die Parallelisierung mit Wolff in Auffassung und Überdenken [der KrV] nötigt » (Baumann, 1910, p. iii).
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-14818-0
- EAN : 9782406148180
- ISSN : 2427-8092
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14818-0.p.0173
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/08/2023
- Langue : Français