L’absente de tous palais
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : L’Année 1855. La littérature à l’âge de l’Exposition universelle
- Auteurs : Laisney (Vincent), Cabanès (Jean-Louis)
- Pages : 7 à 13
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 51
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L’absente de tous palais
L’industrie […] entre manifestement dans une phase toute de poésie, elle se joue avec l’impossible, elle élève la réalité au rang de l’idéal, elle parle désormais autant à l’ardente imagination de l’artiste qu’à la raison calme du savant.
Victor Meunier, 14 janvier 1855
L’Exposition, c’est l’adoration du Très-Saint-Sacrement de la Matière, les Quarante-heures de tous les Cochons de volupté ou de bien-être qui s’appellent le xixe siècle. Une pareille fête date l’ère de la fin de toute pensée, de toute âme, de toute forte spiritualité.
Barbey d’Aurevilly, 29 juin 1855
En l’année 1855
L’année 1855 est l’année où un immense bateau de fer s’écroula en un instant à Bristol par le choc d’un bateau à vapeur, entraînant chevaux, hommes et voitures (Moniteur du 23 mars). Une semaine plus tard, les frères Goncourt allaient à la « chasse aux rats », la nuit, dans les rues de Paris. Un mois auparavant (veille de la mort du Tsar Nicolas Ier) Edgar Quinet, depuis son exil bruxellois, publiait dans la Revue des Deux Mondes, une « Philosophie de l’histoire de France ». En 1855, Verdi montait Les Vêpres siciliennes à l’Opéra de Paris ; Courbet montrait L’Atelier du peintre dans un pavillon de bois et de briques. Cette année-là, aux carrières de Trélazé (Maine-et-Loire), les meneurs du soulèvement des ouvriers étaient déportés en Guyane ; Le Sire de Framboisy était repris en chœur dans
les cafés-concerts. Delacroix et Dumas dînaient chez la Païva. Eugénie prenait les eaux dans les Pyrénées aux « Eaux-Bonnes ». Victor Hugo écrivait « Écrit en 1855 ». Rachel donnait sa dernière représentation à la Comédie-Française cependant que Mme Adélaïde Ristori y remportait son premier succès. Le vieux Rude s’éteignait, le jeune Carpeaux s’allumait. En 1855, Roger Fenton se faisait construire un fourgon photographique rempli de 36 coffres de matériel pour couvrir la guerre de Crimée. Joseph Paxton posait la première pierre du château de Ferrières pour le baron de Rotschild. Ponsard travaillait à La Bourse, comédie en 5 actes et en vers, qui lui vaudrait une lettre de félicitations de l’Empereur. Saint-Gobain et Saint-Quirin fusionnaient pour contrôler le marché de l’industrie chimique minérale. Six compagnies de gaz faisaient de même pour assurer l’alimentation lumineuse de Paris. Conformément aux directives du baron Haussmann, la rue des Écoles et le boulevard de Strasbourg étaient percés. Alfred Chauchard créait les Grands Magasins du Louvre. Plon-Plon, président de la commission d’organisation de l’Exposition universelle, déclarait que cette manifestation serait « un moyen de mettre les produits à portée du consommateur ». Hachette installait des points de vente de livres dans toutes les gares. En 1855, Le Sans le sou, journal hebdomadaire, artistique et littéraire se vendait à plus de 1 000 exemplaires. Berlioz, pour le concert de clôture de l’Exposition, dirigeait 1 200 musiciens avec un métronome électrique. L’armée française revenait de Crimée, amputée de 95 000 hommes. L’épidémie de Choléra faisait 146 000 décès. En décembre 1855, dans un article de la Revue des Deux Mondes, M. Charles Lavollée se demandait si la statistique était « une science ou un art ». Paris comptait 157 618 km d’égouts, 36 575 becs de gaz et 9 520 voitures (dont 5 500 cabriolets, 3 113 fiacres, 890 omnibus et 17 « coucous » – en nette régression). Le taux de croissance industrielle frôlait les 4 %. Le mot alcoolisme avait fait son apparition deux ans auparavant, le mot sport depuis un an. Maupassant avait 5 ans, Mallarmé 13. Tolstoï publiait Севастопольские рассказы (Récits de Sébastopol), Walt Whitman Leaves of Grass (Feuilles d’herbe). En 1855, l’abbé Guettée fondait L’Observatoire catholique pour lutter contre le dogme de l’Immaculée Conception proclamé par Pie IX le 8 décembre 1854. L’architecte Louis-Auguste Boileau était attaqué pour avoir utilisé du fer dans l’église Saint-Eugène-Sainte-Cécile. Napoléon III accordait la Légion d’honneur au grand rabbin de Bordeaux. Frédéric Le Play
publiait une vaste enquête sur Les Ouvriers européens, dont Sainte-Beuve devait s’inspirer l’année suivante pour rédiger sa note secrète à l’Empereur « au sujet des encouragements à donner aux gens de lettres ». En 1855, les « Classiques Garnier » avait un an d’existence.
On aura reconnu dans ce qui précède un pastiche du chapitre des Misérables intitulé « En l’année 1817 », dans lequel Hugo consigne « pêle-mêle », sans respect de la hiérarchie, tout « ce qui surnage confusément » de l’année 1817. Sous les dehors d’un simple exercice de style, cette accumulation hétéroclite d’événements que réunit seulement le fait qu’ils sont survenus la même année, est une autre manière de faire de l’histoire. « L’histoire, explique en effet Hugo, néglige presque toutes ces particularités, et ne peut faire autrement ; l’infini l’envahirait. Pourtant ces détails, qu’on appelle à torts petits, – il n’y a ni petits faits dans l’humanité, ni petites feuilles dans la végétation, – sont utiles. C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles. » Ce qui est vrai pour l’Histoire, l’est a fortiori pour l’histoire littéraire, laquelle procède à un tri impitoyable, ne laissant surnager d’une année que de très rares événements, jugés rétrospectivement importants. À l’image de l’année 1817, l’année 1855, au point de vue littéraire – si l’on excepte la publication d’Histoire de ma vie, d’Aurélia (en deux livraisons dans la Revue de Paris), et de dix-huit « Fleurs du mal » dans la Revue des Deux Mondes – n’offre rien de remarquable. Un événement négatif la domine : la mort de Nerval, retrouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne, au matin du 26 janvier.
La poésie de l’exposition
Il se pourrait bien pourtant que cette année-là, ignorée des chronologies et des manuels d’histoire littéraire – à l’inverse des deux suivantes exagérément mises en valeur en raison de la publication des Contemplations (1856) et du double procès des Fleurs du mal et de Madame Bovary (1857) – fût un moment charnière de l’histoire littéraire du xixe siècle. Car de même que l’année 1817, sous son insignifiance apparente, annonce le grand virage romantique de la Restauration et de la monarchie de Juillet (« Charles Nodier écrivait Thérèse Aubert », « Lord Byron commençait à
poindre », « David s’essayait à pétrir le marbre », écrit Hugo), de même l’année 1855 préfigure le grand tournant de la modernité du Second Empire et de la IIIe République, moins paradoxalement parce que Baudelaire, qui vulgarisa cette notion, y publie ses premières Fleurs ou que Maxime Du Camp y chante la vapeur, que parce que la Littérature, qui dictait jusqu’alors sa vision du monde à la société par la voix de ses prophètes, y est détrônée au profit de l’Industrie.
On a peine à se l’imaginer aujourd’hui mais l’Exposition universelle de 1855, ce gigantesque bazar où l’industrie mondiale – principalement française – était glorifiée, fut pour la plupart des écrivains, spectateurs impuissants du triomphe de l’utilitarisme et de la marchandisation, un véritable traumatisme, aggravé de l’humiliation d’une rétrogradation symbolique de leur art. En adjoignant un « Palais des Beaux-Arts » au colossal « Palais de l’Industrie », le régime impérial soulignait en creux l’indifférence, sinon le mépris, qu’il portait aux écrivains, comparativement aux peintres, mis à l’honneur. On connaît les jugements amers de Baudelaire, Goncourt, Renan et Flaubert contre ces Panathénées modernes auxquelles ne manque que la Poésie. On a oublié celui d’Hippolyte Babou dans Les Payens innocents (1858), qui résume parfaitement le malaise de l’écrivain devant cette hystérie industrielle :
Tant que cette infâme bâtisse subsistera [le Palais de l’Industrie], […] j’aurai du plaisir à renier mon titre d’homme de lettres […] Je suis las, à la fin, d’avoir chaque jour à rougir devant mon papetier et mon imprimeur, deux exposants de l’année 1855 […]. Il a eu la médaille d’or, le papetier […]. Quant à l’imprimeur… médaille d’argent ! Il avait fait progresser son industrie. L’art et l’industrie ! Oui, c’est en effet pour eux, pour eux seuls qu’on a réservé en 1855 cet inextricable réseau de galeries, où ces pauvres littérateurs n’ont pas même obtenu six pieds carrés, la place d’une pierre tumulaire ! Gloire à toi, papetier ! […] Monte au Capitole, imprimeur, […], brigand ! Triomphez, artistes, triomphez, industriels, vous avez eu les honneurs et le profit d’une Exposition universelle, tandis que cette pauvre littérature…
Sans doute un « Palais de la Littérature » n’était-il point concevable (la littérature ne s’expose pas), mais pourquoi l’homme de lettres n’a-t-il pas été convié à cette grande kermesse de l’excellence française ? Pourquoi ne lui a-t-on pas décerné une des 11 000 médailles distribuées aux bijoutiers, tapissiers, imprimeurs et autres papetiers ? La littérature est la grande absente de l’année 1855… Mais l’Exposition universelle ne
précipite-t-elle pas une crise qui remonte à plus loin ? Frappées une première fois en 1848, une seconde fois en décembre 1851, les lettres l’ont été une troisième fois par le décret du 17 février 1852 contre la presse, qui, nous rappelle Du Camp dans ses Souvenirs littéraires, ont détourné la plupart des écrivains du « culte des lettres », dispersant leur talent dans « des œuvres périssables » au lieu de le « cristalliser dans un livre ». En instaurant la religion industrielle, l’Exposition leur donnait en quelque sorte le coup de coup de grâce.
À moins que cet événement ne leur ait apporté l’électrochoc nécessaire… Il semble en effet que l’année 1855 marque une prise de conscience, fructueuse quoique douloureuse, que la littérature est en décalage avec son siècle, en retard sur son époque. De ce point de vue, l’Exposition agit comme un révélateur de l’écart séparant le monde littéraire du monde industriel. Ce qui fait de l’année 1855 une année capitale, au point de vue qui est le nôtre, c’est que tous les écrivains, bon gré mal gré, prennent position sur l’épineuse question de l’incompatibilité (supposée) de la littérature et de l’industrie, débattent publiquement (ou intérieurement) de l’utilité de la poésie dans une société fascinée par les pouvoirs magiques de l’électricité et de la vapeur, s’enivrant de la vitesse des communications (télégraphe) et des transports (chemins de fer), pénétrant dans le monde merveilleux des machines et des marchandises, découvrant les perspectives infinies du génie scientifique – à moins que, misonéistes, ils se déclarent résolument anti-modernes.
L’exposition de la poésie
Dans Les Règles de l’art, Pierre Bourdieu s’est appliqué à reconstituer le point de vue artistique de Flaubert à partir duquel s’est définie sa « poétique », en se mettant à sa place. Ce faisant, grâce à cette méthode, il a pu établir que l’auteur de L’Éducation sentimentale avait construit son projet esthétique à partir d’un refus de l’ensemble des prises de positions artistiques de son temps. Les écrivains de l’année 1855 n’échappent pas à cette règle, chacun ayant à cœur de se démarquer de son rival en faisant des choix esthétiques différenciés. Reste que, cette année-là, la
question « esthétique » est débordée par celle – autrement plus urgente puisqu’elle met en cause la légitimité de la littérature – de la nécessité ou non d’accompagner le mouvement du progrès technique et scientifique. En 1855, le problème n’est pas tant de choisir entre réalisme et fantaisie, école romantique et école païenne, que de savoir s’il faut combattre ou ignorer le phénomène industriel, contourner ou accompagner le progrès. L’alliance avec ce dernier est-il un pacte faustien ? Ou au contraire une voie de salut ? De l’aversion à l’adhésion en passant par l’abstention ou l’adaptation, plusieurs positions se dessinent qui divisent les hommes de lettres : aux deux extrémités, les « réactifs » prônent le repli sur soi, la réaffirmation de la supériorité de l’esprit et valorisent le passé ; les « actifs », fascinés par les machines et le progrès, manifestent leur désir de s’imprégner de l’esprit du temps et de se réapproprier des valeurs qui leur sont étrangères.
Au-delà des débats soulevés par l’Exposition universelle dans le microcosme littéraire, la question plus générale que pose cet événement et à laquelle cet ouvrage tente de répondre par l’examen systématique de toute la production imprimée de l’année 1855, consiste à évaluer ce que l’industrie fait à la littérature. Quid de la littérature dans une France convertie à l’idéal industriel et aux valeurs du progrès véhiculées puis appliquées par les saint-simoniens ? Car l’industrie, en 1855, n’est pas qu’un mythe moderne dont quelques poètes cherchent à tirer profit, c’est une réalité qui s’impose à tous, y compris aux écrivains, dont elle reconfigure le système littéraire, ne laissant aucune de ses parties indemnes. Outre les bouleversements qu’elle engendre dans le secteur de l’édition, de la presse et de la littérature populaire – bouleversements bien étudiés ailleurs mais bénéficiant ici d’une expertise spéciale pour l’année 1855 –, elle a une incidence certaine, qu’il revient de mesurer, sur les institutions littéraires (qu’en est-il de l’Académie française ?), sur la sociabilité des écrivains (les salons se maintiennent-ils ?), sur le fonctionnement des revues (la rivalité de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes), et sur ces légendes vivantes que sont les « grands romantiques » (Hugo, Vigny, Lamartine, etc.), dont l’assourdissant silence interroge… L’engouement pour les sciences et les techniques, corollaire de l’intérêt porté au progrès, invite également à considérer avec la plus grande attention tout le discours scientifique issu des controverses majeures du temps sur le positivisme, l’anthropologie, la psychologie
et la photographie, à travers les figures de Louis Figuier, Ernest Renan, Hippolyte Taine, Gobineau, Baillarger, Moreau de Tours, Nadar, etc.
La production « littéraire » de l’année 1855 se ressent-elle dans sa texture même (esthétique, manière, style, genre, forme, thème) du climat d’euphorie autour de l’Exposition, et plus largement de l’idéologie du progrès qu’elle véhicule ? On aurait beau jeu de souligner que plusieurs recueils de poèmes (on songe aux Chants modernes de Maxime Du Camp ou aux Nouvelles ligugéennes de Théodore Véron) y puisent leur substance ; que plusieurs pièces de théâtre s’inspirent directement de l’événement (La Vision de Faustus, ou l’Exposition universelle de 1855, de Sébastien Rhéal), que des dizaines d’articles, de préfaces, de Salons, de chroniques parues dans la presse et dans les revues rendent compte de l’Exposition et développent, pour certains d’entre eux, une réflexion approfondie sur le statut de la poésie à l’âge industrielle. Toutefois, lorsqu’on envisage l’ensemble de la production imprimée de cette année-là, on s’aperçoit que la question industrielle n’y est présente qu’en filigrane, qu’elle est souvent abordée de façon oblique. La littérature a ses raisons que la raison industrielle ignore.
Cet ouvrage collectif s’efforce de réparer l’oubli des organisateurs de l’Exposition universelle en présentant une exposition aussi complète que possible de la littérature – entendue au sens large – de l’année 1855. Une première galerie est consacrée aux esthétiques (réalisme, fantaisie, modernisme, modernité, etc.), une deuxième aux genres (théâtre, livret d’opéra, poésie, roman, mémoires, littérature de voyage, critique, etc.), une troisième aux œuvres (Aurélia, Histoire de ma vie, Les Fleurs du mal, L’Assassinat du Pont-Rouge, etc.). Ce « Palais littéraire » – si l’on nous passe la métaphore – est précédé de deux pavillons destinés à en faciliter la visite, centrés sur les institutions d’une part, sur les savoirs d’autre part, cependant qu’un vestibule, expliquant le fonctionnement de l’Exposition universelle, donne accès à l’ensemble de l’édifice. De la sorte, le lecteur du xxie siècle aura un aperçu de tous les produits littéraires de l’année 1855.
Vincent Laisney
et Jean-Louis Cabanès
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-6066-1
- EAN : 9782812460661
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6066-1.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/03/2016
- Langue : Français