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Avant-propos Portraits d’artistes en feu
- Prix des Arts de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux 2021
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Femmes artistes à l’âge classique. Arts du dessin – peinture, sculpture, gravure
- Auteur : Delon (Michel)
- Pages : 7 à 12
- Collection : Rencontres, n° 498
- Série : Le dix-huitième siècle, n° 36
Article de collectif : 1/22 Suivant
Avant-propos
Portraits d’artistes en feu
Dans les années 1920, les Éditions Rieder lancèrent une collection « Maîtres de l’art moderne ». Sur une vingtaine de monographies, consacrées aux artistes du xixe siècle et du xxe commençant, deux volumes présentent Berthe Morisot (1841-1895) et Louise C. Breslau (1856-1927) qui, avec sa compagne Madeleine Zillhardt, donne son nom depuis peu à une place du Quartier latin. Une collection parallèle, « Maîtres de l’art ancien », comporte un volume dédié à une collectivité, Les Femmes peintres du dix-huitième siècle. Il est dû à Charles Oulmont (1883-1984), bon connaisseur de la peinture dont le goût se reflète dans la collection qu’il a constituée pour son oncle Paul Oulmont et qui a été léguée à la ville d’Épinal. Une exposition a récemment rappelé son « goût de la grâce et du joli », dans le sillage des frères Goncourt et dans l’intimité des maîtres du xviiie siècle1. L’historien n’hésite pas à afficher d’emblée des préjugés qu’il nomme une « conclusion anticipée » :
La peinture féminine ! … Disons tout de suite, en manière de conclusion anticipée (car il n’est pas déplaisant de mettre son lecteur dès le début en face d’une vérité afin qu’il puisse tout le long de l’étude vérifier votre opinion) – que cet art a toutes les séductions, et partant quelques-uns des défauts de la femme : il manque de profondeur, d’étendue, de poids, et selon M. Louis Réau, son horizon est assez borné.
Charles Oulmont renonce bien volontiers à la hiérarchie classique qui vouait le paysage et le portrait au bas de l’échelle des genres, mais il tient aux stéréotypes qui associent l’art féminin à la mollesse et à la mièvrerie. Tout au plus concède-t-il que cette fadeur des femmes peintres du xviiie siècle est celle de leur époque. Il a lu les brochures qui rendent compte des salons et présente sept femmes peintres dont 8la mémoire lui semble mériter d’être conservée : Rosalba Carriera, la Vénitienne venue à Paris et reçue à l’Académie royale de peinture en 1720, Élisabeth Vigée Le Brun et Adélaïde Labille Guiard, l’une et l’autre reçues à l’Académie en 1783, mais dont Charles Oulmont détaille complaisamment la rivalité, Anna Vallayer Coster qui constitue avec les deux précédentes « une manière de triumfeminat », Angelica Kauffmann l’Autrichienne qui préféra Londres à Paris, Marguerite Gérard, la belle-sœur de Fragonard, et Constance Mayer, la compagne de Prudhon. Charles Oulmont ajoute pour finir quelques noms parmi lesquels on note Anna Dorothea Therbusch l’Allemande qu’ont rendue célèbre ses relations avec Diderot. Soixante reproductions en noir et blanc accompagnent le texte et donnent au lecteur un aperçu de cette production. Il faut reconnaître au volume, malgré ses partis-pris, le mérite de constituer une école de peinture féminine du xviiie siècle.
Ces préjugés, près d’un siècle plus tard, nous commençons seulement à nous en débarrasser grâce aux nouvelles générations d’historiens et de littéraires, représentées dans le présent volume. Non sans mal ni sans combat. La mise au point des textes d’intervention au colloque du Louvre a coïncidé, dans une fin difficile de l’hiver 2019-2020, avec une cérémonie des césars particulièrement conflictuelle. Parmi les films en compétition, le Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma illustre de façon exemplaire la place des femmes dans la création et dans la mémoire de l’art. Il mérite qu’on y revienne. Nous sommes au xviiie siècle. Une artiste est convoquée dans une demeure seigneuriale, perdue au bord de la mer, pour faire le portait de la jeune fille de la maison, juste sortie du couvent. La toile est destinée au futur marié de la jeune fille, un Italien qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’imagine même pas. Elle doit être peinte secrètement sans deviner la manœuvre. Un premier artiste est venu qui a échoué à représenter cette jeune aristocrate réservée, plus lointaine que vraiment hautaine. Au dernier moment, il a effacé le visage qu’il aurait échoué à rendre, lui semblait-il. L’artiste qui le remplace est censée être une dame de compagnie, elle accompagne la jeune femme dans ses promenades le long de falaises impressionnantes et travaille en toute discrétion. Les dessins puis la peinture avancent dans le silence de la grande demeure vide. Le peintre et son modèle sont seuls, ou seules si la grammaire autorise la précision, seules avec une servante qui prépare les repas devant la cheminée. Une familiarité 9s’établit lentement entre les trois femmes, un « triumfeminat », disait Charles Oulmont. Sont ainsi bousculées les hiérarchies traditionnelles entre la jeune noble et ses employées, entre l’artiste et son modèle. Le gynécée transforme les relations, tandis que dans le village voisin les femmes aussi se réunissent, femmes de marins peut-être. Une reconnaissance mutuelle s’impose timidement. Le tableau ne sera plus seulement un portrait officiel pour le fiancé, payé par la mère.
Depuis Apelle et Campaspe, les peintres s’éprennent de leur modèle et la générosité d’Alexandre entérine un privilège de l’artiste, célébré à l’envi par les peintres du xviiie siècle, de Trevisani à Tiepolo, de Lagrenée à David2. Dans le Portrait de la jeune fille en feu, c’est une femme qui est devant le chevalet. C’est une autre femme qui apprend qu’elle doit être peinte et accepte de poser. Ce sont deux femmes qui apprennent à sourire et à aimer, tandis que la caméra décline les genres picturaux du siècle : nature morte sur la table de cuisine, clair-obscur à la chandelle, paysage de bord de mer, corps en émoi dans le fouillis d’un drap, sensualité du tissu qui est souvenir et promesse du plaisir. Des débats du temps se donnent à voir : motifs académiques contre peinture de plein air, portrait d’apparat contre portrait sur le vif, face figée contre visage souriant qui découvre les dents3. Campaspe n’est plus un objet qui se passe entre hommes. La parole se libère des règles sociales ; les jeunes femmes, la brune et la blonde, se découvrent une complicité amoureuse ; le peintre et son modèle, la peintre et sa modèle, inventent la réciprocité. À côté du grand portrait commandé, deux miniatures chuchotent la mémoire de leur liaison. La servante brode des fleurs, à l’image des sujets auxquels on voudrait limiter les femmes artistes. La jeune aristocrate se prénomme Héloïse bien sûr, mais le maître qui l’initie à la réflexion esthétique n’est pas Abélard, c’est une maîtresse. Les deux femmes lisent Ovide, discutent des enjeux philosophiques du mythe d’Orphée et Eurydice, posent la question du grand genre, la 10peinture d’histoire. L’éducation sentimentale est aussi ce que Schiller nomme une éducation esthétique. Les amantes apprennent à écouter leurs corps, mais les lectrices apprennent à dépasser la sensation. Céline Sciamma évite les pièges de l’actualisation et de l’anachronisme. Ces deux femmes de la fin du xviiie siècle, interprétées par Noémie Merlant et Adèle Haenel, n’échappent pas à leur temps. L’une partira en Italie épouser son fiancé, elle deviendra mère, se fera peindre avec son enfant par Élisabeth Vigée Le Brun. L’autre ouvrira une école de peinture pour les jeunes femmes, se lancera dans la grande peinture, mais exposera son Orphée et Eurydice au Salon sous le nom de son père. Il n’est question ni de la Révolution de 89 ni de la révolution de #metoo, de même que le gros temps qui fait tomber à l’eau un bagage dans la scène initiale de l’arrivée et qui fait bruire les vagues durant les promenades ne se change jamais en tempête à la Vernet. Le tragique est uniquement évoqué par le suicide d’une sœur aimée, précipitée de la falaise. Le pathétique s’actualise dans l’avortement de la servante chez une matrone du village, avortement qui peut devenir le sujet proprement féminin d’une œuvre d’art. Les deux femmes accèdent à la maturité et à une liberté morale. Héloïse devenue une grande dame de l’aristocratie ni Marianne une artiste relativement reconnue n’ont oublié le secret de leurs amours. L’une se fait représenter, avec sur les genoux le volume d’Ovide qui contient entre les pages le portrait de sa maîtresse et l’autre a fixé sur une toile le Portrait de la jeune fille en feu ; la jeune fille dont le bas de la robe prend feu est la métaphore d’un désir qui illumine l’obscurité. Autre déplacement métaphorique, d’un art à l’autre : la dernière scène se passe à l’opéra bien plus tard. Les amantes sont séparées, chacune est seule. On pouvait attendre l’Orphée et Eurydice de Gluck, mais c’est Vivaldi qu’on entend. L’intensité d’un amour est transmuée en jouissance esthétique. La discrétion du film, le brouhaha de la cérémonie des césars, les suggestions du passé et les revendications du présent, le bas d’une robe qui s’enflamme et les brasiers qu’on allume dans la rue sont le contexte de la réflexion sur les femmes artistes du xviiie siècle.
Me permettra-t-on de citer Diderot pour finir ? Il présente celle qu’il nomme Madame Therbouche avec un mélange de liberté et de limite qui est bien à lui. Il décrit aux lecteurs de la Correspondance littéraire le tableau qu’elle a donné au Salon de 1767, une peinture de genre, mais parle aussi du tableau mythologique qui lui a été refusé et qu’il a vu 11dans son atelier. Un homme, un verre à la main, éclairé par une bougie ne semble pas vraiment réussi à Diderot, mais il en reconnaît le mérite « pour une femme », « pour une femme » non pas à cause de quelque faiblesse propre à sa nature, mais parce qu’elle a dû se former seule :
Cela n’est pourtant pas sans mérite pour une femme. Les trois quarts des artistes de l’Académie n’en feraient pas autant. Elle est autodidacte ; et son faire, tout à fait heurté et mâle, le montre bien. Celle-ci a eu le courage d’appeler la nature, et de la regarder. Elle s’est dit à elle-même je veux peindre ; et elle se l’est bien dit. Elle a pris des notions justes de la pudeur. Elle s’est placée intrépidement devant le modèle nu. Elle n’a pas cru que le vice eût le privilège exclusif de déshabiller un homme4.
Marianne, la femme artiste du film de Céline Sciamma, rappelle l’interdit qui empêchait les femmes d’assister aux séances de dessin des écoles de peinture. Diderot, qui donnait des cours d’anatomie à sa fille, se réjouit que son amie allemande l’ait enfreint courageusement. Il ménage aussi compliments et critiques au tableau mythologique, refusé par les académiciens, un Jupiter métamorphosé en Pan, qui surprend Antiope endormie. Côté compliment, il reconnaît les qualités d’Antiope : « La figure était ensemble et de chair ; et c’est quelque chose que d’avoir mis une grande figure de femme nue ensemble ; c’est quelque chose que d’avoir fait de la chair. J’en connais plus d’un, bien fier de son talent, qui n’en ferait pas autant. » Mais, côté critique, le Jupiter et le petit Amour, figures masculines, manqueraient de noblesse ; aussi le critique comprend-il que la toile n’ait pas été admise à l’accrochage, dans une confusion entre jugement artistique et jugement moral : « tous me répondirent que le tableau était déshonnête, et j’entendis qu’ils le jugeaient mauvais. » À moins que ce soit l’inverse ? Le départ entre refus et acceptation de la norme sociale est subtil, mais Diderot sait superbement jouer sur cette norme lorsqu’il raconte ou invente une scène de pose chez l’artiste :
Lorsque la tête fut faite, il était question du cou, et le haut de mon vêtement le cachait, ce qui dépitait un peu l’artiste. Pour faire cesser ce dépit, je passai derrière un rideau, je me déshabillai, et je parus devant elle en modèle d’académie. « Je n’aurais pas osé vous le proposer, me dit-elle, mais vous avez bien fait, et je vous en remercie. » J’étais nu, mais tout nu5.
12L’interdit de la nudité masculine sous les yeux, sous le pinceau d’une femme est tranquillement transgressé et Diderot applaudit au résultat6. Alors que son portrait par Michel Van Loo lui paraît posé, artificiel, maniéré, le philosophe est enchanté par celui qu’a donné Anna Dorothea Therbusch. Dans un costume moderne, Van Loo l’a féminisé, alors que Madame Therbouche, l’habillant ou plutôt le déshabillant à l’antique, l’a reconnu dans sa virilité :
Elle me peignait, et nous causions avec une simplicité et une innocence digne des premiers siècles. Comme, depuis le péché d’Adam, on ne commande pas à toutes les parties de son corps comme à son bras ; et qu’il y en a qui veulent quand le fils d’Adam ne veut pas, et qui ne veulent pas quand le fils d’Adam voudrait bien ; dans le cas de cet accident, je me serais rappelé le mot de Diogène au jeune lutteur : « Mon fils, ne crains rien ; je ne suis pas si méchant que celui-là. »
« Dignes des premiers âges », Anna Dorothea Therbusch et Denis Diderot appartiendraient-ils à l’ère d’après #metoo ?
Michel Delon
1 Jérôme Delaplanche, Le Goût de la grâce et du joli. La Collection Oulmont. Dessins, peintures et pastels du xviiie siècle, Épinal, 2007.
2 Générosité d’Alexandre ou plutôt largesse, aumône héroïque « que les rois ont accordée à ces mendiants ambitieux que sont les artistes » (Jean Starobinski, Largesse, Paris, RMN, 1994, p. 157). Thierry Laugée suit le motif au-delà du xviiie siècle, en comparant les toiles de David (Lille) et Charles Meynier (Rennes) (Figures du génie dans l’art français. 1802-1855, Paris, PUPS, 2015, p. 91-92). On peut ajouter la toile de Jérôme Martin Langlois (Toulouse), me fait remarquer Stéphane Pujol.
3 Voir Colin Jones, The Smile Revolution in Eighteenth Century Paris, Oxford, Oxford University Press, 2014.
4 Diderot, Ruines et paysages. Salon de 1767, Paris, Hermann, 1995, p. 370.
5 Ibid., p. 375.
6 Les misanthrophiles, imaginées par Révéroni Saint-Cyr, s’exercent, avec un succès inégal, à regarder des statues antiques et à dessiner des hommes nus sans la moindre émotion (Pauliska ou la perversité moderne, 1798, rééd. Paris, Desjonquères, 1991).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11041-5
- EAN : 9782406110415
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11041-5.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/04/2021
- Langue : Français
- Mots-clés : Littérature du xviiie siècle, histoire de l’art, art, études de genre, études cinématographiques