Advertissement au lecteur
- Publication type: Book chapter
- Book: Histoire macaronique de Merlin Coccaie, prototype de Rablais
- Pages: 71 to 73
- Collection: Renaissance Texts, n° 239
[ ã2r o ] Advertissement
au lecteur.
Ce n’est point aux cerveaux esventez que ceste Histoire est voüée : Elle est de trop long temps promise à ceux qui non moins doctes, que curieux, ont peu cognoistre par effaict ce que je monstre par apparence ; Je sçay que c’est de se precipiter aujourd’huy devant ces esprits bigeares, qui se faschent autant de vous relever, comme ils sont joyeux de vostre cheute. Et ne fais difficulté de croire [ã2vo] qu’ils iront plustost apres une umbre imaginaire, que de courir au devant du corps : Telles gens mesprisent seulement ce qu’ils ne peuvent comprendre, et n’aprouvent que ce que leur jugement pueril peut penet[r]er ; Je sçay bien qu’un langage pointu et affecté, les pourroit peut estre arrester à la superficie. Mais j’aurois peur qu’apres ils en gastassent le fonds, et fissent acroire à ce livre, autre chose qu’il ne dit. On a fait dire plusieurs fois à Homere ce qu’il n’a pas voulu, et à Platon ce qu’il n’a pas sceu, et à Aristote ce qu’il n’a pas entendu1 : Car entre ce qui est attaché à la suitte de chasque [ã3ro] sens, nous tirons une infinité d’argument[s], de consequences, et de conclusions, à une explication fau[sse] par la comparaison d’un point à l’autre, pour nous esloigner de l’intention d’un Autheur ; Et bien que nostre jugement nous trompe, nous soustenons plustost ces fantastiques interpretations que d’advoüer nostre ignorance. Je dis cela pour ce que le subject que je traicte, semble autant esloigné de la verité, qu’il est difficille de croire, et n’estoit que je me fie à l’âge de ce livre, je craindrois qu’il fut souvent desmenty ; aussi pour ceste consideration sera il tousjours espargné, et en excusera [ã3vo] t[’on]2 le discours qui n’a voulu 72changer le ramage3 de son temps, d’allieurs que l’antique reputation de ce grand Cavalier Balde vivant encore, [en] la bouche de ce livre, estonnera ces correcteurs nouvellement erigez. Je ne veux pas dire qu’il n’y ayt quelque chose de fabuleux en la suitte de ceste Histoire : mais aussi ne veux je pas nier qu’il n’y ayt de la verité, et que ce ne soit une chose approuvée de la representer sous la fable, de laquelle nos Anciens se sont servis si à propos. J’en demanderois volontiers quelque chose, à ce grand Docteur Me François, et ce qu’il a voulu dire, et qu’il a [ã4ro] voulu traicter sous le couvert d’une infinité de plats Maccaronesques ? Il me respondra : « ceux que vous traictez sous les ruses et subtilitez de Cingar, sous les tours facetieux de Bocal, sous les revelations de Seraphe, sous la conversion de Guy, sous les adventures de Leonard, sous la force de Fracasse, sous les enchantemens de Pandrague et de Gelfore, sous les rencontres et galantises de Balde, et bref sous tant de pays de fourmage, montagnes de soupes grasses, que ces guerriers inimitables ont passez » : Car il ne peut estre que par le moyen de leurs voyages, ils ne l’ayent [ã4vo] rencontré dans le Ciel, sur la Terre, dans la Mer, ou aux Enfers, et ne luy ayent faict cognoistre une partie de leurs advantures. Mais c’est tout un je m’en raporte à ce qui en est, et me persuade n’estre pas tant obscur qu’il faille faire de cest ouvrage, comme fist S. Hierosme des escrips de Perse, Intellecturis igni[b]us ille dedit4. Attendu que les Histoires nous font foy (et peu de personnes l’ignorent) que ce grand personnage, dont il est traicté [est] dessendu de Guy, et du Paladin Renaut5, jadis 73tant renommez, que si on ne veut prendre pied à la suitte, j’adverti les Le-[ã5ro]cteurs d’en considerer les despences, et s’arrester sur ce qu’ils cognoistront digne d’explication, ce pendant que la trompette fera sortir en champ de bataille, les Mouches et les Fourmis, qui sont sur les termes de s’assaillir. Adieu.
1 « On a fait dire […] pas entendu » : « Croiez vous en vostre foy qu’oncques Homere escrivent l’Iliade et Odyssée, pensast es allegories, lesquelles de luy ont calfreté Plutarche, Heraclides, Ponticq, Eustatie, Phornute : et ce que d’iceulx Politian a desrobé ? » (G, Prologue).
2 « en excusera t’on » : correction pour « en excusera tout ». L’usage du t euphonique suivi de l’apostrophe et du pronom personnel est attesté dans le texte.
3 « le ramage de son temps » : la distance avec l’original semble exclusivement temporelle ; mais le terme ramage, qui désigne un langage caractéristique d’un terroir, s’applique tout particulièrement aux parlers régionaux ou étrangers.
4 « Intellecturis ignibus ille dedit » : « il confia aux flammes le soin de les éclairer ». C’est un pastiche d’un vers des Tristes d’Ovide (IV, 61-62) : « Emendaturis ignibus ipse dedi », « j’ai moi-même donné [mes écrits] à corriger aux flammes ». L’anecdote, qui vient commenter des ouvrages réputés hermétiques, comme les Satires de Perse, circule dans la littérature du temps : on la trouve formulée à l’identique chez Du Monin (LePhoenix, f. 128ro) et Vigenère (Traicté des chiffres, f. 12vo-13ro). Sous une forme légèrement différente, elle est aussi dans l’Art poétique de Peletier Du Mans (I, 10, p. 280), qui la reprend lui-même à Giason Denores (voir J.-C. Monferran et M. Jourde, « Jacques Peletier, lecteur de Giason Denores : une source ignorée de l’Art poétique », p. 126).
5 « Paladin Renaut » : Renaud de Montauban est l’un des héros du cycle épique des quatre fils Aymon, qui a connu une fortune sans égale au Moyen Âge. Les premières chansons, au xiiie siècle, mettent en scène la rébellion de Renaud et ses frères contre Charlemagne, prolongée dans les remaniements par diverses aventures. En France, la geste de Renaud est mise en prose à la fin du xve siècle. Sa popularité reste importante tout au long de la Renaissance, et l’on compte une dizaine d’éditions françaises de ses aventures remaniées dans la seconde moitié du xvie siècle. La fortune de ce texte se poursuivra dans la Bibliothèque bleue. Autre témoignage de la vivacité de ce cycle épique : dans L’Histoire des amoureuses destinées de Lysimont et de Clitye (1608) de Pierre de Deimier, le héros Arclinde descend comme Balde de Renaud de Montauban.
- CLIL theme: 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
- ISBN: 978-2-406-10961-7
- EAN: 9782406109617
- ISSN: 2105-2360
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-10961-7.p.0071
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-16-2021
- Language: French