![Études digitales. 2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Popular practices and social reappropriation of technologies](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/EdgMS09b.png)
Popular practices and social reappropriation of technologies PiNG, an association-laboratory of digital cultures
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Author: Bellanger (Julien)
- Pages: 273 to 285
- Journal: Digital Studies
Pratiques populaires
et ré-appropriation sociale
des technologies
PiNG, une association-laboratoire des cultures numériques
Le numérique est partout : nous travaillons avec le numérique, communiquons avec le numérique, apprenons avec le numérique ; avec le numérique, nous faisons la guerre, des rencontres ou des affaires… La liste n’est pas prête d’être close, ni la ferveur avec laquelle nous soumettons nos activités, nos identités et nos vies à l’emprise du numérique. Il est peut-être temps de poser la question : où apprenons-nous à comprendre ces technologies numériques ? À les anticiper ? À les détourner ? À nous les approprier ? Cette question n’est rien d’autre que la question de ce que nous nommerons ici : les cultures numériques (…).
Cet extrait du manifeste co-écrit avec Alain Giffard en 20141 pose le socle sur lequel l’association PiNG articule actions et réflexions pour favoriser une appropriation sociale et culturelle des technologies.
PiNG ?
Basée à Nantes, l’association PiNG se déploie depuis 2004 sous plusieurs formes d’activités culturelles, artistiques, sociales. Tour à tour estampillée médialab, hackerspace ou fablab, l’association compte à ce jour 324 adhérents individuels, une équipe de 8 permanents et de nombreux partenaires associatifs ou institutionnels. L’objet social de la structure est a posteriori de dessiner un espace-temps pour partager des enjeux de société, créer des possibles d’appropriation sociale des 274technologies. Nos actions sont soutenues par des subventions publiques ou font l’objet d’appel à projets ou prestation de formation ou accompagnement. S’insérant dans la mise en œuvre de politique publique, nous naviguons au sein de l’écosystème économique du mouvement associatif français ; c’est-à-dire « l’économie au-delà du marché, la politique au-delà de l’État2 ». Assumant un rôle d’aiguillon de l’action publique, se heurtant parfois au cadre institutionnel, notre périmètre d’actions croise les questions d’utilité sociale, d’économie sociale et solidaire et des biens communs. Le positionnement de l’association est au cœur d’un triangle dont les sommets seraient l’association classique et son terreau de militants-bénévoles, l’association née de l’externalisation d’un service public et une structure d’aide à la maîtrise d’ouvrage, consultante pour les politiques publiques.
Ni association locale, ni issue du monde de la culture ni dans le réseau des lieux culturels, le positionnement de PiNG est singulier mais ancré dans l’histoire du secteur associatif. Cette ligne directrice est importante à l’heure où se déploient deux tendances éloignées de ces enjeux : fantasmes des startups d’un côté et retour d’une vision caritative et bénévole du monde associatif de l’autre…
Une certaine vision du numérique
Explorer, décrypter et questionner
Questionner le monde numérique dans lequel nous vivons et l’explorer ensemble avec la tête et les deux mains ! Telle est l’utopie que nous défendons.
Culture vraiment libre ?
Nous défendons, au-delà de l’usage des logiciels libres, une « culture libre » pour des raisons éthiques et pratiques ainsi que pour concilier activités durables et pédagogiques : si nous voulons ouvrir le capot des technologies (logiciel), encore faut-il avoir accès au moteur (code source). 275Cette démarche à présent appliquée au matériel électronique, au design d’objets ou à la transmission des savoirs, croise des problématiques politiques, économiques, écologiques fortes (propriété industrielle, brevets…) et plus larges.
Pour que les personnes puissent exercer leurs compétences en termes de programmation et d’électronique, il est nécessaire de disposer de matériels et de logiciels libres, sans quoi les dispositifs numériques nous entourant demeurent des boîtes noires dont il est impossible de comprendre les rouages. De la même façon que les livres sont lisibles lorsqu’ils sont ouverts, les machines doivent elles aussi être ouvertes, afin que tout un chacun puisse lire le code qui les constitue, mais aussi le modifier, l’améliorer, le partager. C’est ce que nous nommons Culture libre.
Notre/nos environnements(s)
Poser les enjeux environnementaux de l’impact des technologies fait aussi partie, de notre point de vue, d’une posture réflexive et critique sur ces innovations technologiques. La notion d’obsolescence des produits technologiques est reconnue. Celle-ci prend plusieurs formes : obsolescence technique, obsolescence psychologique, obsolescence planifiée. Cette obsolescence des produits technologiques engage une nocivité évidente sur l’environnement (raréfaction des ressources, pollution due à la production et au traitement des déchets…).
Laboratoire citoyen et social
Notre activité fait écho à celle de la culture libre dans le sens où, tant le processus que les résultats qui en découlent se veulent (au maximum) ouverts et ré-appropriables. En cela, nous entrons de plain-pied dans la définition de laboratoire citoyen auquel nous ajoutons les pratiques de documentation propre aux logiciels libres.
276De la nécessité des lieux
Des friches aux lieux culturels
Nous vivons dans ce qui est annoncé comme une époque en transition(s) (numérique, écologique, démocratique) au sein de laquelle les organisations collectives sont largement modifiées par un mouvement de mondialisation englobant. Cette mondialisation a provoqué et provoque encore différents exodes, reconfigurant l’urbanisation des villes. De nouveaux concepts comme les « Smart City », centrés sur l’usage des technologies puis du « smart citizen » basé sur l’habitant-usager, ont fleuri ces dernières années. Cela se traduit depuis une dizaine d’années par des théories et pratiques très vite homogénéisées et étudiées, non sans que soient pointées du doigt les menaces sur la démocratie, l’arrivée de villes intelligentes sans flâneurs.
D’autre part, les services et activités du secteur culturel ont dans une certaine mesure été dirigés comme solutions de cohésion, de diversité, voire de mixité sociale. Parallèlement, la « culture » est devenue un facteur de développement, d’attractivité pour les villes. Un consensus s’est dégagé reconnaissant « la culture comme valorisation des territoires dans la concurrence urbaine », et les politiques publiques s’activent depuis plus de trente ans dans ce sens. L’arrivée depuis peu du concept de « tiers lieux » culturels apporte une nouvelle démonstration de l’usage des actions culturelles (jouant avec le trio : restauration rapide, bière locale et yoga, comme concept novateur) au profit d’une logique économique d’aménagement et d’une gentrification assumée. On peut considérer que les lieux et institutions culturelles assimilent les émergences urbaines et proposent des espaces de médiation et d’action culturelle dont la diversité et l’autonomie seraient à questionner. Mais la « culture » n’est pas uniquement celle des musées, des cinémas et opéras, mais aussi celle de lieux culturels pluridisciplinaires à la croisée des activités socio-culturelles, artistiques et sociales. De la structuration de l’offre des salles de « musiques actuelles » aux friches culturelles, en passant par les squats artistiques, l’émergence de tels lieux a ouvert ce qui a été nommé une « nouvelle époque d’action culturelle3 ».
277Comment ré-ouvrir des interrogations déjà formulées par les travaux et études comme celui de Michel Dufour sur les friches culturelles dans le contexte des cultures numériques. Comment le public s’approprie-t-il un lieu numérique ? Sur quelle base la programmation s’effectue-t-elle ? Comment associer adhérent, usager et public d’une activité associative ? Ces lieux ont-ils une réelle influence sur le quartier ou la ville dans lequel ils sont implantés ? Quelles professions et compétences entrent en action pour les animer ? Comment soutenir l’émergence de nouveaux espaces ou comment réinterroger ceux existants ? Peut-on développer des politiques culturelles affranchies de toute logique marchande4 et en contrepoint des plateformes web ?
Au fil des années, un constat partagé avec d’autres structures perdure : plus il y a des ‘technologies’, plus les citoyens ont besoin de lieu physique.
À partir de ces questionnements ouverts, PiNG explore depuis 2010 la question des espaces et des lieux au service de la médiation (sociale, culturelle, artistique et numérique). En 2013, PiNG ouvre un lieu « Plateforme C » sur l’île de Nantes, atelier de fabrication numérique et de prototypage rapide mutualisé, premier fablab national à la fois citoyen et pédagogique. En 2016, l’association poursuit ses explorations « terrain » des tiers-lieux expérimentaux et ouvre un atelier partagé dans le quartier du Breil à Nantes où elle est implantée depuis 2008 : espace hybride entre l’esprit du fablab et du jardin partagé, à la fois lieu de bricolage, de création, de réparation, d’appropriation des technologies et de partage des connaissances. Pour échanger et confronter nos expériences sur plusieurs territoires/terrains, nous animons en outre un réseau de lieux numériques à l’échelle de la région et de la métropole nantaise, et collaborons avec diverses structures, artistes ou chercheurs internationaux en Espagne, Brésil, …
278PiNG, vers une association-laboratoire
La question du mode opératoire de type ‘laboratoire’, un sujet récurrent et réflexif en tant que tel, est nourrie par le manifeste de la recherche-action du laboratoire LISRA, laboratoire d’innovation sociale par la recherche-action animée par Hugues Bazin5 auquel nous avons contribué. Les conditions de production de savoirs nécessitent dans nos situations d’implication socioprofessionnelle une négociation d’un « tiers espace » réflexif sur nos propres réalités.
Notre laboratoire citoyen des cultures numériques repose ainsi sur les hypothèses suivantes :
Croiser les pratiques
Le laboratoire de PiNG réunit dans un même espace différentes pratiques : c’est à la fois un atelier de fabrication ouvert, un espace de formation et de transmission de savoirs, un laboratoire commun de recherche-action/création, un espace culturel proposant une programmation, un lieu ressource des cultures numériques.
Explorer collectivement
Inspirée par les principes de laboratoire social donc, les démarches de science participative et forte de 15 années d’exploration curieuse, PiNG explore des thématiques en lien avec les enjeux sociétaux actuels.
Rêver de spéculation technologique, imaginer des futurs désirables nous permet de préfigurer les types de technologies, de technosciences et d’infrastructures nécessaires pour rechercher des transformations systémiques. Une sorte de futurotopie permanente6.
Le laboratoire doit participer à réinventer le monde en questionnant notamment notre rapport aux sciences et techniques, en revendiquant 279un accès aux savoirs et compétences qui leur sont liés pour préserver l’autonomie des uns et des autres sur ces sujets.
Apprendre et reconnaître dans un écosystème ouvert
Organisme de formation et animant de nombreux ateliers, nous sommes actuellement largement inspirés par les écrits autour de la pédagogie sociale et critique7. On peut considérer comme hypothèse que nos espaces soient redéfinis comme des lieux « apprenants » De nombreuses études incluent nos pratiques dans les théories pédagogiques les plus en pointe sur ces sujets, comme le constructivisme (learning-by-doing) de Piaget à Papert, l’éducation permanente (lifelong learning) ou encore l’apprentissage « de nuit » inspirée par les écrits du biologiste François Jacob (comme le proposent les rapports « François Taddéi », 2009, 2017, 2018). Au regard de nos expériences, en quoi ces lieux sont-ils apprenants et de quels apprentissages s’agit-il ? Comment raccrocher nos pratiques quotidiennes à ces théories pédagogiques ? Le faire par soi-même s’inspire du mouvement DIY (Do it Yourself) et de la culture punk. C’est ce qu’on retrouve dans les développements de logiciels libres, de la distribution linux, dans la majeure partie des expériences informatiques qui ont lieu dans nos ateliers. Les communautés professionnelles, étudiantes et amateurs y apprennent sur et par elles-mêmes mais aussi grâce à leurs pairs. Elles/ils peuvent y développer et y transmettre des compétences spécialisées, dans le cadre de parcours d’apprentissage hybrides, d’actions informelles ou plus formelles. Chacune et chacun a la possibilité de « faire reconnaître » ses engagements, expériences, apprentissages, compétences et de contribuer à la reconnaissance des ceux des autres, dans un écosystème ouvert…
280Documentation et production de communs
Dedans/Dehors ou plutôt « Être Avec » comme le souligne Florence Weber dans son travail ethnographique sur le travail des ouvriers hors de l’usine. La difficulté de la prise de recul sur les ateliers est liée au fait que l’analyse des relations sociales fondées sur l’interconnaissance nous inclut individuellement et collectivement. Créer les conditions d’une extériorité nous permettant de penser ces pratiques est complexe. Cela implique d’une part de ne pas être objet, mais sujet de l’étude au sens où cela doit permettre une mise en posture réflexive, travaillant sur des matériaux d’expériences qui nous sont propres.
Ainsi, la documentation prend une part importante dans le partage des ressources que nous utilisons, mais aussi dans la façon dont nous avons de laisser traces, comptes-rendus, de faire preuve. Les outils de travail collaboratif en ligne, la culture du logiciel libre et de l’annotation du web prennent corps au sein de nos productions de savoirs.
À titre d’exemple, deux formats de publication : la documentation des ateliers hebdomadaires et la publication des trois ouvrages « Ateliers ouverts » qui reviennent sur les expériences du montage de projet de lieu que sont un fablab, un atelier partagé et des sessions mensuelles de co-réparation.
En partant des travaux de Bernard Stiegler qui explique que l’individuation est entravée par le principe d’aliénation (qui s’imposent de manière extérieure), nous pourrions proposer que les phénomènes accentués par le développement technologique dépossèdent l’individu de sa capacité de connaissances sur sa propre situation. En cela, les activités du fablab, des ateliers et les récits ou publication qui en sortent, rapprochent les participants, nous rapprochent d’un savoir économique, sans en proposer une autre centralité.
281S’intercaler dans la vie numérique
Si l’on ne veut pas connaître le même échec que la décentralisation culturelle (FRAC, Scènes nationales dont le public est finalement cantonné à quelques CSP8, …), il convient de renouveler, réinventer nos modes d’intervention et de médiation. Pour cela, il est nécessaire d’appréhender au plus près les évolutions des pratiques, notamment chez les jeunes, afin de situer un point de départ pertinent pour cet échange de connaissances, savoirs, savoir-faire et savoir-penser. Le principe de « lieu de médiation » pose question : le « lieu » constitue une base arrière, socle au développement structurel d’un projet, afin notamment de développer des formes d’intervention salariées ou bénévoles, et assurer ainsi une certaine stabilité au projet. Néanmoins, il constitue également un facteur de conservatisme : une certaine inertie face à de potentielles évolutions dans les modes d’intervention, au cœur des « formes de vie9 ».
Il pourrait s’agir d’articuler des modes d’interventions « hors les murs » et « dans les appareils » des gens à partir de cette base « aka lieu physique », et donc penser cette action de médiation pour développer le sens critique, le libre arbitre, l’autonomie face aux technologies, au plus près des usagers. Il pourrait s’agir de « s’intercaler » dans la vie numérique des gens afin de lui donner plus de sens et de distance : on peut ainsi imaginer des moyens d’intervention mobiles qui se déplacent sur un territoire au gré des interpellations et des besoins. Il pourrait également s’agir de développer des applications qui contribuent à ces souhaits et qui s’intercalent dans le processus informationnel quotidien afin de mieux le gérer, voire le contrôler.
S’approprier ?
D’un point de vue logique, la question de la possibilité de s’approprier les technologies est première par rapport à celle de la nécessité. Beaucoup de gens citent sur ce point, Jacques Ellul qui nie la possibilité d’une telle appropriation. La technique est présentée par lui comme d’accès 282direct, exclusive de toute médiation, en particulier symbolique ; il n’y aurait tout simplement pas de place pour la culture technique en général. Mais après discussion avec des pairs, il semblerait que Jacques Ellul puisse se tromper. Un peu. La technique sans médiation n’est qu’un aspect de ce qu’il appelle lui-même le « bluff technologique ». Ce bluff industriel-économique est partie prenante d’une médiation de la technique, une sorte de culture technique industrielle-consumériste, autour du marketing, qui formate les usages et peut (et doit) être combattue par une culture technique critique. S’il est possible de s’approprier la technique, il est nécessaire de le faire parce que la technique tend à se greffer sur la totalité des relations humaines, et à être elle-même la relation de référence, structurante et centrale. Il faut donc délaisser la notion de technique – moyen (de l’ordinateur – outil) pour celle d’une technique – relation humaine.
S’approprier la technique ce n’est pas adopter un moyen pour une finalité qui nous est propre ; c’est définir un propre de la relation, entre hommes et techniques, l’homme ne devant jamais être considéré comme un moyen par l’homme. Cela est vrai en général et peut ensuite être spécifié à propos du numérique, des technologies ou du bricolage. Il est de ce point de vue essentiel (mais pas suffisant) d’avoir des lieux physiques pour en discuter et d’en montrer les fonds cachés, pour matérialiser les relations entre technique et relation humaine et sociale par un temps social adapté aux rythmes biologiques.
À qui profitent les lieux numériques ?
Dans quelle mesure à travers les lieux de médiation, sommes-nous des agents de promotion de ces objets techniques et méthodes ? De façon presque involontaire, nous sommes des facteurs de validation de ces progrès techniques, et ce malgré une posture critique. À travers les arts numériques notamment, nous sommes amenés à utiliser les « dernières technologies » et à en faire ainsi la promotion.
Nous sommes également parfois, contre notre gré, complètement partie prenante dans « l’écosystème » créatif et innovant : les *labs (fablab, médialab, hacklab, …). Comme avant garde de l’innovation (avec par exemple la récupération des hackatons par les démarches entrepreneuriales), nous sommes parfois défricheurs de futurs terrains fertiles mais dont les légumes et les fruits seront récoltés par des 283start-ups à la pointe de l’intégration capitaliste de ces dynamiques créatives et de partage.
Les lieux de médiation sont donc des lieux de tension, de conflit entre des injonctions l’innovation industrielle et des appels à un mouvement d’une culture critique. Ces, nos lieux ne peuvent éviter (même placés sous le signe de la culture libre) d’être intégrés, à un degré ou à un autre, à l’économie de l’attention. Dans le modèle du « double-sided market », façon Google, ils figurent sur le premier côté, parmi toutes sortes de têtes de gondole. Le conflit des attentions croise et renforce le conflit des cultures techniques.
Cela ne signifie pas que les lieux de médiation soient condamnés à être instrumentalisés. Le seul fait d’ouvrir la question de la culture technique constitue un début de résistance (voire de sagesse).
Ces lieux numériques abordent ou chatouillent malicieusement les enjeux actuels du « bien vivre » et « agir ensemble », et c’est sans doute cela leur « fonction » inavouée finale : créer des espaces physiques d’appropriation sociale des techniques et un temps de partage des savoirs, connectable à d’autres espaces.
Un frein des technosciences ?
Dès lors, où se situe le « frein » ? Dans le rythme des activités, la fréquence des ateliers inventant un quotidien10 et définissant sa propre temporalité ? Dans les contenus des activités propices à enrayer (ou réparer) les machines capitalistes et industrielles ? Doit-on initier les adhérents aux tutoriels USB Killer11 pour rénover le concept des luddites12 ?
Une vision du monde qui passe de plus en plus par le prisme du « numérique », notre monde se transforme petit à petit en données binaires avec lesquelles nous sommes invités à interagir. La théorie de l’information, la discrétisation du vivant, une forme de simplification par la transformation de l’analogique en tranches de 0 et de 1 qui induit une transformation de notre paysage intellectuel et imaginaire. La suprématie 284d’une vision scientiste, la représentation du monde à travers la science et la technique, l’efficacité de la preuve par l’expérience, la technique (en) « marche » et s’impose comme vision du monde au détriment d’une approche sensible et plus proche du fonctionnement de la nature.
Qu’est-ce qui serait moteur ? Comment croiser nos visions individuelles vers un manifeste commun critique des technologies13 ? S’inspirer du manifeste Swaraj14 pour les sciences et technologies, articulant production de savoirs vernaculaires et connaissances académiques en Inde ? S’inspirer des pratiques artistiques (dis)tordant l’idéologie du progrès vers la disnovation15.
De l’anthropocène aux chronotopies
Depuis 2013, PiNG a décortiqué le terme-marqueur ‘anthropocène’, en organisant des résidences, des conférences et des arpentages. L’anthropocène et son pouvoir globalisant auront créé l’événement médiatique16 en cette année de cop21. L’entrée dans une réflexion sur les questions environnementales par ce terme nous a conduits à une approche trop souvent occidentalisée, anthropocentriste, dont nous avons cherché à nous éloigner, que nous avons essayé de contourner.
Pour sortir de ce biais sémantique, nous ouvrons un nouveau programme d’exploration qui nous semble plus ouvert, propice aux interprétations diverses, aux détournements, à l’appropriation, aux récits divers : « chronotopies ».
Les récents développements technologiques remodèlent nos systèmes d’organisation. Sortir des transitions, mettre à plat nos relations aux rythmes des humanités « numériques », déplier l’espace-temps dans d’autres directions sont les enjeux de cet axe de travail transdisciplinaire. Il s’agit donc de se ré-approprier le « chrono » (temps/rythmes) en le dépliant sous des formes sensibles pour agencer nos « topies »(territoire/espace)…
285Explorer de nouveaux sentiers
Pour conclure, vous l’aurez compris, PiNG continue d’explorer des nouvelles voies, de tracer de nouvelles lignes, de relier l’émancipation aux technologies, aux techniques. “Le cours de l’expérience a chuté”, écrivait Walter Benjamin, mais “ce qui tombe ne disparaît pas forcément”. Il y a une “persistance des choses chues” à partir de laquelle il devient possible d’imaginer d’autres récits.
Les alertes de Nicolas Auray doivent nous servir de guide pour relier les points dans notre recherche-action critique, aléatoire et curieuse :
Une chose est d’affirmer la puissance d’agir autour de la créativité horizontale, une autre est de s’arracher à l’aliénation selon un processus de critique sociale. De quelle nature est l’écart entre les normes d’auto-organisation nées sur le réseau Internet et l’émancipation ? L’émancipation suppose une focalisation sur les déterminations sociales – de genre, de classe, d’âge – dans lesquelles se trouve plongée l’expérience : c’est un arrachement à l’aliénation, à tous les fétichismes, dont fait partie la fascination pour la technique. Et si les technologies numériques, au lieu de servir d’horizon d’émancipation, nous aidaient à reproduire un ordre de domination en le rendant confortable ? À quelles conditions dès lors ces technologies sont-elles émancipatrices ?
Julien Bellanger
1 Alain Giffard, Manifeste pour une culture numérique commune : https://ressource.pingbase.net/manifeste-pour-la-culture-numerique/
2 Jean-Louis Laville, « Histoire et actualité de l’associationnisme », Revue du MAUSS, 2010.
3 F. Lextrait et G. Groussard, Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires …Une nouvelle époque de l’action culturelle, 2001.
4 M. Correia, « L’envers des friches culturelles », Revue Le Crieur, 2018, p. 53-67.
5 Hugues Bazin, Manifeste du LISRA, http://recherche-action.fr/labo-social/docs/presentation-du-lisra/manifeste/
6 Benjamin Cadon, Makery.info, http://www.makery.info/2019/05/06/futurotopies-communautes-technologies-et-feminismes-pour-un-hack-the-earth-en-ebullition/
7 Laurence De Cock & Irène Pereira, Les Pédagogies critiques, Édition la Fondation Copernic, 2019.
8 O. Donnat, Pratiques culturelles des français, Enquête 2008. La Découverte, 2009.
9 G. Agamben, « Formes de Vie », Multitudes, 2009.
10 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Gallimard, 1990.
11 Clé USB programmée de telle manière à mettre hors de service tout appareil connecté, par micro-impulsions électriques : http://geeko.lesoir.be/2017/02/23/usb-killer-une-cle-usb-pour-tuer-nimporte-quel-smartphone/
12 Le métier à tisser Jacquard fut une cause majeure des révoltes des luddites (1811-1812) en Grande-Bretagne et des canuts (1831-1834) à Lyon, où les tisserands cassèrent les métiers à tisser, un phénomène nouveau qui marqua l’histoire.
13 Collection de manifeste technocritique : http://espacevirtuel.jeudepaume.org/collection-de-manifestes-techno-critiques-2983/ et liste de Manifeste : http://www.disnovation.org/manifestos/
14 Manifeste Swaraj : https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/swaraj/
15 Plateforme artistique http://disnovation.org
16 Christophe Bonneuil et Jean-baptiste-Fressoz, L’évènement-anthropocène, Édition le Seuil, 2013.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-11521-2
- EAN: 9782406115212
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0273
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-26-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: digital practices, performances, cooperative cultural events, popular education