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Extrait - Cahiers de mémoire, Kigali, 2019


VOUS ÊTES PARTIS SANS LAISSER NI TRACES NI PHOTOS
de Rutaganda Gilbert

« En 1990, les Inkotanyi du FPR ont fait une incursion militaire dans le nord du pays, réclamant leur droit au retour. J’étais dans mon village de Kanzenze. Le matin du 5 octobre, nous avons entendu à la radio une information selon laquelle les Inyenzi étaient arrivés dans la capitale Kigali, d’où ils avaient aussitôt été chassés par l’armée nationale. L’ordre a été donné à tout le monde de rester chez soi et de ne pas sortir.

Dans le Bugesera, les tueries ont commencé. Les Hutu tuaient les Tutsi et incendiaient leurs maisons. Nous observions le désastre qui se déroulait sur les collines de Kayumba et de Karambi et progressait en direction de Kanzenze, passant par le lieu-dit Arete. Cette violence généralisée a été orchestrée et lancée par le bourgmestre de la commune de Kanzenze, Rwambuka Fidèle, membre du parti unique au pouvoir, le MRND. Face à cette violence, certains Tutsi ont fui vers le centre commercial de Nyamata pour trouver refuge dans l’enceinte de l’organisation d’une Italienne, nommée Tonia Locatelli. Très rapidement, les tueurs ont décidé de couper l’eau pour nuire à l’accueil des réfugiés. L’assassinat de cette femme qui avait tenté de leur sauver la vie n’a pas tardé. Les massacres se sont poursuivis de plus en plus durement. Ils se sont rapprochés de Kanzenze. Plusieurs voisins, dont les maisons étaient en flammes, se sont enfuis. J’ai pris la décision d’aller à Kigali, où j’espérais être plus en sécurité.

À l’époque pour quitter une commune et se diriger vers une autre, il fallait obtenir un laissez-passer que l’administration renâclait à délivrer aux Tutsi, soi-disant parce que les bénéficiaires allaient en profiter pour rejoindre les rangs des Inkotanyi du FPR. Je suis parti. J’ai pris la route de Kigali à pied.

Je m’étais débarrassé de ma pièce d’état civil qu’on appelait Indangamuntu en la jetant au fond des latrines parce qu’elle risquait de me conduire à la mort. Puis, j’étais allé me présenter à l’autorité locale pour demander une attestation de perte. Je savais que l’ethnie ne serait pas mentionnée et que seuls figureraient mon nom et mon lieu d’origine. Arrivé à la barrière située à la périphérie de Kanzenze, les soldats gouvernementaux m’ont ordonné de m’arrêter, de m’asseoir par terre et de présenter ma carte d’identité. J’ai tendu mon attestation de perte. Ils ont vu que j’étais originaire de Kanzenze. Une rumeur circulait selon laquelle les Tutsi du Bugesera en général et de Kanzenze en particulier se rendaient en nombre dans la zone occupée par les Inkotanyi, pour leur apporter du renfort et se faire recruter comme combattants. Les soldats m’ont observé un moment. Puis ils m’ont interrogé en m’ordonnant de parler des Inyenzi, c’est-à-dire du FPR. Je leur ai dit que j’ignorais tout des Inyenzi, à l’exception des informations diffusées à la radio que tout le monde connaissait. Nous étions en surplomb de la rivière Nyabarongo, qui sépare le Bugesera de Kicukiro. Je redoutais que les chefs de la barrière où je me trouvais immobilisé me jettent dans le fleuve. Je leur ai menti pour justifier mon déplacement. J’ai dit que j’étais malade, que je me rendais à Gahanga de l’autre côté du cours d’eau pour me faire soigner. Par chance ils m’ont cru et m’ont laissé continuer ma route. J’ai avancé à grandes enjambées, j’ai traversé la rivière. Parvenu au centre commercial de Gahanga, j’ai tourné vers la gauche pour quitter la grand’route sur laquelle je risquais de trouver d’autres barrières. Je connaissais bien ce chemin qui était un raccourci et j’ai atteint le versant de Kicukiro, avant d’arriver à Gikondo. De là, je suis descendu rapidement et je suis parvenu à Nyamirambo, ma destination. [...] »

* Référence ouvrage : Cahiers de mémoire, Kigali, 2019. Directeur d'ouvrage: Florence Prudhomme