[Introduction à la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Jean Giono, fragments d’une poétique
- Pages : 103 à 104
- Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 123
J’ai été poète à mes heures1.
Jean Giono
L’ambivalence de Giono vis-à-vis de la poésie éclate dans cette note du carnet de 1950. L’écrivain était pourtant un poète à la première heure et, si son dernier poème en vers date de 1947, il ne cessera jamais de parler de sa création en termes poétiques. C’est que la poésie souffre d’une indétermination dans sa définition. L’emploi qu’en fait Giono est lui-même multiple et changeant, parfois contradictoire, mais trouve son unité dans le lyrisme inhérent à son écriture. L’écrivain est lyrique dans ses vers et dans sa prose – roman, essai, théâtre, tous les genres sont touchés par cette essence lyrique qui caractérise le style gionien. Pour échapper à l’ambiguïté du terme, référons-nous à la définition (aux définitions) du Littré, que Giono pratiquait lui-même :
Lyrisme – 1. Caractère d’un style élevé, poétique, langage inspiré. Le lyrisme de la Bible. 2. En mauvaise part, affectation déplacée du style lyrique, ou des formes qui le caractérisent2.
Les deux premières acceptions du terme établissent nettement le conflit provoqué par le lyrisme chez Giono, pour qui l’écriture est avant tout poétique et sacrée, mais se détourne de l’emphase et de l’artifice rhétorique. Il faut regarder la définition de l’adjectif associé pour remonter aux sources du lyrisme gionien. Le Littré souligne l’origine musicale du terme : « Chez les anciens, poésie lyrique, poésie qui se chantait sur la lyre ». On pense alors au pin-lyre du Serpent d’étoiles (1933), cet arbre que « jouent » les bergers lors de leur pastorale et qui associe à la poésie des hommes le lyrisme de la nature. Pour illustrer sa définition, le Littré nomme « Malherbe, Lamartine, V. Hugo [qui] sont nos premiers lyriques ». Giono retient justement ces trois poètes dans sa formation littéraire. « Dans notre maison, raconte-t-il dans 104une chronique journalistique sur la lecture, nous n’avions que deux livres : un vieux Malherbe et Jocelyn3 ». Il complète ensuite la liste par L’Homme qui rit de Victor Hugo, les Contes de Voltaire et un Raspail. Cette liste, variable dans les souvenirs de Giono, est peut-être fantaisiste mais révèle l’importance du lyrisme dès sa prime jeunesse. Dans les années 1960, si Giono ironise sur Jocelyn, il avoue néanmoins l’avoir « gardé pour la bonne bouche » : « je suçote ce lyrisme un peu larmoyant ; c’est quarante-huitard en diable, un petit mélange de soutanes et de jupons ; le vicaire savoyard et le madapolam, les torrents des Alpes et la place Louis XIV, le tout enveloppé de papillotes4 ». Le lyrisme reste source d’inspiration pour l’écrivain.
Giono a par ailleurs intégré à son écriture ce que l’histoire littéraire a attaché au lyrisme, à savoir l’expression de la subjectivité. « Quoi qu’on fasse, c’est toujours le portrait de l’artiste par lui-même qu’on fait5 », déclare-t-il dans Noé, ce qu’il affirme maintes fois au cours de sa vie et décline dans son œuvre sous toutes les formes que peut prendre l’expression du moi. Il le dit à Jean et Taos Amrouche en 1952 : « J’essaie d’aller très loin dans l’expression de moi-même. J’essaie d’exprimer ce que je suis et les sentiments que j’éprouve. Ce sont toujours des autoportraits6 ». Là réside l’expérience poétique selon lui : « donner un trait pur, […] donner un trait plus exact » à son autoportrait, « dessiner les traits essentiels, sans lourdeur et sans surcharge7 ». On le voit : le lyrisme dépasse l’emphase pour s’illustrer par la création subjective dénuée d’artifice. « Le jour où l’auteur arrivera à donner le trait définitif de son portrait, il fera peut-être son œuvre principale, l’œuvre maîtresse », ajoute Giono. Autrement dit, son œuvre est empreinte d’un lyrisme sans cesse renouvelé par l’expérience poétique de l’autoportrait. En cela héritier des romantiques, l’écrivain professe un lyrisme à la fois personnel et moderne dans la lignée de Victor Hugo à qui il se réfère parfois. Relevons cette note du journal de 1935 sur Les Vraies Richesses : « C’est de toutes façons (depuis mettons Victor Hugo) ce qui a été fait de plus direct et de plus lyrique dans la langue française avec cet avantage que ça reste populaire8 ». Un lyrisme direct et nouveau : c’est en ces termes que Giono accomplit sa mission de poète.
1 Carnet no 18, « L’Iris de Suse Avril 50 », [Fo 35, vo].
2 Littré Paul-Émile, Dictionnaire de la langue française, vol. 3, Monte-Carlo, Éditions du Cap, 1968, p. 3612.
3 Giono Jean, Les Héraclides, op. cit., p. 27 (chronique « La lecture »).
4 Ibid., p. 29.
5 Id., ORC III, op. cit., p. 644.
6 Id., Entretiens avec Jean et Taos Amrouche, op. cit., p. 200.
7 Ibid., p. 201.
8 Id., Journal, poèmes, essais, op. cit., p. 84 (12 décembre 1935).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16533-0
- EAN : 9782406165330
- ISSN : 2260-7498
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16533-0.p.0103
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/04/2024
- Langue : Français