Préface
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Kant et les Empirismes
- Auteur : Grandjean (Antoine)
- Pages : 9 à 12
- Collection : Rencontres, n° 270
- Série : Le dix-huitième siècle, n° 19
Préface
L’empirisme ne doit être admis ni à demi ni entièrement.
Lettre à Selle, 24 février 1792, Ak. XI, 327.
On sait que Kant écrit que Hume l’a réveillé de son sommeil dogmatique1. Ce motif, passablement éculé, induit parfois une triple limitation de la pertinence de la référence empiriste pour l’intelligence de la philosophie kantienne. Car il fait signe vers une ponctualité, vers une extériorité et vers une singularité de cette pertinence. Ponctualité, car le sommeil une fois interrompu la vigilance de la conscience se détournerait de ce qui a secoué sa torpeur. Extériorité, car le motif de la secousse ne désigne pas nécessairement un motif dialogique d’interlocution. Singularité, car l’événement du réveil serait référé à la lecture d’un auteur, et non à la prégnance problématique d’une perspective philosophique.
L’ambition de cet ouvrage collectif est de montrer que cette triple limitation engage une restriction indue de la pertinence de l’empirisme du point de vue kantien, en même temps qu’elle conduit à ignorer la manière dont « le problème empirisme » travaille de l’intérieur la problématique kantienne.
Contre l’idée d’un effet simplement ponctuel de l’empirisme sur la perspective kantienne, il convient d’abord d’avoir à l’esprit le fait que la mise en crise humienne de la validité du principe de causalité n’est pas seule signifiante. Ce n’est pas seulement que cette crise humienne soit d’une ampleur plus importante, parce qu’elle toucherait d’autres lieux thématiques de la métaphysique classique et de la philosophie en général : le phénomène antinomique selon certains, la question 10plus générale de la possibilité de la synthèse a priori en tout état de cause2. C’est que l’attaque empiriste contre la métaphysique classique est englobante d’être principielle, et la radicalité de ses points d’attaque fait que la crise se propage et se transmet par contagion à l’ensemble de l’édifice. Pour reprendre l’image tellurique de la secousse, on peut 11dire qu’il serait bien myope, celui qui s’en tiendrait à l’épicentre, et ne mesurerait pas la propagation de l’onde d’une part, la multiplicité des répliques d’autre part. Ce qui secoue le sommeil est ainsi le constant aiguillon de la veille subséquente, qui ne signifie pas que l’on en ait fini avec ce qui a empêché de dormir. Le réveil n’est donc pas à comprendre comme un motif simplement disruptif : il n’est pas seulement ce qui interrompt le sommeil, mais ce qui contraint la veille à se faire constante vigilance ; il est ce qui tout à la fois donne et contraint constamment à penser. Il n’est pas ce qui clôt, mais un défi qui ouvre à l’avenir.
Du même coup, l’idée d’une extériorité pure est intenable. Ce n’est pas seulement que le Kant précritique a connu une phase empiriste, au point que l’on ait pu dire que les années 1755-1766 constituent la phase « quasi humienne » de la pensée kantienne3. C’est surtout que la philosophie critique elle-même se déploie dans l’élément d’une discussion constante avec l’empirisme. Être réveillé par, c’est en l’occurrence être éveillé à un débat, qui intègre nécessairement un certain nombre de présupposés, questions et manières communs, sans lesquels il serait impossible de même s’entendre. Le criticisme éveillé à lui-même par l’empirisme se déploie sur un sol qu’il reçoit dans une certaine mesure de lui, qui est le lieu d’un débat, c’est-à-dire d’une discussion qui est aussi une lutte, ce qui implique une certaine endurance de celui qu’il s’agit de réfuter tout en lui concédant une pertinence certaine. L’empirisme n’est donc pas ce qui précède un criticisme dont l’advenir signifierait la relégation instantanée du premier : il est un interlocuteur aussi constant que menaçant, ce dont un certain nombre de lignes directrices internes de la pensée kantienne ne peuvent que conserver la trace. Ce qui rend moins surprenant que certains de ses contemporains aient comparé Kant à un « Hume Prussien4 », ou que d’aucuns puissent rétrospectivement présenter Hume comme un « Kant écossais5 ». Sans aller jusque là, ce qui supposerait une conception quelque peu irénique du rapport de Kant à l’empirisme, il est clair que nous avons affaire à une concurrence philosophique continuée, qui implique que la pensée critique 12se nourrit constamment, et souvent positivement, de son débat avec et contre l’empirisme6.
Enfin, la centralité de la référence humienne ne saurait épuiser le champ vers lequel fait signe le rapport de la philosophie critique à l’empirisme, qui doit être compris comme celui de Kant aux empirismes. Contre l’idée d’un réveil singulier, cet ouvrage entend prendre la mesure, certes encore largement incomplète, de la pluralité des empirismes qui non seulement suscitent mais travaillent de l’intérieur la pensée kantienne.
Ainsi les contributions qui composent cet ouvrage s’organisent-elles autour de trois grands thèmes : la lecture kantienne des diverses traditions empiristes7 ; la réponse transcendantale au défi empiriste ; les réceptions qui décèlent dans le geste kantien lui-même la marque résiduelle d’un empirisme non surmonté.
Antoine Grandjean
Université de Nantes
1 PMF, Préface, Ak. IV, 260 ; cf. aussi C2, Ak. V, 52.
2 On sait que Kant attribue parfois la fonction du réveil à la constatation de l’antinomie de la raison pure (cf. Lettre à Garve du 21 septembre 1798, Ak. XII, 257 sq.), et il est vrai qu’un sommeil deux fois millénaire pourrait être assez lourd pour avoir besoin d’être secoué par deux alarmes. En effet, en cherchant à dissiper l’antinomie, Kant a découvert ce qui est l’une des thèses critiques fondamentales, à savoir l’idéalité transcendantale des phénomènes, qui est à chaque fois la clef de la solution de l’antinomie. Voir aussi R. 5037, Ak. XVIII, 69 ; PMF, § 50, Ak. IV, 338 ; LM Dohna, Ak. XXVIII, 620 (où le phénomène désigne les contradictions occasionnées par la prétention à connaître le transcendant en général, donc toute la métaphysique spéciale, et où la chose n’est pas présentée comme historique). Certains, confrontés à la question de la concurrence des réveils, ont tenté de reconduire le réveil antinomique au réveil humien, ce qui semble difficilement tenable. Chronologiquement, d’abord, il semble clair, comme l’a montré Manfred Kuehn (« Kant’s Conception of “Hume’s Problem” », Journal of the History of Philosophy, 1983, 21/2, p. 185 sq.), que le réveil humien ne précède pas 1771 et la lecture par Kant de la traduction par Hamann de la dernière section du Livre I du Treatise de Hume, qui paraît en juillet de cette année dans les Königsbergsche Gelehrte und Politische Zeitungen (« Nachtgedanken eines Zweiflers », cf. Hamann, Sämtliche Werke, Vienne, 1949, Bd. IV, p. 364-370). Or la découverte et la prise au sérieux du phénomène antinomique date manifestement de 1769 au plus tard (voir notamment R. 3928, Ak. XVII, 350 ; R. 3976, Ak. XVII, 372 ; R. 3936, Ak. XVII, 355 ; R. 3937, Ak. XVII, 355 ; R. 4134, Ak. XVII, 428 ; R. 4007, Ak. XVII, 383), et débouche sur la « grande lumière » (R. 5037, Ak. XVIII, 69), qui consiste assurément dans la découverte de l’idéalité transcendantale du spatio-temporel, et donc de la distinction des phénomènes et des choses en elles-mêmes, puisque c’est elle qui est la clef de la solution de l’antinomie, au point que cette dissolution soit ensuite présentée comme sa contre-épreuve (C1, A506 sq. / B534 sq.). Le réveil antinomique précède donc le réveil humien. Philosophiquement, ensuite, l’identification de la thématisation humienne d’un conflit entre deux principes de l’imagination (causalité et permanence de l’extériorité) et de la source du concept d’antinomie de la raison pure semble peu convaincante, et il est clair que le réveil humien, comme Kant l’indique lui-même (et on voit mal pourquoi il ne faudrait pas le croire ici) secoue cette fois le dogmatisme logique, dont la Dissertation de 1770, qui expose déjà la théorie critique de la subjectivité des formes esthétiques, est encore grevée. Alors que le réveil antinomique ouvre à la récusation de toute réalisme transcendantal, le réveil humien met en crise tout usage transcendantal de l’entendement. Ce réveil ouvre alors aux « recherches logiques » des années 1770, en rendant urgente la question critique du rapport de la représentation à l’objet (Lettre à Herz du 21 février 1772, Ak. X, 130), qui met à profit l’idéalité transcendantale découverte précédemment pour penser la possibilité de la synthèse a priori, laquelle est le véritable « problème de Hume ». Ainsi y a-t-il bien eu deux réveils indépendants, même si les solutions respectives des deux problèmes, antinomique et humien, sont liées : résoudre le problème humien de la possibilité de la synthèse a priori n’est possible qu’une fois conquise l’idéalité transcendantale des phénomènes qui a été requise pour dissoudre l’antinomie.
3 L.-W. Beck, « A Prussian Hume and a Scottish Kant », in Essays on Kant and Hume, New Haven and London, Yale University Press, 1978, p. 113.
4 Hamann, Lettre à Herder du 10 mai 1781, in Briefwechsel, Wiesbaden, Insel Verlag, 1959, Bd. IV, p. 293.
5 L.-W. Beck, art. cité, p. 111.
6 Sur ce point, la référence demeure le livre magistral de Michel Malherbe, Kant ou Hume, ou la raison et le sensible, 2e éd., Paris, Vrin, 1993.
7 On ne trouvera pas dans cet ouvrage de contribution thématiquement consacrée au rapport de Kant à la tradition de l’empirisme en philosophie morale. On lira cependant avec profit l’article de Dieter Henrich, « Hutcheson und Kant » (Kant-Studien, 49, 1958, p. 49-69), dont il existe également une traduction anglaise (« Hutcheson and Kant », in K. Ameriks et O. Höffe (ed.), Kant’s Moral and Legal Philosophy, Cambridge University Press, 2009, p. 29-57).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-05936-3
- EAN : 9782406059363
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05936-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 11/08/2017
- Langue : Français