Avant-propos
- Publication type: Book chapter
- Book: Idées de la poésie, idées de la prose
- Pages: 7 to 12
- Collection: Studies in Twentieth and Twenty-First-Century Literature, n° 51
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AVANT-PROPOS
Le partage entre prose et poésie traverse les réflexions sur l’art d’écrire de l’Antiquité à nos jours. Considéré comme allant de soi, historiquement lié à la notion de genre, il a été rarement interrogé. Pour être durable, il n’en paraît pas moins, aujourd’hui, confus et spécieux1.
D’abord confus. La Poétique d’Aristote, qui s’en tient à ses formes tragique et épique, définit essentiellement la poésie par la mimesis d’une fiction – d’où la distinction entre le poète et l’historien – qui, par ailleurs, est versifiée. Quant au choix de la forme versifiée, il semble aller de soi : même si un ouvrage de médecine ou d’histoire naturelle est écrit en vers, il ne peut, selon Aristote, relever de la poésie. Lorsque la fiction aura cessé d’être un critère décisif, que le lyrisme deviendra le vrai foyer de la poésie, la possibilité d’une confusion s’installera autrement : par l’émergence du lyrisme en prose, du poème en prose et du vers libre. Alors on verra le retour de la notion de rythme, qui fondait déjà toute la poésie lyrique grecque et latine, ainsi que les versets de la Bible ou la prose saj’ du Coran qui neutralisaient l’opposition entre le vers et la prose2. On s’accorde aujourd’hui à penser que seule l’existence du chant ou du rythme (mais les conceptions du rythme diffèrent, outre que, pour prendre des exemples chers à Michel Leiris, l’aria de l’opéra classique n’est pas « le chant désarticulé pratiqué dans le jazz sous le nom de scat-singing3 ») ou certaines modalités de la coupure permettraient en dernière instance d’identifier le « poétique ».
Spécieux. Si l’opposition de la poésie avec la rhétorique a paru au moins aussi évidente que son opposition avec l’histoire, il existe entre
la poésie versifiée et la prose littéraire des échanges constants. Gorgias recommandait d’utiliser dans la prose les ressources de la poésie versifiée, par exemple des constructions symétriques de phrase, le renforcement des antithèses par l’assonance, l’emploi abondant de métaphores. Curtius le rappelle tout en soulignant à l’inverse l’influence de la rhétorique sur la poésie d’Ovide et de Virgile4. Tant que le modèle rhétorique aura été tout-puissant, la proximité du discours épidictique avec l’éloge poétique, la communauté des topiques, la migration des métaphores convenues ont rendu problématique la distinction du poète (en vers) et de l’orateur (en prose). Il faut aussi prendre en compte l’existence de variables dans la prose littéraire, de la prose simple de la chronique historique à diverses réalisations relevant de la prose artistique.
Il n’en reste pas moins que la distinction entre la prose et la poésie est indispensable pour comprendre certains enjeux critiques de la littérature des siècles passés et analyser les œuvres qui les ont suscités. Et il n’est nullement évident que la proposition inverse, à savoir la non-pertinence de l’opposition, soit réellement fondée. Ce partage fait de la résistance : qu’il soit instable ou formulé diversement – que pour des poètes comme Ponge, Deguy, Jude Stefan il soit l’occasion de jeux de mots ou de locutions néologiques5 – prouve que, d’une certaine manière, il reste perçu par les écrivains et par leurs lecteurs.
La perspective qui organise mon travail est une réflexion sur les rapports entre l’idée de poésie et la prose littéraire. Je prends en compte non seulement des faits de style qui singulariseraient les deux « parlures » – pour reprendre un vieux mot français qu’utilise le contemporain de Dante Brunet Latin – mais des catégories esthétiques et axiologiques comme « poétique » et « prosaïque », dont l’opposition oriente volontiers la critique dans la première partie du xixe siècle. Mon hypothèse est que la prose littéraire s’écrit par rapport à l’idée dominante de la poésie qui a cours à la même époque : soit elle emprunte ses marques ou certaines d’entre elles, soit elle se réfère à une autre idée de la poésie, soit elle revendique son autonomie en tournant le dos, de diverses manières, à la poésie.
Sur ces questions, plusieurs commentaires d’œuvres appartenant à diverses époques ont donné lieu à des analyses d’ordre théorique, mais elles n’ont pas fait l’objet d’un ouvrage de synthèse. Mon travail considère principalement la littérature française des xixe et xxe siècles, mais ne s’interdit pas d’examiner la manière dont ces questions se sont posées dans les siècles précédents ou dans des pays étrangers au même moment (par exemple au début du xixe siècle, avec Wordsworth pour l’Angleterre, Goethe et Hegel pour l’Allemagne). J’ai dû affronter les difficultés que rencontre un chercheur qui ne saurait être spécialiste de toutes les époques. J’ai largement tenu compte des études existantes portant notamment sur le Moyen Âge, la Renaissance, l’âge classique et le xviiie siècle. Pour les siècles suivants, j’ai retenu les auteurs qui m’étaient le plus familiers et les textes qui me semblaient le plus propices à illustrer la perspective que j’ai choisie. Je ne me suis pas obligé à l’exhaustivité : certaines lacunes sont flagrantes, comme le rôle du vers libre dans la redéfinition de l’opposition entre le vers métrique et la prose, ainsi que l’importance de Laforgue, d’Apollinaire et de Claudel. J’ai jugé que ces problèmes et ces auteurs avaient donné lieu à des travaux faisant autorité auxquels pouvaient commodément accéder des lecteurs éventuels.
L’approche de ces questions suppose une lecture attentive et concrète des œuvres. On trouvera donc dans cet ouvrage un certain nombre de commentaires de textes qui sont autant de microlectures servant à justifier des analyses plus globales. En guise d’ouverture, un court passage de Madame Bovary où Flaubert traite avec désinvolture un vers de Lamartine, ainsi que la reprise par Jude Stefan d’un poème de Jacques Réda veulent attirer l’attention sur la distinction mouvante entre la prose et la poésie en soulignant des phénomènes d’intertextualité qui me paraissent essentiels pour évaluer correctement cette distinction.
J’ai adopté un plan à la fois logique et chronologique. Dans la mesure où mon hypothèse principale est que l’écriture de la prose littéraire se détermine par rapport à des représentations de la poésie, je devais d’abord exposer ces représentations, telles qu’elles figurent dans des études critiques et historiques ou les articles des grands dictionnaires. Cette synthèse n’a rien d’original : j’ai essayé d’adopter dans la première partie un ordre qui rende compte des différentes notions que chaque époque indexe à la poésie (la fiction, le vers, la métaphore) tout en soulignant
que rien n’interdit que certaines idées de la poésie traversent aisément les siècles, ce que montrent les avatars de la notion de « style poétique ». J’ai été attentif à la manière dont se sont formulées les distinctions entre « prose » et « poésie » ainsi qu’aux emplois métaphoriques de ces termes, cette dernière question étant relativement délaissée par la recherche. J’ai tenté enfin d’articuler le poétique d’une part au romanesque – à la lumière des études de Jacques Rivière puis de Julien Gracq – d’autre part à l’événement, que, dans l’héritage de Heidegger, mettent en valeur des travaux récents, ce qui me permettait, pour illustrer le phénomène de l’entrevision, de prendre des exemples à la fois dans la poésie versifiée et dans la prose narrative (roman, relations de voyages). Les études particulières qui correspondent à cette première partie – notamment la lecture de Baudelaire par Valéry, celle de Mallarmé par Blanchot, l’expérimentation de Jean Tortel – veulent illustrer les idées de la poésie qui ont eu cours au xxe siècle. J’ai cru utile de commencer par examiner la notion d’origine formaliste de « langage poétique » qui a orienté la plupart des travaux entre 1960 et la fin des années 80 mais que d’autres, comme ceux de Barthes et de Blanchot ont voulu ignorer.
La deuxième partie veut montrer comment la prose littéraire, de Chateaubriand à Proust, s’est écrite à l’épreuve de la poésie, soit en empruntant des traits de poétisation, soit au contraire en proclamant son autonomie à l’égard du poétique. J’ai choisi Proust comme terminus pour trois raisons : parce qu’on trouve dans la Recherche de nombreuses références à toute la littérature et à la critique littéraire du xixe siècle ; parce que Proust écrit à contre-courant de la prose discontinue et elliptique des années 1920 ; et qu’il participe à des controverses portant sur le style de Flaubert, celui de Morand ou de Giraudoux qui éclairent notre sujet. Comme le font toutes les analyses contemporaines, j’ai accordé de l’importance à la coupure des années 1850-1860 qui voient naître avec Flaubert puis les Goncourt une nouvelle prose littéraire visant à donner au roman la dignité du recueil de poésie versifiée. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’ouvrage publié sous la direction de Gilles Philippe consacré à l’histoire de la prose française de Flaubert à Claude Simon et à l’invention de la prose littéraire6 : j’ai relevé que les auteurs préféraient
parler de « littérarisation » de la prose, dans l’héritage de Charles Bally, plutôt que de « poétisation », comme la critique d’hier et d’aujourd’hui l’a souvent affirmé. Je propose de nuancer la thèse soutenue par Gilles Philippe et Stéphanie Smadja qui voient, après 1850, des phénomènes de littérarisation de la prose romanesque conjoints à un « travail impressionniste » de la langue. J’ai tenu à distinguer des procédés de littérarisation pour lesquels la notion d’impressionnisme ne me semble pas pertinente, d’autres qui relèvent de diverses modalités de poétisation (celle de Nerval n’est pas la même que celle de Chateaubriand ni celle de Victor Hugo) ainsi que de diverses manières de se détourner de la poésie (Mérimée, Michelet, les Goncourt). Les études qui correspondent à la deuxième partie s’appuient sur la façon dont la critique de l’époque a évalué cette prose, avant que Gustave Lanson, au début du xxe siècle, en fasse l’histoire et commente les grands prosateurs du siècle précédent à l’aide de la notion de « prose d’art ». Ma réflexion sur la prose littéraire accorde une place importante au « poème en prose », à l’histoire et à l’esthétique de cette nouvelle formule poétique. La dernière étude montre la permanence de certains jugements comme celui-ci : « on écrit mal en prose depuis la fin du xviiie siècle ». Anatole France répète en 1920 ce qu’écrivait Sainte-Beuve en 1850.
La dernière partie porte sur la période qui va de Mallarmé à Jacques Réda, Jude Stefan et Philippe Jaccottet, le premier à cause des textes « moitié article, moitié poème en prose » qu’il a donnés à la presse française et étrangère, les trois autres parce qu’ils participent, chacun à sa façon, du mouvement de la poésie contemporaine, atteinte par la prose ou se soutenant d’elle. Elle est consacrée à l’analyse de quelques modalités d’hybridation qui caractérisent la littérature du xxe et du xxie siècle. Le fait le plus marquant me paraît l’alliance entre le poétique et le discours critique. J’ai retenu l’existence des petites proses poético-spéculatives, qui illustrent les nouvelles relations entre le genre de l’essai et l’écriture poétique, que certains chercheurs contemporains (Michel Murat, Marielle Macé) ont bien analysées. J’ai consacré une étude particulière à ce que Jean-Michel Maulpoix a appelé le « lyrisme critique », illustré soit dans certaines formes du poème en prose, soit dans un récit surréaliste comme Le Paysan de Paris, soit dans ce que j’appelle « l’élégie impure », en soulignant à la fois la porosité entre les uns et les autres et la diversité des réalisations. Là encore je n’ai pas
cherché l’exhaustivité : manque par exemple une étude sur le rôle du document dans la prose surréaliste ou la poésie « objectiviste ». Je me suis enfin intéressé aux compositions mixtes mêlant vers et prose. Les articles qui correspondent à cette dernière partie portent sur Mallarmé, Michaux, Aragon, Réda et Jaccottet.
Dans ma conclusion j’essaie de répondre à l’affirmation selon laquelle, aujourd’hui, la distinction prose/poésie aurait perdu sa pertinence. J’ai tenté d’argumenter en sens inverse, en m’appuyant autant sur les déclarations des poètes que sur les études de philosophes. Je pense comme Alain Badiou que si la distinction entre les « parlures » est errante – elle dépend beaucoup du sentiment de la langue, de la perception du « poétique » qu’ont les lecteurs suivant les moments – il faut néanmoins la maintenir si l’on veut comprendre l’œuvre de Rimbaud comme celle de Philippe Jaccottet.
Chacune des introductions aux trois parties du livre est inédite. C’est aussi le cas de plusieurs études (celles qui portent sur Tortel, Michelet, Proust, Aragon, ainsi que celles qui examinent les notions de « langage poétique » et de « littérarisation et poétisation »). Les autres articles, qui ont paru entre 1996 et 2012 dans divers périodiques ou des recueils consacrés à des écrivains ont été soigneusement revus, toujours actualisés, certains considérablement étoffés voire modifiés en profondeur. J’ai tenu à conserver dans certains articles des traits personnels d’énonciation, dus aux circonstances de leur publication originale.
Mes remerciements vont à mes anciens collègues de l’Université Paris-Diderot qui m’ont fait l’amitié de m’indiquer des lectures et de me préciser un point de langue ou d’histoire littéraire – Jean Dupèbe, Simone Perrier, Bernard Croquette, Marc Buffat, Paule Petitier, Carine Trévisan, Nathalie Piégay-Gros – ainsi qu’à ceux et celles dont les travaux proches de ma recherche m’ont guidé – Gilles Philippe, Marielle Macé, Michel Murat, Stéphanie Smadja – et avec qui j’ai parfois pu m’entretenir de toutes ces questions.
1 Cf. l’article d’Henri Meschonnic [États de la] Poétique aujourd’hui dans Dictionnaire universel des littératures, sous la direction de Béatrice Didier, PUF, 1994, tome III, p. 2914.
2 Voir pour la première l’article de H. Meschonnic « Traduire la Bible », Langue française 51, 1981, p. 35-52 ; et la traduction du second par Jacques Berque (Albin Michel).
3 Jazz vocal usant non de mots mais d’onomatopées ou de syllabes. Voir Langage Tangage ou Ce que les mots me disent, Gallimard, 1985, p. 125.
4 Dans son ouvrage fondamental La littérature européenne et le Moyen Âge latin, PUF, 1956 (chap. « Poésie et Rhétorique »). Cf. aussi l’introduction de Monique Canto à son édition du Gorgias, Garnier-Flammarion, 1987.
5 Proèmes pour le premier, prose justifiée en poème pour le deuxième, poème de prose, prosenpoème, prosopées, povrésies, prosèmes pour le dernier.
6 Voir les chapitres « La langue littéraire, le phénomène et la pensée » et « L’invention de la prose » dans La langue littéraire. Histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, 2009.
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-8124-3805-9
- EAN: 9782812438059
- ISSN: 2260-7498
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3805-9.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-19-2016
- Language: French