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Extrait : « Histoire d'une révolution électorale »


INTRODUCTION
 

L’élection d’Emmanuel Macron est en soi un événement atypique dans l’histoire de la Ve République. Une disruption, un « chamboule- tout », une quasi-infraction du système bipolaire verrouillé pourtant depuis tant d’années par l’affrontement entre la gauche et la droite et le jeu des alternances. Les repères et les clivages classiques ont en quelques mois pu voler en éclats. La politique et ses jeux de pouvoir, organisés et institutionnalisés jusque-là au travers des équilibres partisans traditionnels ont été soudainement bousculés par l’intrusion d’une toute nouvelle force politique, inédite dans sa forme comme dans son recrutement, le mouvement En Marche. Arrivée au pouvoir d’une force centrale, affaiblissement des deux forces gouvernementales traditionnelles de gauche et de droite, et polarisation d’une partie significative de l’électorat aux extrêmes de l’échiquier partisan définissent une nouvelle donne poli- tique. Un président, le plus jeune sous la Ve, a accédé au pouvoir sans que rien ne puisse l’arrêter… au seuil d’un « nouveau monde » qu’il voulait incarner et préfigurer.

Comment en est-on arrivé là ? Certes, depuis une bonne trentaine d’années, une crise de la représentation politique et une défiance à l’égard de la politique institutionnelle, envers ses rouages comme envers son personnel, s’étaient imposées. Elles revenaient comme une antienne. Un mécontentement récurrent remontait des votes comme des protestations des Français. Un fort besoin de renouveau s’imposait. Mais de là à bousculer à ce point tout le système, jusqu’à ses fondements et ses caciques, on ne pouvait l’envisager. La percée et l’ascension fulgurante d’Emmanuel Macron resteront dans la mémoire électorale et collective du pays un moment totalement inédit. Talent personnel, circonstances favorables, faiblesse du système et des oppositions, quelle qu’en soit le ressort premier, sa victoire reste exceptionnelle. Comme peut l’être un alignement des planètes auquel elle fut souvent comparée. Reste à savoir si le nouvel univers politique ainsi reconfiguré marquera un changement durable dans le cours de l’histoire politique et électorale du pays ou s’il ne sera qu’un accident, qu’un soubresaut, qu’une parenthèse, avant que la force des logiques institutionnelles de la Ve République ne reprennent la main ou que d’autres formules plus chaotiques ne viennent décider d’autres destinées politiques pour le pays.

Notre ouvrage est une chronique politique de cette révolution électorale, avec ses personnages, ses rebondissements, ses suspens et ses dénouements. Cela à partir de ce qu’en ont pensé et fait les Français eux-mêmes en tant qu’acteurs aussi de cette histoire. Comment ont-ils forgé leurs choix ? Quels sont les évènements de campagne qui ont pu les conduire à modifier leurs intentions de vote ? De quel poids ont pesé leur hésitation et leur indécision sur le résultat final ? Quelles sont les catégories d’électeurs qui ont été les plus sensibles aux évènements de la folle campagne qui s’est déroulée, explosant bien des repères dont ils avaient l’habitude ? Les plus jeunes ? Les plus éduqués ? Les plus politisés ? Comment ont-ils résisté ou cédé à la tentation de l’abstention qui a touché beaucoup d’entre eux, beaucoup plus qu’en 2012 et en 2007, sans compter le décrochage de la participation qui fut le leur dès le premier tour des élections législatives. Un record ! Comment et pourquoi se sont-ils emparés du vote blanc ? Un record aussi au second tour. Les élections législatives ont concrétisé la transformation de l’exploit individuel d’Emmanuel Macron en une recomposition partisane de grande ampleur qui n’est pas terminée. Cette révolution qui est à l’œuvre est-elle un colosse aux pieds d’argile ? Que reste-t-il de cette dynamique alors que se profilent les élections européennes de 2019 et bientôt les municipales en 2020 ? Que viennent signifier les Gilets jaunes du quinquennat qui se déroule ? L’ampleur de leur mouvement va-t-il orienter le macronisme et l’exercice du pouvoir vers un retour à cet « ancien monde » en politique dont Emmanuel Macron, candidat puis tout nouveau président, voulait pourtant si volontairement se défaire ?

Le coup d’envoi des Primaires ouvertes de droite puis de gauche pour désigner les candidats des deux camps, une formule inédite dans l’histoire électorale du pays, est un premier « chamboule-tout» ayant abouti à l’éviction des candidats prévisibles et configurant une offre électorale inattendue. S’ajoute à cela un autre événement inédit, François Hollande est le premier président sortant sous la Ve République à ne pas se représenter. Sa décision n’a pas été sans désarçonner d’abord son propre camp, mais aussi au-delà. Quant à la campagne, elle restera aussi dans les mémoires par ses multiples péripéties et rebondissements. Jamais des candidats de premier plan n’y furent à ce point mis en cause et impliqués dans des affaires juridico-financières. Rien d’anormal dans ce contexte à l’ampleur de l’incertitude et de la perplexité qui auront taraudé nombre d’électeurs et pu peser sur leurs décisions. Face à une offre électorale entièrement bouleversée les Français ont dû s’adapter, s’aligner, se réaligner.

Entre novembre 2015 et avril 2018, les fluctuations des opinions politiques des Français comme leurs atermoiements pour voter, ont pu être suivis à la trace. Il s’agit de la seule enquête réalisée en France sur une telle période, permettant de reconstituer le destin politique d’électeurs attirés, séduits et fidélisés par Emmanuel Macron ou au contraire d’électeurs s’opposant, dès le début ou en cours de route, à celui qui est devenu le nouveau Président.

En retraçant les trajectoires électorales et en examinant à la loupe les dispositions des Français dans le cours de cette « disruption » poli- tique, le livre répond à toute une série de questions passionnantes sur la solidité du « nouveau monde » appelé de ses vœux par Emmanuel Macron. Les plus tardivement acquis le sont-ils durablement ou peuvent- ils revenir vers leurs familles politiques « naturelles », vers celles que le nouveau pouvoir qualifie « d’ancien monde » ? Voit-on déjà des signes de reclassement électoral ?

 À l’image d’un story telling électoral et politique, nous suivrons les Français dans tous leurs états vis-à-vis du pouvoir politique. Comment ont-ils changé d’options, d’attitudes, d’opinions au cours de la campagne, et plus largement au cours de cette séquence de plus de deux ans ? Nous suivrons pas à pas, leurs réactions, leurs intentions et leurs décisions.

 Nous montrerons la fabrique d’une élection à partir de ceux qui en détiennent le pouvoir de décision, à savoir les électeurs.

Au démarrage de cette histoire, fin 2015, la France est endeuillée par les attentats du 13 novembre. Les élections régionales mobilisent peu et permettent au Front national de marquer des points. Les Français que nous avons pu suivre au fil du temps, désormais considérés comme nos « panélistes », sont dans un état d’esprit singulier. Leur défiance est bien installée. La quasi-totalité d’entre eux (89 %) pense que les responsables politiques ne se préoccupent guère des gens comme eux. Mais une majorité (53 %) témoigne pourtant d’un relatif intérêt pour la politique. Dès le mois de janvier 2016, 78 % affirment avoir un intérêt pour l’élection présidentielle qui aura lieu l’année suivante. Cet intérêt restera assez stable au fil du temps et de la campagne, et se renforcera encore à l’approche de l’élection.

Dès le début de l’année 2016, l’insatisfaction à l’égard de l’action de François Hollande commence à creuser son lit : 51 % de nos panélistes l’expriment. Les manifestations contre la réforme du droit du travail et la loi El Khomri vont mobiliser et gagner l’opinion. Et c’est en avril, depuis sa ville natale d’Amiens, qu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique depuis 2014, lance un mouvement d’un type nouveau, En Marche, ayant pour ambition de dépasser le clivage gauche-droite. Il démissionnera de ses fonctions le 30 août. Durant l’été, une autre bataille, celle des Primaires ouvertes de la droite se met en place. Elle aboutira à l’éviction d’Alain Juppé dont tout laisser augurer pourtant de sa destinée de présidentiable et, contre toute attente, à l’entrée en scène de François Fillon qui portera désormais les couleurs de la droite dans la course à la présidentielle. Peu avant, le 16 novembre, Emmanuel Macron annonce officiellement sa candidature hors des partis traditionnels. Depuis un centre de formation à Bobigny (Seine St Denis), il déclare : « L’enjeu n’est pas pour moi aujourd’hui de rassembler la gauche, il n’est pas pour moi aujourd’hui de rassembler la droite. L’enjeu est de rassembler les Français ». Puis vient la date du 1er décembre. Ce jour-là François Hollande s’exprime devant les Français, non sans une certaine émotion, pour dire son renoncement. Autre annonce fracassante, la démission de Manuel Valls, alors premier ministre, qui déclare son intention de se lancer dans la course. S’ensuivent en janvier 2016 les Primaires de la gauche organisées dans la précipitation. Là aussi, l’effet de surprise s’impose avec la victoire de Benoît Hamon, qui portera les couleurs de la gauche socialiste.

Pour François Fillon, l’effet de grâce ne durera pas longtemps. Le 25 janvier, le Canard enchaîné révèle l’affaire autour des rémunérations perçues par son épouse et le jour même le parquet financier ouvre une information judiciaire.

Les semaines qui vont suivre connaîtront de multiples rebondissements et la campagne électorale n’arrivera pas à se départir du feuilleton politico-judiciaire impulsé par l’affaire. Les candidats des forces protestataires y trouveront matière à renforcer leur impact, au sein d’électorats déboussolés, gagnés par l’inquiétude et la tentation de rester hors-jeu de la décision électorale. C’est dans ce contexte, toujours hanté par les menaces terroristes, et fortement ébranlé dans ses repères institutionnels, que se profile le premier tour de l’élection présidentielle. Dans les semaines qui précèdent, des panélistes n’avaient pas arrêté leurs choix et se montraient plus indécis que jamais. Au début du mois de mars, une fois l’offre électorale stabilisée, si 55 % des panélistes disent avoir formé leur choix, 45 % sont encore indécis et peuvent changer d’avis. Mais surtout, 56 % estiment qu’aucun candidat ne leur paraît convaincant. À la veille du scrutin, le futur président pouvait compter sur 23 % d’intentions de vote, talonné par Marine Le Pen, avec 22,5 %, puis par François Fillon et Jean-Luc Mélenchon à quasi égalité (respectivement 19,5 % et 19 %). Les autres candidats sont sous la barre des 7 %3. Beaucoup se sont réfugiés dans l’abstention qui a progressé par rapport à 2012. Emmanuel Macron arrive donc tout juste en tête, avec un socle électoral qui lui permettra de remporter l’élection, mais somme toute assez modeste.

L’entre-deux tours laissera la trace d’un débat télévisé au cours duquel la candidate du Front national se sera déconsidérée, mais sans entamer outre mesure sa base électorale. Et la séquence électorale se clôturera quatre semaines plus tard par les élections législatives ayant plus que jamais joué leur rôle d’élections de confirmation et portant une majorité écrasante de députés de la République en Marche à l’Assemblée Nationale.

Depuis, deux années se sont presque écoulées et le climat général est au bilan. L’irruption des Gilets jaunes dans l’espace public et l’insistance de leurs revendications ont précipité le temps des comptes et marquent indéniablement un tournant dans le mandat du Président.

Voilà pour la chronique des événements et des circonstances qui forment la trame de cet ouvrage. Bien des détails sont omis, mais les auteurs au fil de leurs pages y reviendront. L’originalité de leurs analyses tient à la possibilité donnée par cette enquête de suivre les attitudes et les comportements des mêmes panélistes tout au long de cette séquence inédite. Certains en repartant des Primaires (Gilles Finchelstein) et en en suivant les traces dans le vote présidentiel (Jérôme Jaffré). D’autres en s’attelant à la compréhension fine des processus de chute irréversibles dans lesquels sont tombés certains candidats comme François Fillon (Brice Teinturier et Amandine Lama; Mathieu Gallard, Federico Vacas et Stéphane Zumsteeg) ou comme Benoît Hamon (Pierre Bréchon), ont pu prendre la mesure de l’ampleur des bouleversements partisans engendrés par la percée d’Emmanuel Macron. L’installation d’un centrisme électoral bouscule le jeu au cœur des partis de gouvernement de la gauche et de la droite (Luc Rouban) tandis que la tentation populiste s’affirme (Gilles Ivaldi). Une dynamique électorale, notamment perceptible au sein des jeunes générations, profite à Jean-Luc Mélenchon (Bruno Cautrès) tandis que Marine Le Pen confirme sa solidité électorale malgré les déceptions qu’elle peut provoquer (Pascal Perrineau). Les effets d’images produites dans la campagne comme l’impact des débats télévisés pèsent sur la décision électorale (Daniel Boy et Arnaud Mercier). Ceux-ci sont perceptibles au travers de la façon dont les panélistes s’informent et utilisent les moyens numériques pour se repérer et orienter éventuellement leurs choix (Thierry Vedel et Madani Cheurfa). Ils suscitent aussi des affects et des émotions qui rencontrent les traits de personnalités des électeurs et qui orientent leurs décisions (Martial Foucault et Pavlos Vasilopoulos). Mais ce qui est sûr, c’est que la tentation de rester hors-jeu de la décision électorale a atteint nombre de Français, à la mesure de toute la perplexité qui a pu les saisir (Anne Muxel).

Une fois l’élection gagnée, le macronisme doit faire ses preuves et inventer. Les lignes politiques ont été bousculées, mais les fractures sociales persistent (Luc Rouban). Les clivages idéologiques ont été brouillés, mais les positionnements résistent (Gillles Finchelstein). L’ancien monde n’a pas disparu du nouveau monde impulsé par la victoire d’Emmanuel Macron. L’édifice qui la porte est plus que jamais fragile, le contexte actuel en est bien le signe (Jérôme Jaffré, Sylvie Strudel). Et une profonde coupure entre le président et son peuple est désormais installée. Si une révolution électorale a bien eu lieu, et si le processus de destruction d’un ordre ancien a pu changer la donne, l’on ne peut que constater toute la fragilité de l’ordre nouveau qui cherche à se mettre en place. S’il n’est sans doute pas question de revenir en arrière, il n’est pas non plus question d’entériner une stabilisation du changement qui a été initié. Au mieux peut-on parler d’une révolution électorale inachevée.

Bruno Cautrès et Anne Muxel


* Référence ouvrage : Histoire d'une révolution électorale sous la direction de Bruno Cautrès et Anne Muxel