Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Extension du domaine de la thermodynamique. Anatomie d'une controverse
- Pages : 9 à 11
- Collection : Philosophies contemporaines, n° 25
Préface
En 1979, le physico-chimiste Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie, collabora avec une jeune doctorante en philosophie, Isabelle Stengers, pour écrire l’un des livres scientifiques les plus originaux, les plus controversés et les plus passionnants de la décennie : La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science. Ce livre combinait les travaux de Prigogine sur la thermodynamique hors d’équilibre et le développement fécond par Stengers d’une nouvelle épistémologie fondée sur les travaux de Gilles Deleuze et d’Alfred North Whitehead. Les prétentions de l’ouvrage étaient fortes : une nouvelle façon de comprendre la flèche du temps, un changement profond de la manière d’appréhender l’articulation entre les mondes microscopique et macroscopique de la physique, une vision originale proposant de fonder une nouvelle philosophie sur l’apparition de structures ordonnées à l’échelle macroscopique. Les auteurs proposaient une histoire des sciences radicalement révisée, qui qualifiait de « moderne » la physique newtonienne, prolongée par la relativité et la mécanique quantique, mais diagnostiquait une authentique défaite de cette physique classique/moderne/déterministe sous les traits anti-déterministes des travaux de Prigogine lui-même. Selon eux, ces derniers développements constituaient même le soubassement d’une relation fondamentalement nouvelle entre les humains et la nature.
Emanuel Bertrand, physicien et historien des sciences, a écrit, avec Extension du domaine de la thermodynamique, une histoire remarquable du livre exceptionnel de Prigogine et Stengers. Il s’agit en partie, comme le lecteur s’en apercevra, d’un récit historique et biographique de cette collaboration fructueuse entre un physicien et une philosophe. À l’aide de documents de l’époque, complétés par une histoire orale, il retrace leur travail en commun, non seulement leurs réussites mais aussi la mise à l’écart implicite et parfois douloureuse d’Isabelle Stengers, qui s’efforçait pourtant de tenir la place d’auteure à part entière qu’elle méritait sans le moindre doute possible. Il s’agit aussi d’une histoire de 10la réception, d’un compte rendu de l’accueil particulièrement contrasté qui fut réservé à La Nouvelle Alliance. Certains, Bertrand le montre bien, ont célébré la publication de ce livre comme un évènement de première importance. Ce fut notamment le cas dans une longue critique parue dans Le Monde sous la plume de l’éminent philosophe Michel Serres, qui présentait l’ouvrage comme une réussite historique et se demandait : « Le vingtième siècle est-il né, enfin ? » D’autres ont dénoncé ce même livre par des charges verbales violentes. Il était, selon ces critiques acerbes, insuffisamment clair comme ouvrage de vulgarisation, déficient dans son argumentation épistémologique, et prétentieux à propos de la flèche du temps, dans la mesure où Ludwig Boltzmann aurait déjà « résolu » ce problème cent ans plus tôt. Certains pensaient que les scientifiques ne devaient pas s’aventurer en territoire philosophique, d’autres que les philosophes devaient se garder de toute revendication scientifique. Face à un tel best-seller, des intellectuels issus de toutes les disciplines ont estimé qu’il était de leur devoir de peser dans cette controverse.
En suivant ces allégations et ces débats sur une quarantaine d’années, Bertrand évoque une époque de la vie intellectuelle française où les controverses scientifiques et philosophiques pouvaient faire la une des journaux. La thermodynamique de non-équilibre est-elle à l’avant-garde d’une nouvelle articulation entre la raison et la nature ? Les plus petites échelles de la matière sont-elles caractérisées par l’indéterminisme plutôt que par le déterminisme ? Bien que le livre de Prigogine et Stengers ait été très apprécié par les lecteurs férus de sciences aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, il ne s’y est absolument pas intégré aux enjeux plus larges de l’histoire culturelle, comme ce fut le cas dans l’hexagone. Bertrand analyse même avec précision les changements opérés dans le texte à l’occasion de sa traduction. Lorsque le livre est passé du français à l’anglais, il a non seulement perdu son titre à la forte connotation biblique (devenant alors Order Out of Chaos : Man’s New Dialogue with Nature), mais il a également bouleversé la cartographie de ses références bibliographiques, par exemple en réduisant considérablement les évocations de Deleuze et de Serres, ou en éliminant entièrement toute allusion à Vladimir Ilitch Lénine.
Mais Extension du domaine de la thermodynamique ne se limite pas aux controverses scientifiques et philosophiques qui ont tourbillonné autour de La Nouvelle Alliance. Bien qu’il se concentre avec une précision 11chirurgicale sur l’ouvrage en question, il évoque finalement une vaste histoire intellectuelle de la place culturelle des sciences dans les années 1980 et 1990. Le lecteur y trouvera des développements sur les mouvements d’idées de l’époque, de l’essor des Science Studies aux premières études d’anthropologie de laboratoire de Bruno Latour. L’ouvrage synthétise aussi les débats entre scientifiques du milieu et de la fin du xxe siècle à propos de la nature du réel – entre l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique et ses opposants. Il raconte enfin la féroce « guerre des sciences » du milieu des années 1990, une bataille culturelle, des deux côtés de l’Atlantique, autour de l’autorité des sciences, de la philosophie, de la sociologie et des études littéraires.
Bien que La Nouvelle Alliance ne joue plus tout à fait le rôle qu’elle a joué au cours de ces premières décennies, Emanuel Bertrand se sert de l’analyse de cet ouvrage pour saisir une époque, dans son livre détaillé et évocateur. Il nous donne à voir ici un monde où la science était encore triomphante, mais où se développait simultanément une profonde anxiété à l’égard des sciences et des technologies. Déterminisme et indéterminisme, chaos et ordre, réalisme et positivisme, vie et mécanisme – ces vagues de controverses ont déferlé sur les rivages culturels, lancées par de profonds tremblements de terre, dans une société inquiète de la promesse d’un monde bien ordonné.
Peter Galison
Harvard University
16 janvier 2023
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-14786-2
- EAN : 9782406147862
- ISSN : 2427-8092
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14786-2.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 28/06/2023
- Langue : Français