Introduction à la cinquième partie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Faire le deuil des mondes. Une ethnocritique de trois récits de Chateaubriand
- Pages : 341 à 342
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 131
- Série : Lire Chateaubriand, n° 9
Introduction
à la cinquième partie
Chateaubriand compose ses récits de fiction à partir des représentations de ses contemporains, représentations qu’il critique, voire qu’il met en procès. Le Nouveau Monde oscille, dans les représentations communes, entre l’Eden retrouvé et l’espace sauvage où une poignée d’Européens, arrachés aux corruptions du vieux continent, bâtiront leur Jérusalem terrestre. L’Andalousie, dans les représentations arabes, le « Paradis de Grenade », est considéré tantôt comme le jardin premier dont on fut chassé, tantôt comme la préfiguration de la récompense accordée aux élus après le Jugement. Cette tension dans les représentations religieuses entre deux jardins harmonieux (l’Eden et le Paradis) trouve, au siècle des Lumières, son pendant philosophique et séculier entre deux mondes parfaits et tout aussi mythiques : le mythe d’une harmonie naturelle primitive brisée par la création de la société, et le rêve d’une cité juste créée par la force de la raison devenue État. Chateaubriand donne à voir cette double tentation de la nostalgie désespérée pour un âge d’or révolu ou de la tentation utopiste, c’est-à-dire cette double postulation, la fuite en arrière ou la fuite en avant. Or les trois récits brefs qu’il rassemble en 1826 mettent en scène et en procès ces mythes passéistes (le mythe du Nouvel Éden, le mythe de l’âge d’or, le mythe de la Nature harmonieuse, le mythe arabo-andalou) autant que les grandes espérances philosophiques (l’expansion coloniale, la souveraineté populaire, la société sans classes). La création de mondes par la fiction et leur mise en récit à travers l’itinéraire de personnages mettent à l’essai ces spéculations mythico-philosophiques qui structurent les représentations d’une génération éduquée dans l’ancien monde et bouleversée par les révolutions successives depuis 1789.
L’utopie est un monde fictif, un univers réglé par des règles immuables qui contribuent à en faire une société parfaite. Si pour toute une tradition 342philosophique, la tentation de toutes les utopies est de construire un monde totalitaire1, l’anthropologue François Laplantine, dans une approche ethnopsychiatrique, considère l’utopie comme l’une des trois « voix de l’imaginaire2 ». Ainsi nous envisagerons l’utopie chez Chateaubriand comme une autre voix (ou voie) de l’imaginaire, en écho à la « possession » et au « messianisme ». La « possession » (ou la transe) est présente dans Atala lors de la description du rite chamanique qui est, comme nous avons voulu le montrer, une clef d’entrée dans le monde de la fiction. L’utopie de Chateaubriand n’est donc pas à envisager, selon nous, comme la rêverie d’un esprit en quête d’un monde parfait, mais comme une autre modalité du déploiement de l’univers de la fiction. Cette « voix » utopique apporte une nette modification de l’écriture du roman ; la « voie » de l’utopie conduit également à un monde très différent de ceux rencontrés jusqu’alors, mais éclaire le sens des principaux épisodes précédents : celui de la colonie espagnole de Saint-Augustin, celui du Grand Village des Muscogulges, celui de la traversée des grands espaces sauvages où affleurent de mystérieuses ruines.
Le mythe de l’âge d’or andalou auquel se confronte Chateaubriand est un espace imaginaire où se mêlent des fantasmes et des projections politiques que le texte entend réduire. Le mythe d’une société harmonieuse, le mythe d’une société tolérante ou le mythe d’une société barbare et cruelle : le récit va à l’encontre de ces clichés et fait de Grenade un monde à part entière, le creuset des civilisations mais aussi un espace de réflexion sur la cause universelle de la fin des mondes.
1 Citons François Furet (L’Avenir d’une illusion) ouHans Jonas (Le Principe responsabilité), pour qui l’utopie est essentiellement chimérique et dangereuse. L’écrivain Gilles Lapouge identifie dans la volonté d’établir une « société sans contradiction » et « transparente » la « très grande faute de l’esprit utopique ». (Utopie et Civilisation, Paris, Albin Michel, 1991, p. 277). Le danger principal de l’utopie n’est pas, dans cette perspective, la « terreur » qu’elle réclamerait comme moyen de sa réalisation, mais le projet de paix qu’elle propose.
2 François Laplantine, Les Trois Voix de l’Imaginaire : le Messianisme, la Possession et l’Utopie. Étude ethnopsychiatrique, Paris, Éditions Universitaires, coll. « Je », 1974.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-15793-9
- EAN : 9782406157939
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15793-9.p.0341
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/12/2023
- Langue : Français