Avant-propos
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Formes du portrait dans le monde hellénistique et romain
- Author: Bakhouche (Béatrice)
- Pages: 7 to 13
- Collection: Encounters, n° 323
- Series: Ancient literature, n° 1
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Avant-propos
῎Εστι μιμητὴς ὁ ποιητής1
Vt pictura poesis2
Cet ouvrage est issu des rencontres organisées à Montpellier, les 11-13 mai 2015, dans le cadre du réseau européen sur « Le phénomène littéraire aux premiers siècles de notre ère » (http://www2.units.it/phantasia/index.html).
La thématique choisie en était le portrait. Encore, dira-t-on, un ouvrage sur le portrait ! C’est qu’un tel axe est totalisant, si l’on peut dire : il permet d’embrasser toutes les facettes de la culture antique – la littérature, la statuaire, la peinture, la numismatique, voire la médecine ou la parascience que constitue la physiognomonie. Si l’on entend le poiêtès d’Aristote ou la poesis d’Horace au sens large de créateur et création, se pose, dans ces deux courts extraits mis en exergue, la problématique – infinie – de l’imitation, de la mimesis que le portrait, plus que toute autre pratique artistique, met en jeu ou à distance.
C’est en effet une problématique qui ouvre des horizons presque infinis, ou plutôt une série d’alternatives : pour ou contre l’image, pour ou contre une reproduction fidèle de l’objet. La thématique, telle un fleuve qui se diviserait en affluents, se décline en mode binaire, suivant l’approche qu’on en a : reproduire ou non ? dans le cas d’une imitation, réalisme ou idéalisme ? la pictura est-elle seulement réservée à la poesis ?…
La reproduction du réel s’est heurtée, dès les débuts de la philosophie grecque, à une double condamnation – de l’image et de l’écrit : Platon a livré une guerre sans merci à la duplication visuelle ou auditive. Ce 8que nous prenons pour le réel n’en est que le misérable décalque, un piètre reflet – l’ombre de la caverne. La posture du maître de l’Académie a été adoptée par nombre de philosophes après lui et, comme le note François Dagognet, « tous voient dans l’image et le texte (l’écriture ou le lire s’opposant au dire libre et personnalisé) des facteurs d’aliénation et de spatialisation obligée3 ».
Si l’on dépasse ce premier conflit et que l’on rejette l’aniconisme platonicien, un nouveau choix s’offre à nous : choisit-on le réalisme ou l’idéalisme ? Ce sont là les deux nouvelles routes qui s’offrent au portraitiste de l’Antiquité et l’étude de la similitude à Rome menée par Henry Bardon vaut aussi en grande partie pour le monde grec4 : si la dimension réaliste paraît l’emporter pour diverses raisons dont il sera question plus loin, certains ont dégagé des œuvres l’expression d’une conception idéaliste de l’art. Par delà la permanence thématique et lexicale, par delà le retour constant à certains thèmes expressifs, « on notera », ajoute H. Bardon, « la constance d’un état d’esprit : le sculpteur rivalise avec le réel, et l’écrivain, par les mots, rivalise avec le sculpteur. Dans tous les cas, le point de référence et la cause d’admiration demeurent le réel, constaté ou imaginé : l’œuvre vaut en raison de sa similitude, plus ou moins accomplie5 ».
Cette perspective nous éloigne considérablement de l’analyse platonicienne du « réel » : le monde dont l’œuvre d’art est la transposition plus ou moins fidèle est malgré tout considéré comme un donné intangible. La dimension réaliste cède naturellement à l’idéalisme quand il s’agit des représentations des dieux, voire à l’idéalisation, s’agissant des images d’un dieu vivant comme Alexandre6, et Auguste saura se souvenir de son illustre prédécesseur pour camper les images de soi, spécialement pour la fameuse statue de Prima Porta, reproduite en un très grand nombre d’exemplaires7.
9Le croisement entre poésie et art a déjà fait l’objet de multiples études. L’étude peut se centrer sur les mentions d’œuvres d’art par les poètes – mais pas seulement si l’on pense, par exemple, au De signis de Cicéron – et leur description (ἔκφρασις en grec, descriptio en latin) peut évoquer un objet réel ou imaginaire. L’auteur – prosateur ou poète – est susceptible parfois de s’inspirer de monuments réels, influence qu’il faut considérer avec prudence, si une tradition littéraire existe à côté d’une tradition figurée. À l’inverse, il arrive qu’un artiste s’inspire de textes littéraires, comme Louis Séchan8, il y a déjà plusieurs décennies, a essayé de le montrer à propos de la tragédie grecque et la céramique. D’autres, étudiant de même l’influence de la littérature latine sur l’art, arrivent à des conclusions opposées9.
On le voit, la dialectique entre la vie – réelle ou supposée – et sa fixation, son immobilisation dans l’œuvre que définit le portrait peut faire l’objet de discussions sans fin et mener à des conclusions antithétiques.
Mais ce n’est pas seulement l’esthétique qui permet de rendre compte des choix et des interprétations à l’œuvre ; il ne s’agit pas non plus de cloisonner les deux mondes – le grec et le latin. Il a été question plus haut d’Auguste, et il est bien vrai que la demande d’écrits ou d’images des nouveaux dirigeants romains devient assez forte, dès le tournant de notre ère, pour provoquer une circulation – qu’elle soit délibérée ou non – d’artistes entre l’Italie et les centres artistiques du monde grec, supprimant ainsi, au moins partiellement, le cloisonnement entre les deux mondes. Dans cette perspective, le portrait sculpté offre un champ d’investigation renouvelé, car la représentation figurée des notables, des élites et surtout des gouvernants ne peut plus être étudiée du seul point de vue esthétique ou psychologique, mais elle engage au contraire l’image de soi que le pouvoir romain voulait présenter dans toutes les provinces de l’Empire10.
À l’autre bout de la chaîne, le portrait peut proposer l’image d’un individu, comme vecteur d’un aspect physique particulier et moyen de le rendre reconnaissable. Ce peut être la représentation d’un individu particulier – qu’il ait ou non existé – car, contrairement à ce que pensent 10la plupart des philosophes, même les êtres imaginaires ont une identité, ainsi de la représentation d’Hercule couvert de la peau du lion de Némée et tenant, dans une main, les pommes du jardin des Hespérides et, dans l’autre, sa fameuse massue. Quel que soit le modèle, il s’agit, pour le portraitiste, de nier certains traits et d’en accentuer d’autres, et cela dans deux sens possibles, l’idéalisation ou la caricature.
Du reste chez les Romains, le cognomen renvoie souvent à une particularité physique négative, voire une difformité, ainsi de Plautus, « aux pieds plats » ; Cicero est volontiers associé à cicer, « pois chiche », pour renvoyer à une verrue (?), ou Naso, le surnom d’Ovide, « gros nez », etc.
La thématique ici choisie, on le voit, est littérairement universelle, et le présent ouvrage ne saurait en offrir une approche exhaustive, pas plus d’ailleurs que ne l’ont fait les différents ouvrages dédiés à cette question. Assurément, le portrait offre dans l’Antiquité un large spectre d’application, que ce soit, naturellement, dans les arts figurés – y compris dans la numismatique – ou dans la littérature, voire la physiognomonie et la médecine. En tant que représentation d’une personne, le portrait littéraire donne, dans la successivité du discours narratif, ce qui se présente simultanément à la vue mais peut indiquer également des aspects non visibles de la personne, comme ses caractéristiques psychologiques, voire privilégier celles-ci. L’étude des éléments descriptifs spécifiques à la peinture d’un personnage devrait conduire à une définition formelle du portrait et de sa typologie ; elle permettrait également, une fois contextualisée, des croisements avec les différents genres littéraires, cet objet d’étude étant véritablement holistique puisque quasiment tous les genres antiques peuvent être convoqués dans cette recherche.
Le portrait n’est jamais neutre : l’image que l’on donne ou que l’on souhaite donner de soi, de même que celle que les autres donnent de nous, peut s’inscrire dans des cadres aussi différents que le cadre juridique, politique ou éthique (le visage est souvent vu, à la suite d’Aristote, comme le miroir de l’âme), voire théologique.
Pour autant, les travaux réunis dans ce volume offrent au lecteur un riche parcours dans le temps et dans l’espace : du ive siècle avant notre ère à la fin de l’Antiquité, du monde grec au monde romain en passant par l’Égypte et du monde païen au monde chrétien. Une partie des analyses s’intéressent à l’objet-portrait et aux manipulations possibles des 11représentations : elles sont regroupées dans la partie « Théorisation ou instrumentalisation du portrait ». La seconde partie des études – « Le portrait, reflet de la réalité ? » – prend pour objet des portraits de personnages historiques de premier plan, qu’il s’agisse de souverains grecs, romains ou « barbares ». Il convient néanmoins de souligner que cette répartition, pour commode qu’elle soit, ne reflète pas toutes les nuances rencontrées dans les textes et la porosité indéniable entre les deux parties, aucun portrait n’étant purement gratuit, uniquement voué à reproduire la réalité.
Dans la première partie, Joël Thomas étudie la dialectique entre essence et apparence à travers quelques exemples de portraits issus du monde romain. Charles Guérin démontre de façon convaincante que les descriptions qu’un orateur antique peut offrir de son adversaire offrent la particularité d’être moins des représentations que des interprétations. Si la dimension morale du portrait nous renvoie à la physiognomonie, selon laquelle le physique est le miroir de l’âme, Mireille Courrént s’intéresse au petit traité d’ethnognomonie au début du livre VI du De architectura de Vitruve : si aucun peuple n’est précisément nommé, un curseur qualitatif se déplace malgré tout sur une ligne qui va des meridianae nationes aux septentrionales gentes et au centre de laquelle se situent, évidemment, les populations de l’Italie. Valérie Naas étudie, quant à elle, les témoignages de Pline l’Ancien, premier historien de l’art de la littérature occidentale, pour essayer de répondre à la question du rapport au passé qu’entretient, chez le naturaliste, l’art du portrait. Nous passons au monde grec avec Abel N. Pena qui interroge l’Onicrocriticon d’Artémidore de Daldis sur le statut et la fonction des nombreuses références à des statues, portraits, tableaux des dieux et des hommes qui émaillent cette œuvre, dans le cadre des représentations de l’imaginaire de la société au iie siècle.
Venons-en au monde chrétien avec Jérôme Lagouanère qui se propose de confronter deux pratiques singulières du portrait, de dégager une catégorisation stylistique et théologique des portraits d’hérétiques, afin de montrer comment Jérôme et Augustin renouvellent les loci de l’imaginaire gréco-romain au service d’un nouvel idéal religieux. Paul-Augustin Deproost enfin montre comment un poète latin chrétien comme Dracontius, fort d’une anthropologie doublement inspirée par la Bible et l’anatomie antique, construit une image du premier homme inspirée par le processus de métamorphose de l’œuvre éponyme d’Ovide.
12La seconde partie sur « Le portrait, reflet de la réalité ? » s’ouvre sur l’étude d’Estelle Galbois qui se plaît à confronter les témoignages littéraires sur les « princes » obèses – dans un vaste champ chronologique et géographique – et les portraits que nous avons conservés d’eux. À sa suite, Mathilde Cazeaux part du principe que le portrait, chez Tite-Live, construit du sens par deux voies : d’abord par les caractéristiques propres au personnage que l’auteur s’efforce de mettre en lumière, par une forme d’essentialisme, puis par la distinction, voire le contraste, des personnages entre eux ; et, dans ce cadre épistémologique, elle s’intéresse aux images de deux rois numides, Massinissa et Syphax. C’est Dion Cassius qui est convoqué par Marie Platon : centrée sur le portrait de Tibère, son étude met en avant la double tension qui le parcourt : la première, inhérente au genre, repose sur l’écart irréductible entre la fixité, l’intemporalité des traits du personnage littéraire d’une part, et, d’autre part, le caractère nécessairement dynamique et évolutif de son modèle, qui s’inscrit dans le temps et participe d’un devenir historique qui contribue à l’« aliéner » au sens propre (c’est-à-dire à en modifier l’aspect sinon la nature même). Après Tibère, Claude : à partir du constat que les historiens ont diversement apprécié la bêtise de l’empereur Claude même si le but recherché a toujours été le même – découvrir le personnage historique à travers le prisme déformant du personnage littéraire –, Sébastien Barbara, reprenant les témoignages de Suétone et les élargissant, tente de comprendre la personnalité de l’empereur. Olivier Thévenaz, quant à lui, reprenant à son compte la définition antique de la lettre comme image de soi et miroir de l’âme, dégage la façon dont les différents portraits concourent à tisser, par un jeu de projections et de reflets partiels, l’image idéale d’homme social de l’élite que Pline le Jeune donne de lui-même dans ses Lettres. Cette partie se termine sur le portrait du premier empereur chrétien, Constantin : la démonstration de Marie-Odile Bruhat se développe en deux temps. Elle étudie d’abord comment, dans les lettres et les discours qui lui sont attribués, Constantin propose un auto-portrait qui met au premier plan l’inspiration divine dont il est le bénéficiaire. Elle tente ensuite de montrer que la volonté impériale est relayée par Lactance et Optatianus Porfyrius, dans leur souhait de reproduire, dans le domaine de la création poétique, le portrait du prince en homme inspiré et garant de la protection de Dieu.
13En épilogue enfin, le texte de Paul M. Martin subsume les deux parties du volume : le De viris illustribus Vrbis Romae, écrit par l’un des derniers lettrés païens vers la fin du ive siècle de notre ère, offre une galerie de portraits, de Romulus à Antoine et Cléopâtre. Mais ce qui se dessine à travers eux, c’est, dans un refus des nouvelles valeurs chrétiennes, le portrait du Romain idéal de l’époque héroïque de la République, paré des vertus civiques qui avaient fait la grandeur de Rome.
Nous ne proposons donc, à travers les études qui suivent, que quelques éclairages sur les façons d’appréhender le portrait à travers les époques et les cultures gréco-latines. Souhaitons cependant que chacune d’entre elles apporte au lecteur une nouvelle lumière sur une aussi vaste problématique.
Béatrice Bakhouche
1 Aristote, Poétique 25, 1460b : « Le poète est imitateur (du réel) ».
2 Horace, Art poétique v. 361 : « Il est d’une poésie comme d’une peinture ».
3 Écriture et iconographie, Paris, Vrin, 19732, p. vii.
4 « Le concept de similitude à Rome », ANRW I, 2, New York, W. de Gruyter, 1972, p. 857-868.
5 Ibid. p. 859.
6 Voir L’Orange, Hans Peter, Apotheosis in ancient Portraiture, New Rochelle NY, 1982, repr. Oslo, 1947.
7 Voir le catalogue de l’exposition organisée à Rome, Scuderie del Quirinale, 18 octobre 2013 – 9 février 2014, et à Paris, Grand Palais, 19 mars-13 juillet 2014, à l’occasion du second millénaire de la mort du prince : Auguste, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2014.
8 Études sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique, Paris, 19672 (1926).
9 Voir pour ce paragraphe Croisille, Michel, Poésie et arts figurés de Néron aux Flaviens, Bruxelles, 1982, p. 14-15.
10 Voir Croz, Jean-François, Les portraits sculptés des Romains en Grèce et en Italie de Cynoscéphales à Actium (197-31 av. J.-C.), L’Harmattan, 2002, p. 10-12.
- CLIL theme: 4030 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues anciennes
- ISBN: 978-2-406-06754-2
- EAN: 9782406067542
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06754-2.p.0007
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-27-2017
- Language: French