Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Inceste, « race » et pouvoir dans le roman états-unien et sud-africain (xxe-xxie siècles)
- Pages : 11 à 14
- Collection : Littérature, histoire, politique, n° 59
Avant-propos
Ce livre est né d’une réflexion sur les ressorts du pouvoir au plus profond de notre société, intus et in cute, dans l’intimité de la famille. Les rapports de force inégaux entre les membres d’une famille, parents, enfants, frères, sœurs, cousins, etc., et une culture de l’inceste qui ne dit pas son nom1, font que de la naissance jusqu’à un âge parfois avancé, les êtres humains sont emprisonnés dans un fonctionnement qui est le « berceau des dominations » (Dussy [2013] 2021), une initiation à la soumission. Considérés comme la propriété de leurs parents et de la famille, exploitables et manipulables à merci, les enfants, même devenus adultes, peuvent se retrouver pris dans les rais d’un système familial et social qui leur apprend à se résigner, à accepter l’injuste, à s’oublier : l’inceste. Ainsi, l’inceste est criminel à travers sa dimension de violence sexuelle et sous ses autres aspects complexes. C’est un problème politique, comme l’avaient déjà dénoncé avec force les féministes et les femmes incestées dans les années 1980.
Depuis la fin des années 2010, l’ampleur et la gravité de l’inceste sont à nouveau commentées internationalement dans le débat public grâce au renouveau des féminismes qui s’expriment désormais sur les réseaux sociaux, et à la faveur des recherches qui ont osé briser le tabou sur les faits d’inceste et leur logique. Mon travail sur l’inceste dans la littérature, entamé en 2008, rencontre cette actualité et ne saurait y rester insensible. Effectivement, comme tend à le montrer le présent ouvrage, les œuvres littéraires occupent une place importante dans la 12prise de conscience de la paradoxale banalité de l’inceste et de son rôle dans l’organisation sociale. Le mouvement #MeToo en 2017 et 2018 contribua à libérer la parole sur le sexisme ordinaire et les violences sexuelles, et c’est un roman qui lança ensuite en France, le mouvement #MeToo Inceste2.
En janvier 2021 paraissait le récit autobiographique de Camille Kouchner, La Familia Grande. L’autrice y révèlait que son frère jumeau avait été victime d’inceste, agressé par leur beau-père, le célèbre politiste Olivier Duhamel. Quelques semaines plus tard, la victime (« Victor » dans le roman et pour le public) portait plainte, et Olivier Duhamel, visé par une enquête pour viol incestueux sur mineur, démissionnait de ses fonctions. Mais l’affaire fut classée sans suite quelques mois après, car les faits étaient considérés comme « prescrits ». La Familia Grande fait date selon moi, en tant que témoignage d’une victime « indirecte » de l’inceste. La loi du silence est brisée par quelqu’un de l’entourage et non par la victime même, ce qui invite à considérer l’inceste au-delà du lien strict victime-agresseur. Le roman montre les mécanismes d’emprise de l’agresseur sur sa victime mais aussi sur le reste de la famille, et dévoile les appuis dont l’agresseur a bénéficié, de par sa position sociale. Le traitement judiciaire de l’affaire révèle aussi l’injustice du droit actuel. Par sa justesse et du fait du contexte de sa publication, ce livre a provoqué une vague de dénonciations3 et un choc en France, au point d’inciter le Président de la République à créer une « commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants », la Ciivise4.
Si la violence de l’inceste existe en tous lieux, elle revêt un caractère particulier et se trouve tacitement favorisée voire encouragée dans les sociétés où l’iniquité est le fondement de l’organisation socio-politique et 13le socle de la définition de l’identité nationale. En effet, l’esprit de clan, le respect du pouvoir des aînés, du chef, le mépris des ennemis désignés de la nation, ou de ceux qui en sont exclus, fabriquent des citoyens inégaux entre eux et englués dans une culture commune et déniée de l’inceste. Aux États-Unis et en Afrique du Sud, cette logique de domination et d’exclusion fut manifeste dans le régime de la ségrégation et de la discrimination raciales qui façonna durablement l’histoire de ces pays. J’ai voulu réfléchir à la façon dont l’écriture de l’inceste dans la littérature états-unienne et sud-africaine dévoilait les liens existant entre l’apartheid et le phénomène tabou de l’inceste, aujourd’hui clairement perçu non comme un interdit universellement respecté mais comme un crime partout réalisé.
Le présent ouvrage fait également apparaître qu’avec l’inceste, il est question non seulement de rapports de pouvoir asymétriques, mais d’affect et de désir : le discours de l’amour sert à cautionner l’agression, et un imaginaire érotique s’est développé et fixé sur le crime supposé interdit et sur la famille. Celle-ci est pourtant censée être le refuge des corruptions extérieures, et même le rempart contre elles, dans les fictions tissées par les discours nationalistes qui fétichisent le clan, le paterfamilias et la mère dévouée. J’interroge l’érotisation et l’amour de la « race » dans deux pays où le discours nationaliste s’est élaboré au contact des idées eugénistes et racistes, et je montre comment les écrivains et écrivaines ont eu l’intuition géniale de dépeindre une histoire nationale raciste au travers des microhistoires familiales hantées par l’inceste. Ce faisant, ils ont brisé un sujet tabou et dévoilé l’incestualité logée au cœur de nos sociétés et exacerbée par les politiques racistes.
Parce que les mots sont importants, je choisis tout au long de ce livre, de mettre le terme « race » entre guillemets, afin de rappeler aux lectrices et lecteurs qu’il s’agit d’une construction sociale et politique et non pas d’une réalité donnée, « naturelle », et allant de soi. En ce qui concerne les termes renvoyant à l’inceste, je reprends à Paul Claude Racamier (1995) la notion d’« incestuel » qui est, selon moi, indispensable à la compréhension de l’inceste. Je trouve tout aussi pertinents les termes « incesté » et « incestueur », tirés du lexique féministe et scientifique militant. À mon sens, ce qu’on leur reproche, à savoir leurs connotations, est ce qui les rend intéressant : ils permettent de mettre l’accent sur le statut de victime de la personne agressée, et de pointer le mal commis 14par celui qui agresse et qui inflige une violence mortifère à la victime5. Je n’ai cependant pas généralisé l’usage de ces deux termes, tout simplement parce qu’ils ne me semblaient pas adéquats pour toutes les situations évoquées par les romans et parce que l’enjeu, me semble-t-il, n’est pas de restreindre les mots pour dire l’inceste, mais au contraire, d’en avoir plus à disposition pour mieux en parler. Enfin, j’ai décidé de manipuler prudemment le mot « incestueux » dans la mesure où il présente cette indétermination quant à la nature de l’inceste, à savoir s’il est agi ou fantasmé.
Mon étude, inspirée par l’analyse foucaldienne du biopouvoir, n’est pas seulement un essai littéraire. En lisant attentivement les précieux romans d’une dizaine d’auteurs et autrices remarquables, j’ai tenté d’analyser les ressources immenses qu’offre la littérature pour penser le monde, et en même temps, je me suis efforcée de comprendre de façon plus globale ce qu’est l’inceste, ce qu’est le racisme, et la façon dont les deux se rejoignent. Car c’est ce nœud complexe de l’inceste et de la « race », son historicité et ses faux-semblants, que révèle une littérature puissante, qui pense en « contre-fictions », et qui ébranle sans détour les mythes de l’opinion commune.
1 Pour les auteurs et autrices de l’ouvrage collectif La culture de l’inceste (Brey & Drouar 2022, p. 15), « [p]arler de culture de l’inceste permet de comprendre les agencements multiples et complexes des situations d’inceste, qui reposent toutes sur le même principe : une personne utilise sa position d’autorité pour commettre une agression dans le cadre de la famille au sens élargi ». Comme on le comprendra à la lecture de cet ouvrage, j’emploie cette expression dans un sens plus large encore, en montrant que la littérature dévoile l’incestualité logée au cœur du politique.
2 Pour un rappel plus détaillé de ce contexte, voir l’introduction de La culture de l’inceste (Brey & Drouar 2022).
3 D’autres révélations visèrent des personnalités connues. Coline Berry a porté plainte en janvier 2021 contre son père Richard Berry et à travers le texte publié le 6 février 2021 intitulé « Marc Pulvar (1936-2008), héros martiniquais, pédocriminel et violeur », Karine Mousseau, Barbara Glissant et Valérie Fallourd ont dénoncé les actes incestueux commis par leur oncle, le syndicaliste et militant politique martiniquais Marc Pulvar, père de la journaliste et femme politique Audrey Pulvar, qui a exprimé son soutien à ses cousines dans les médias.
4 La Ciivise rendit un premier rapport en octobre 2021 après avoir lancé un appel aux victimes pour entendre leur témoignage. Ces « conclusions intermédiaires » sont consultables en ligne : https://www.ciivise.fr/les-conclusions-intermediaires/ (consulté le 10/12/2022).
5 Je comprends, sans la partager, la position de Jean Paul Mugnier, qui fort de son expérience de plusieurs décennies comme éducateur spécialisé, explique : « je n’utiliserai pas le mot “incesté” trop proche d’“infecté” et faisant courir le risque à la victime de se voir vue comme infecte, ni ceux d’incestueur et d’incestué qui risquent d’identifier définitivement l’auteur et la victime au mal commis ou subi. Les mots créent des réalités autant qu’ils tentent d’en rendre compte. Ne pas utiliser ceux cités à l’instant n’est pas synonyme pour moi de banalisation ou minimisation du crime et de la souffrance qu’il entraîne, mais souligne le souci de ne pas laisser, à travers eux, ce crime occuper toute la scène psychique et relationnelle de ceux qu’ils concernent. » Il me semble que dès lors qu’on s’interdit d’employer certains mots qui ne sont pas a priori des invitations à la haine ou des stéréotypes, on limite les débats possibles et la réflexion à avoir, précisément sur leur usage et sur le langage.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-16477-7
- EAN : 9782406164777
- ISSN : 2261-5903
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16477-7.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/03/2024
- Langue : Français