Chaîne logistique et économie circulaire Trois piliers pour mieux comprendre les pratiques
- Type de publication : Article de revue
- Revue : European Review of Service Economics and Management Revue européenne d’économie et management des services
2019 – 1, n° 7. varia - Auteurs : Dari (Laetitia), Paché (Gilles)
- Pages : 151 à 165
- Revue : Revue Européenne d’Économie et Management des Services
Chaîne logistique
et économie circulaire
Trois piliers pour mieux comprendre les pratiques
Laetitia Dari
Gilles Paché 1
CRET-LOG, Aix Marseille Université
Introduction
Le chêne liège fait partie d’un patrimoine local, cultivé et exploité depuis l’Antiquité. Néanmoins, depuis les années 1950, les activités liées au liège ont été progressivement abandonnées (Dari et Paché, 2015). L’essor des activités tertiaires a eu incontestablement des répercussions négatives sur les activités forestières, et le liège n’est quasiment plus exploité dans de nombreux pays par réduction des débouchés et manque de main-d’œuvre, compte tenu de la pénibilité du travail et de la faible rentabilité de l’activité. L’apparition de nouvelles matières premières issues de la pétrochimie, plus rentables et plus faciles à produire, ont achevé de mettre à mal la filière depuis des décennies, le liège ayant ainsi été délaissé au profit d’autres matériaux, moins coûteux et plus polluants. Depuis une dizaine d’années, force est de reconnaître que des services de support (organismes et associations régionales) tentent toutefois de réaménager les suberaies, autrement dit les forêts de chênes liège, et de relancer une dynamique dans le secteur par des projets collectifs.
La nécessité pour les entreprises de la filière de s’inscrire dans une ligne de conduite plus responsable en matière environnementale nous amène 152à penser que le liège pourrait devenir pour elles un atout. Écologique et durable, le liège correspond aux attentes d’une société plus soucieuse de son environnement et de sa consommation raisonnée. Le développement des activités qui y sont liées sont donc en adéquation avec les attentes du marché. À travers le courant actuel de l’économie circulaire, nous souhaitons indiquer dans quelle mesure ce matériau naturellement noble peut constituer, pour la chaîne logistique, une source de compétitivité. Il s’agit ici d’analyser les différents niveaux d’application d’une démarche d’économie circulaire à partir d’une identification de trois piliers, en procédant à un état des lieux de ses enjeux, puis en nous intéressant, à partir d’une recherche de terrain menée en France sur la filière liège, à la manière dont les acteurs peuvent s’emparer de ladite démarche pour initier une organisation économique plus durable.
1. Enjeux de l ’ économie circulaire
Selon le Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie, l’économie circulaire peut être définie comme un concept économique qui s’inscrit dans le cadre du développement durable et dont l’objectif est de produire des biens et des services tout en limitant la consommation et le gaspillage des matières premières, de l’eau et des sources d’énergies. En France, le Grenelle de l’Environnement, la Loi no 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, ainsi que les nombreuses initiatives menées par divers acteurs (État, monde associatif, entreprises), conduisent à une refonte des modèles de pensée. L’Institut de l’Économie Circulaire met ainsi en évidence que « l’économie circulaire, en s’inspirant du fonctionnement des écosystèmes naturels, prouve déjà que l’efficience de l’utilisation des ressources créée à la fois de la valeur économique, sociale et environnementale ». Ces trois dimensions suscitent une mutation profonde dans la gestion de leurs activités par les entreprises, qui passent d’une économie dite linéaire, dans laquelle le gaspillage reste une problématique importante, à une économie circulaire, centrée sur l’optimisation des ressources par un recyclage systématique. Développée à partir des années 1970, le concept 153d’économie circulaire se fonde sur différents courants de pensée que le Tableau 1 synthétise.
Tab. 1 – Les écoles de pensée aux sources de l’économie circulaire.
Économie régénérative |
Concept développé par John T. Lyle dans les années 1970 décrivant des processus qui visent à restaurer, renouveler ou revitaliser l’énergie et les matières nécessaires à la production. |
Économie de la performance |
Walter Stahel a développé en 1976 les principes d’une économie fonctionnant en circuit fermé, et son impact sur l’économie et la prévention des déchets. |
Cradle to cradle |
Concept développé à l’origine par Walter Stahel, Michael Braungart a prolongé ces recherches sur le concept de cradle to cradle (du berceau au berceau). Le concept sépare les matériaux en deux catégories : les nutriments techniques et les nutriments biologiques. Le principe est d’éliminer les déchets, d’utiliser des énergies renouvelables, et de concevoir des produits pouvant être réutilisés. |
Écologie industrielle |
Approche systémique selon laquelle les entreprises font partie d’un écosystème industriel dans lequel les déchets des uns peuvent être réutilisés par les autres. Les processus sont pensés à une échelle locale mais également selon leurs répercussions à un niveau plus global. |
Biomimétisme |
Janine Benyus définit le biomimétisme comme « une nouvelle discipline qui étudie les meilleures idées de la nature, s’inspire de ses techniques et procédés pour résoudre des problèmes humains ». Selon elle, les solutions se trouvent dans la nature (exemple : créer une cellule photovoltaïque en étudiant une feuille de végétaux). |
Économie bleue |
Gunter Pauli a réuni des études de cas dans un rapport remis au Club de Rome. Comme le spécifie son manifeste, « en utilisant les ressources disponibles dans des systèmes en cascade (…), les déchets d’un produit deviennent des intrants pour créer une nouvelle source de profit ». Selon lui, les solutions à envisager en matière de développement durable doivent se développer au travers de l’environnement local et de ses caractéristiques. |
Source : Fondation Ellen Mac Arthur.
1541.1 Associer au produit une logistique à rebours
La notion d’économie circulaire permet aux entreprises d’avoir une vision systémique et de pouvoir mettre en place des solutions durables pour assurer la pérennité de leurs activités. La notion de territoire y apparaît comme un élément clé (Lazzeri et al., 2017). Pour assurer les conditions favorables au développement vertueux d’une activité, il est en effet nécessaire de développer un fort ancrage géographique. Le déploiement d’activités dans le cadre du développement durable requiert de la part des entreprises de trouver des solutions locales afin de réduire les effets négatifs en matière d’approvisionnement, de ressources et de gestion des déchets, tout particulièrement pour éviter des transports de longue distance écologiquement coûteux, ce qui correspond à l’une des lectures de la logistique selon le prisme de l’économie des services, en complément des approches traditionnelles sur la servuction (Zaroual et Blanquart, 2017 ; Pellegrin-Romeggio, 2019). La recherche de partenaires proches géographiquement permet ainsi de développer des synergies nouvelles et d’envisager des solutions plus respectueuses de l’environnement d’un point de vue économique, écologique et social.
Selon l’Institut de l’Économie Circulaire, l’intérêt de la démarche est de créer des « boucles de valorisation positives » dont l’objectif est d’envisager une production soucieuse des ressources et des énergies utilisées, et en se posant la question de la gestion des déchets entendue comme service logistique orienté vers le recyclage et la réutilisation, synthétisés parfois sous la notion de « logistique à rebours » (Beaulieu et al., 2015). Dans cette perspective, les modalités de cycle de vie du produit ne sont pas les mêmes que dans le cadre de l’économie linéaire, et un produit peut avoir plusieurs vies en y associant de manière efficace des prestataires de services spécialisés chargés de la logistique à rebours. Les démarches d’écoconception prennent par ailleurs en compte le produit tout au long de sa durée de vie et permettent d’anticiper ses différents niveaux d’utilisation. Dans ces conditions, leur durabilité sera plus importante et l’obsolescence programmée n’est plus déterminante dans la création de valeur. Désormais, le produit doit pouvoir se réparer, être de nouveau réutilisé, voire servir à un tout autre usage (Weetman, 2016). Cette nouvelle manière d’envisager la fabrication d’un produit associé à un service de logistique à rebours nécessite aussi des changements du point 155de vue du consommateur final, comme le notent Adoue et Georgeault (2014) en référence aux travaux sur l’économie de la fonctionnalité. L’enjeu de l’économie circulaire à ce niveau est de percevoir la valeur d’un produit dans sa fonction et son utilité servicielle. Le produit n’est donc plus seulement commercialisé pour ce qu’il est mais pour l’usage que le consommateur en fera (consommation d’occasion, réparation d’un bien, mutualisation des ressources, etc.).
1.2 Identification des trois piliers de l ’ économie circulaire
Traditionnellement, l’économie circulaire se fonde sur trois principes majeurs, résumés dans la Figure 1 : (1) la gestion des déchets ; (2) l’offre et les acteurs économiques ; et (3) la demande et le comportement du consommateur. La gestion des déchets occupe habituellement une place centrale dans la mesure où l’objectif de l’économie circulaire est de s’assurer que les ressources naturelles soient préservées, voire, dans certains cas, de les restaurer grâce à la mise en œuvre de services adaptés en matière de logistique à rebours (Adoue et Georgeault, 2014 ; Bohas, 2019). Une telle démarche s’inscrit dans le cadre d’un axe important de l’économie circulaire : le recyclage (Geissdoerfer et al., 2017). Il peut passer par l’utilisation des déchets de matières premières pour fabriquer des produits similaires ou nouveaux.
Fig. 1 – Les trois piliers de l’économie circulaire.
Source : D’après l’ADEME et la Fondation Ellen Mac Arthur.
Le deuxième pilier de l’économie circulaire s’intéresse aux acteurs économiques et à leurs offres. Il s’articule autour de quatre axes de travail : (1) l’approvisionnement durable ; (2) l’écoconception ; (3) l’écologie industrielle et territoriale ; et (4) l’économie de la fonctionnalité. L’approvisionnement durable consiste à exploiter efficacement les ressources en limitant les déchets et leurs impacts environnementaux, tandis que l’écoconception s’inscrit dans « une approche préventive des problèmes d’environnement. Elle est centrée sur le produit et se caractérise par une démarche multi-étapes, multicritères et multi-acteurs » (Commissariat Général au Développement Durable [CGDD], 2013, p. 3). Dans cette perspective, l’écoconception est, selon l’AFNOR, une approche globale qui tient compte de l’environnement dans la conception du produit afin d’en réduire les impacts négatifs. L’écologie industrielle et territoriale, quant à elle, vise à optimiser les ressources et les énergies entre acteurs d’un même territoire. Il s’agit de développer des relations inter-entreprises autour d’échanges, de retours d’expériences et de mutualisation de moyens. Enfin, l’économie de la fonctionnalité a pour principal enjeu de commercialiser un produit selon les usages que le consommateur en fera : le produit n’est pas envisagé comme entité désincarné, mais plutôt en fonction de la manière dont il sera utilisé, en bref du service qu’il rend au consommateur.
Le troisième pilier de l’économie circulaire se fonde sur le comportement du consommateur et s’articule autour de deux axes : (1) la consommation responsable ; et (2) l’allongement volontaire de la durée d’usage du produit (Robert et al., 2014). Il s’agit de créer un système vertueux et efficace d’usage parcimonieux de ressources non renouvelables par la prise de conscience citoyenne de leur rareté, ressources dont il s’agit de prolonger l’utilisation en y associant une logistique à rebours efficace dans une perspective de produit/service en boucles récursives. Le consommateur, à la fois dernier maillon de la chaîne logistique (traditionnelle) et premier maillon de la chaîne logistique (à rebours), est ainsi intégré à une démarche durable par sa consommation responsable (achat, utilisation, consommation collaborative), et par le prolongement de la durée de vie des produits (réparation, réemploi avec remise en circuit du produit sur le marché de l’occasion, réutilisation des produits jetés qui peuvent être réparés ou démontés). Ceci implique que le consommateur accorde une valeur élevée au produit remanufacturé, ce qui reste encore aujourd’hui un défi majeur (Hazen et al., 2017).
1572. Présentation de la filière liège
et méthodologie de la recherche
Le chêne liège (Quercus Suber L.) fait partie de la famille des fagacées et se trouve essentiellement en Méditerranée. Il existe 2,2 millions d’hectares de suberaies dans le monde pour 360 000 tonnes de liège produites par an (APCOR [Association Portugaise du Liège], 2006). La filière vit au rythme lent de la pousse de l’écorce de l’arbre. Ainsi, d’après Normandin (1980), il faut attendre 25 ans avant que l’arbre puisse produire du liège (70 cm à 1,30 m de circonférence). Lors de la première récolte est prélevé ce que l’on appelle le liège mâle, utilisé dans la fabrication d’agglomérés, notamment pour des matériaux isolants (bâtiment, industrie aérospatiale, etc.). Il faut ensuite attendre entre 9 et 12 ans après une levée pour récolter de nouveau du liège, soit environ 16 récoltes dans la vie de l’arbre qui peut atteindre 150-200 ans (Office National des Forêts [ONF], 2011). Sur ces autres levées, le liège dit femelle, la matière première la plus rentable et à forte valeur ajoutée pour les industriels, pourra servir de liège bouchonnable. Dans ces conditions, l’économie linéaire telle qu’elle est envisagée n’est pas adaptée à la filière. Cette dernière doit trouver une autre manière d’envisager son fonctionnement, et les tendances en matière d’économie circulaire semblent plus appropriées.
Pour identifier ces tendances, une recherche de nature qualitative, basée sur des études de cas, a été conduite. Elle a pour objectif principal de faire ressortir les éléments permettant de relancer la filière liège, notamment à travers le rôle joué par certains acteurs tiers qui assument des services de support au service des entreprises (Dari, 2013 ; Dari et Paché, 2015). L’investigation s’appuie sur une série de 36 entretiens, complétés par des notes prises durant les entretiens, mais également par un ensemble de données secondaires fournies par les répondants (propriétaires forestiers, leveurs de liège, industriels, revendeurs et organismes professionnels). Les entretiens ont fait ressortir des projets en matière d’innovation et de développement durable pour lesquels une analyse plus poussée paraît intéressante. Ces projets semblent en effet être des éléments favorisant la relance de la filière, voire des conditions essentielles pour assurer 158sa croissance à long terme, dans une réelle économie des services aux entreprises. Ils se fondent sur les caractéristiques intrinsèques du liège, telles qu’indiquées dans l’encadré 1, pour développer des solutions innovantes en lien direct avec le développement durable et les piliers de l’économie circulaire.
1. Principales caractéristiques du liège
Dom Pérignon (1688) a été le premier à utiliser cette matière première pour boucher le champagne. Si les bouchons représentent le principal débouché du liège, il existe de nombreuses autres applications (isolants, habillement, décoration, design, luxe, etc.). Le liège, de par sa composition, dispose en effet de nombreuses qualités qui font de lui un produit naturel unique (imperméable, imputrescible, autoextinguible, isolant thermique et phonique, léger).
Les propriétés du liège sont multiples. Tout d’abord, il s’agit d’un matériau léger : 0,16 gramme par cm3 (un bouchon contient environ 89,7 % d’air ou de gaz similaires). Le liège est aussi élastique et compressible : les déformations subies par le liège ne sont pas permanentes et le retour d’un produit en liège à sa forme initiale se fait instantanément à 85 %. L’imperméabilité du liège a également été prouvée : composé de substances grasses (subérine et cérine), il ne peut absorber que 20 % d’eau. Il s’agit de plus d’un bon isolant thermique (son coefficient thermique est compris entre 0,035 et 0,042) et phonique. Le liège est un très mauvais combustible car il a besoin de beaucoup d’oxygène pour brûler. Il carbonise en surface mais les substances grasses qui le composent empêchent la propagation du feu et ne dégage pas de gaz toxiques. Il est peu propice aux attaques des insectes et rongeurs. Enfin, le liège est un matériau durable compte tenu de sa forte résistance à l’usure (plongé dans de l’azote, il ne perd ni son élasticité, ni sa cohésion).
Dans ces conditions, les applications du liège sont diverses. Le débouché principal reste les bouchons. Mais il est également utilisé dans d’autres produits (dalles de sols, revêtements muraux, isolant thermique et acoustique sous forme de panneaux ou de granulats). Il reste un matériau intéressant dans le secteur du bâtiment, notamment de par son efficacité (granulats pour les murs ou toitures, enduit isolants à base de chaux, cylinblocs, etc.), et pour son caractère écologique (les panneaux de liège agglomérés sont sans additifs et s’agglomèrent entre eux sous l’effet de la vapeur et de la pression grâce à la résine du liège).
Source : D’après le site http://www.amorimfrance.fr/ (consulté le 22 novembre 2018).
3. Pratiques émergentes d ’ économie circulaire
dans la filière du liège
Les qualités intrinsèques du liège en font un matériau naturel unique aux multiples utilisations. Elles permettent un large champ d’application en matière d’énergie, d’écoconception, de recyclage et de traitement des rebuts. Les processus productifs des produits à base de liège sont, quant à eux, économes en consommation d’énergie et en produits chimiques. De plus, le faible impact en matière de logistique, de la récolte jusqu’à l’utilisation (empreinte carbone faible, proximité des lieux de récolte, production et consommation, etc.), confère au liège d’autres atouts au niveau de la démarche de développement durable. À travers le cadre d’analyse des trois piliers de l’économie circulaire, nous proposons une lecture des pratiques constatées dans la filière du liège en France.
3.1 Gestion des déchets
Le premier axe est largement développé par les acteurs de la filière liège, et cela à deux niveaux principaux. Le premier niveau est celui du recyclage des rebuts de production. Les plaques de liège dans lesquelles les bouchons ont été tubés sont broyées pour en faire des granulés de liège. Ces granulés serviront pour fabriquer des bouchons agglomérés, de l’isolant, et des objets divers (tourisme, décoration, etc.). Par conséquent, toute la matière première peut être intégrée dans les processus productifs sans aucune perte. Dans le cadre d’un projet expérimental de valorisation énergétique menée par une entreprise varoise (Melior), la poussière du liège, issue de la production de ces produits, est également en train d’être utilisée comme biomasse dans le processus industriel. Le second niveau est celui du recyclage des produits finis. Le liège étant pratiquement inaltérable, il peut être réutilisé quasiment à l’infini. Ceci concerne principalement les bouchons, récupérés dans différents points de collecte par des associations, et ensuite broyés pour notamment fabriquer des matériaux isolants.
1603.2 Offres et acteurs économiques
Le deuxième axe est principalement lié à la nature du produit en tant que matière première renouvelable, végétale et non polluante. L’arbre produit en effet 2,5 à quatre fois plus de liège s’il est exploité (APCOR, 2006). Ceci permet d’avoir des volumes de production plus élevés sur des suberaies entretenues. Par ailleurs, les arbres fixent le CO2, ce qui en fait un atout majeur en matière environnementale. Cet axe tient compte de l’environnement dans la conception du produit. Tout d’abord, de par la nature du produit, les activités liées au liège produisent moins de CO2 que les autres industries. Les activités ont en effet une faible consommation d’énergie car, sur une production moyenne de 1 000 bouchons, le liège consommera 25 m3 d’eau (contre 41 m3 pour le plastique), 100 mj d’énergie non renouvelable (contre 625 mj pour le plastique) et émettra 5 g de CO2 (contre 16 g pour le plastique). De plus, comme nous l’avons mentionné précédemment, des acteurs économiques commencent à utiliser la poussière de liège en biomasse pour s’alimenter en énergie, et diminuer ainsi davantage leur impact écologique.
Le liège dispose également d’un très bon bilan carbone lié à la nature végétale de la matière première. Le produit ne pouvant pas être transporté sur de longue distance, il consomme peu d’énergie grise (80 à 90 kWh/m3). En effet, le coût du service de transport est supérieur au coût du produit lui-même (léger et à faible valeur ajoutée) ; production et consommation restent donc très localisées. Enfin, l’émission de substances toxiques est quasiment inexistante. Les isolants en liège n’ont par exemple pas besoin de traitement chimique ; tout comme les produits à base de liège aggloméré (isolants, bouchons, tissus, etc.), ils sont la plupart du temps collés avec leur propre colle (la suberine du liège). Des projets développés par des industriels sont par ailleurs mis en place afin d’obtenir les produits les plus naturels possibles. L’entreprise DIAM, située dans les Pyrénées-Orientales, a ainsi créé un bouchon en liège biosourcé. Autrement dit, un produit 100 % naturel dans lequel les granulés de liège qui forment le bouchon sont collés entre eux par de la cire d’abeille.
En bref, il est clair qu’une volonté d’optimiser les ressources entre acteurs d’un même territoire voit pas à pas le jour dans la filière du liège. 161Nous pouvons y observer qu’un grand nombre de projets collectifs se développent, fondés sur l’optimisation et le réaménagement de l’espace forestier, mais également sur le développement d’activités innovantes. La filière a notamment mis en place dans le Var, à l’initiative de l’association Maures Bois Énergies, une plate-forme bois énergie. Ses objectifs, en tant qu’inducteur d’un service dynamique de support aux entreprises, sont d’assurer le développement des énergies renouvelables à partir du bois et d’en valoriser les produits. Lorsque l’arbre est coupé dans sa totalité, notamment pour faire des coupes sanitaires, des processus ont été mis en place pour séparer le liège du bois afin de pouvoir commercialiser les deux composantes (paillage pour l’aménagement paysager et bois de chauffage).
3.3 Demande et comportement du consommateur
Les problématiques liées à l’économie de la fonctionnalité, à la consommation responsable et à l’allongement de la durée d’usage du produit grâce à une logistique à rebours efficace sont fortement corrélées au consommateur final. Or, la difficulté majeure du secteur est de parvenir à sensibiliser le client à la question de la durabilité du liège. En effet, même si les tendances actuelles en matière de consommation sont fortement tournées vers des produits écologiques et naturels, il n’en demeure pas moins que les acteurs de la filière ne se focalisent pas suffisamment sur une telle thématique. Les acteurs à l’initiative des projets sont des forestiers qui n’ont pas toujours des profils de communicants ou de marketers. Par conséquent, même si les consommateurs se tournent de plus en plus vers des produits naturels, ils semblent avoir une méconnaissance du liège et de ses possibilités d’utilisation. Il n’existe donc pas, à ce jour, d’actions réellement développées en direction du consommateur. Nous pouvons néanmoins noter deux initiatives intéressantes.
Première initiative : des campagnes de communication à l’initiative de la Fédération Française des Syndicats du Liège et de l’APCOR ont été lancées en 2010. Partant du principe que près de 90 % des Français préfèrent les bouchons en liège, ces campagnes ont pour principal objectif de souligner visuellement les qualités réelles du bouchon par rapport à d’autres produits concurrents (bouchons en plastique, capsules à vis). Cette campagne a ainsi mis en avant cinq bouteilles de vin caractéristiques des régions viticoles françaises (Champagne, Alsace, Rhône, 162Provence et Bordeaux) bouchées de diverses manières (avec un canard en plastique, un bouchon de stylo, le fermoir d’une gourde, un boulon, un vaporisateur de parfum). L’enjeu de cette démarche était, bien au-delà du produit, de présenter les usages que le consommateur pouvait en faire et l’utilité réelle du bouchon, avec pour slogan : « Toujours imité, jamais égalé ».
Deuxième initiative : afin de créer une prise de conscience et intégrer le consommateur dans une démarche de consommation citoyenne, certains industriels, comme l’entreprise DIAM, ont développé des produits identitaires en jouant sur une stratégie de servitisation audacieuse avec l’affirmation de la consommation d’un territoire singulier, plus que la consommation d’un simple produit. L’entreprise commercialise ainsi auprès de domaines viticoles des bouchons estampillés aux couleurs de leur région : « Liège de Provence », « Liège des Pyrénées-Orientales », « Liège de Corse ». En jouant sur la fibre identitaire et sur l’ancrage géographique de la matière première utilisée, acheter un vin avec un « bouchon régional » se présente comme un acte responsable. L’idée est qu’à travers un tel achat, le consommateur puisse affirmer son appartenance à un territoire et à toutes les valeurs et traditions qu’il véhicule. On retrouve ici indirectement l’idée défendue par Furrer (1997) dès les années 1990 sur l’importance stratégique des services autour des produits pour positionner une offre et fidéliser ses clients.
Conclusion
Les approches en matière d’économie circulaire et de logistique à rebours permettent d’envisager des solutions globales, durables et écologiquement viables pour les entreprises (Lazzeri et al., 2017). L’exemple de la filière du liège en France en illustre les trois piliers : la gestion des déchets, les offres et les acteurs économiques, la demande et le comportement du consommateur. La filière du liège, de par la nature de son produit, mais également de par les initiatives qui y voient le jour en matière de service de support, est un terrain d’étude privilégié pour observer la transition d’une économie linéaire vers une économie 163circulaire. Il y apparaît clairement que les « jeux de territorialité » sont un élément indispensable à l’essor des pratiques d’économie circulaire. Des synergies vont pouvoir ainsi s’opérer à tous les niveaux de la filière (approvisionnement durable, écoconception des produits, utilisation des déchets, etc.), en intégrant des acteurs aux compétences et aux métiers complémentaires. Nul ne doute que le liège est un cas emblématique pour d’autres filières tentées par la mise en œuvre d’une circularité qui constitue, sans conteste, une manière radicalement nouvelle d’envisager l’articulation entre produit et service de logistique à rebours.
164Bibliographie
Adoue C., et Georgeault L. (2014), « Écologie industrielle, économie de la fonctionnalité, positionnements et perspectives communes », Développement Durable et Territoires, vol. 5, no 1, p. 1-10.
APCOR (Association Portugaise du Liège) (2006), Liège, Santa Maria de Lamas.
Beaulieu M., Martin R. et Landry S. (2015), « Logistique à rebours : un portrait nord-américain », Logistique & Management, vol. 23, no 4, p. 67-78.
Bohas A. (2019), « La gestion des DEEE en France : enjeux logistiques et durabilité », in Fabbe-Costes N. et Rouquet A. (Éds), La logistisation du monde : chroniques sur une révolution en cours, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, p. 209-212.
CGDD (Commissariat Général au Développement Durable) (2013), Tour d’horizon sur l’éco-conception des produits, Paris, Service de l’Économie, de l’Évaluation et de l’Intégration du Développement Durable.
Dari L. (2013), « Relancer une activité locale par les stratégies collectives : le cas de la filière liège en Corse », Revue Forestière Française, vol. 65, no 2, p. 183-200.
Dari L. et Paché G. (2015), « Tirer les leçons de l’échec d’une stratégie collective : la filière du liège en Corse », Économie Rurale, no 349-350, p. 101-123.
Furrer O. (1997), « Le rôle stratégique des services autour des produits », Revue Française de Gestion, no 113, p. 98-108.
Geissdoerfer M., Savaget P., Bocken N. et Hultink E. (2017), « The circular economy–A new sustainability paradigm ? », Journal of Cleaner Production, vol. 143, no 1, p. 757-768.
Hazen B., Mollenkopf D. et Wang Y. (2017), « Remanufacturing for the circular economy : an examination of consumer switching behavior », Business Strategy & the Environment, vol. 26, no 4, p. 451-464.
Lazzeri Y., Bonet Fernandez D., et Domeizel M. (Éds) (2017), Économie circulaire et territoires, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence & Presses Universitaires d’Aix-Marseille.
Normandin D. (1980), « L’économie du liège en France », Revue Forestière Française, vol. 32, no 1, p. 79-90.
ONF (Office National des Forêts) (2011), Schéma régional d’aménagement corse, Corte.
Pellegrin-Romeggio F. (2019), « Le rôle stratégique de la logistique dans les services », in Fabbe-Costes N. et Rouquet A. (Éds), La logistisation du monde : chroniques sur une révolution en cours, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, p. 59-62.
165Robert I., Binninger A.-S. et Ourahmoune N. (2014), « La consommation collaborative, le versant encore équivoque de l’économie de la fonctionnalité », Développement Durable et Territoires, vol. 5, no 1, p. 1-30.
Weetman C. (2016), A circular economy handbook for business and supply chains : repair, remake, redesign, rethink, Londres, Kogan Page.
Zaroual T. et Blanquart C. (2017), « Analyse des pratiques logistiques : la contribution de l’économie des services », Revue Européenne d’Économie et de Management des Services, 2017-2, no 4, p. 49-77.
1 Auteur correspondant. Email : gilles.pache@univ-amu.fr
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-09230-8
- EAN : 9782406092308
- ISSN : 2555-0284
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09230-8.p.0151
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/05/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Consommateur, économie circulaire, filière, gestion des déchets, liège, logistique à rebours