Introduction
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Auteurs : Cormerais (Franck), Gilbert (Jacques Athanase), Khatchatourov (Armen), Vignon (Daphné)
- Pages : 13 à 17
- Revue : Études digitales
introduction
Ce numéro est dédié à Bernard Stiegler, membre de notre comité scientifique, qui vient de disparaître le 6 août 2020.
C’est comme épreuve entropologique infligée par l’anthropos à l’anthropos que nous atteignons à présent les limites de l’ère géologique appelée Anthropocène, où l’exploitation de l’homme par l’homme devient la destruction de l’homme par l’homme. Au cours de cette ère, l’anthropos est devenu le facteur majeur dans l’évolution de la biosphère. L’Anthropocène est ce que Heidegger appelait la “technique moderne”, qui est évidemment aussi le Capitalocène, c’est-à-dire, en fin de compte, un Entropocène fondé sur le primat du calcul, à l’exclusion de toute incalculabilité, et au prix d’une liquidation systémique de toute singularité – et conséquemment de toute solvabilité […].
Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? p. 166.
Au moment où nous mettions la dernière main à la confection de ce numéro d’Études digitales, nous avons appris avec émotion l’annonce du décès de Bernard Stiegler. Il fut un inspirateur et un compagnon de route de la revue. Dès lors, il importait de lui rendre un modeste hommage dans l’introduction de ce numéro, dont nous avons repris la rédaction en ce sens.
Il n’entre pas dans notre propos de faire l’énoncé des rencontres, des inclinaisons et des influences qui ont marqué les rapports d’un certain nombre d’entre nous, membres de la revue ou auteurs, avec Bernard Stiegler. Il s’agit en la matière d’un sujet sensible dont chacun rendra compte à sa façon. Nous ne tenterons pas non plus de livrer dans ce contexte un état des lieux de ses travaux et des concepts qu’il a forgés d’ouvrage en ouvrage, comme autant de points de repère dans une œuvre importante et plurielle dont l’analyse exigeante reste à faire, archéologie d’un savoir humaniste mais sans complaisance, pour laquelle il conviendrait sans doute de se donner un peu de temps et de distance, et la retenue nécessaire.
Bernard Stiegler était, mais pas seulement, un philosophe de la technique, non pas pour s’en approprier les progrès dans une optique 14positiviste, ou bien à l’inverse pour la condamner selon une approche technophobe, mais pour questionner sans relâche la place qu’elle occupe dans nos économies et nos sociétés, et en ce sens, pour s’interroger sur la manière dont elle incarne le destin des civilisations, dont elle se fait elle-même société et civilisation. De ce point de vue, la technologie s’affirme bien comme une science humaine, ainsi que la qualifiait André-Georges Haudricourt, mettant à mal les divisions disciplinaires et leurs exclusions mutuelles, facteur d’appauvrissement des savoirs. La philosophie des classiques nourrissait sa pensée, mais également les approches de philosophes contemporains, notamment celle de Gilbert Simondon. De ce point de vue, la réflexion de Bernard Stiegler rejoignait ce qui a constitué plus tard, et en grande partie grâce à lui, la problématique fondatrice d’Études digitales.
En s’interrogeant sur l’influence déterminante des techniques, en particulier des technologies de l’information et de la communication, sur nos sociétés, Bernard Stiegler met en avant les concepts de disruption puis d’entropie, c’est-à-dire une évolution systémique qui contribue puissamment à mettre à mal les cadres économiques, sociaux et environnementaux, mais aussi psychologiques et cognitifs, qui caractérisent les modes de vie de tout un chacun en société. Ainsi, comme il le montre, sous les effets disruptifs du capitalisme numérique, le travail cède aujourd’hui la place à l’emploi précarisé, le droit du travail et les conventions collectives à la prolétarisation généralisée. Pour reprendre des formules de François Perroux, avec l’entropie1, les « coûts de l’homme » ne sont pas assurés, d’autant que la « création collective » n’est plus une affaire de société mais d’individus saisis dans des nœuds de contrats dont ils ne peuvent s’extraire.
Face aux effets délétères de la disruption sur les rapports économiques et sur le corps social, Bernard Stiegler propose une approche féconde de l’économie de la contribution, non seulement d’un point de vue théorique mais également par la mise en œuvre d’une expérimentation sociale sur la Plaine Commune en Seine-Saint-Denis, qui devient en 2016 un projet de « territoire apprenant contributif ». L’économie de la contribution se construit sur la valorisation des savoirs et des capacités, à côté du marché et de l’État, mais aussi de l’économie du 15don. Le motif stieglérien consiste en l’idée qu’en s’appropriant les mécanismes de l’économie contributive, le bon usage des technologies puisse contribuer à la capacitation des personnes et à la reconstruction du lien social, ce que d’autres auteurs appelleront le développement des communs.
Dans la suite de sa réflexion sur les effets de l’entropie, et pour réévaluer l’économie de la contribution à l’échelle macro-économique, macro-sociale et macro-environnementale, Bernard Stiegler va s’intéresser à l’Anthropocène, en privilégiant une vision qui est celle des externalités négatives que l’emploi des techniques fait advenir dans les économies et les sociétés à travers l’histoire. Là encore, le propos n’est pas seulement, pas principalement théorique, mais revêt des implications pratiques importantes. Le souhait de conjuguer l’analyse des effets disruptifs du capitalisme contemporain avec la reconnaissance des attentes des jeunes générations en matière d’écologie l’amène à refondre sa pensée et son action autour de la recherche d’une alternative radicale, dont attestent notamment Qu’appelle-t-on Panser ? et Bifurquer.
Ces préoccupations, dont Bernard Stiegler avait fait le centre de sa réflexion au cours des dernières années, faisaient également partie du programme de travail de celles et ceux qui partageaient une proximité intellectuelle et activiste avec lui. Les deux derniers numéros d’Études digitales en témoignent à leur manière, l’un consacré à l’économie des plateformes numériques et l’autre, que nous publions aujourd’hui, aux relations entre les plateformes et le Capitalocène. Ces deux projets rejoignent les problématiques articulées de l’économie de la contribution sous ses diverses formes face aux effets disruptifs de l’économie numérique et du capitalisme extractif sur le lien social et l’environnement. Certains articles des dossiers et des recensions d’ouvrage font apparaître explicitement le lien avec la pensée de Bernard Stiegler, en particulier dans la livraison du numéro que nous présentons ici. Le Capitalocène constitue bien ce qu’il tenait comme la forme ultime de disruption, et contre laquelle il entendait mobiliser, autour de l’intransigeance de la jeunesse mondiale, les savoirs et les capacités des femmes et des hommes de bonne volonté.
Le dossier thématique de ce numéro, Plateformes et Capitalocène, est dirigé par Franck Cormerais, Philippe Béraud et Fabien Colombo. Après la précédente livraison de la revue, consacrée à l’économie des 16plateformes, principal vecteur d’un capitalisme de la dérégulation, une suite s’imposait, à travers une controverse qui oppose l’Anthropocène au Capitalocène. Le propos consiste donc à explorer ici les différentes acceptions et implications du concept de Capitalocène, dans un contexte où le paradigme digital tend à s’ériger comme le maître d’œuvre des transformations des sociétés, des économies et de l’environnement planétaire. Le dossier est précédé d’un entretien avec Jason W. Moore, auquel on doit d’importants travaux sur le développement du capitalisme à travers l’histoire, et plus particulièrement sur les caractéristiques et les évolutions possibles du Capitalocène, concept dont il est l’initiateur.
Dans la rubrique Varia, Jean-Max Noyer s’intéresse aux relations entre les plateformes et leurs environnements techniques, anthropologiques et politiques. Il analyse les interactions qu’elles opèrent à partir de fonctions cognitives et connectives, et leur contribution à l’organisation des intelligences collectives. En ce sens, l’article de Noyer permet également d’articuler les problématiques du précédent numéro de la revue et de celui-ci.
Dans la rubrique Droit digital, Annie Blandin traite de la question très discutée de la régulation des contenus haineux sur Internet. En tant que juriste, elle analyse l’article premier de la loi dite « Avia », dont elle s’attache à montrer les problèmes d’interprétation et les risques de confusion entre fonctions régaliennes et fonctions des entreprises privées, soulignant ainsi les difficultés de réguler en la matière.
Dans la rubrique Art digital, Jean-Paul Fourmentraux met l’accent sur les activités d’un collectif, dinovation.org, dont l’objet consiste à nourrir la critique sur l’innovation et le capitalisme de plateforme. De ce point de vue, l’analyse et la diffusion des activités et stratégies des GAFA constituent un élément important de l’activisme de ce collectif, influencé par l’utopie du logiciel libre et par l’éthique Hacker.
Dans la rubrique Institutions, Julien Bellanger, co-fondateur de PiNG, expose ici l’historique, les activités et les objectifs de cette association nantaise. L’intérêt de cette présentation consiste également à s’appuyer sur l’expérience de PiNG pour évaluer les conditions et les limites des pratiques d’éducation populaire en environnement digital.
La rubrique Index, consacrée aux recensions, est coordonnée par Daphné Vignon et Armen Khatchatourov.
17Nous avons voulu joindre à la fin de ce numéro trois textes hommages à Bernard Stiegler. Ils sont de nature très différente. Celui de Gerald Moore est animé par la proximité et la complicité. Il se décline dans les souvenirs de quelques moments privilégiés pour l’auteur, partagés avec Bernard Stiegler. Ne cédant ni à la sensiblerie ni à la flatterie, il nous livre au contraire un petit tableau intime où les pointes d’humour rendent à la fois plus légères et plus sincères les marques d’admiration et d’affection. Le texte de Vincent Puig reprend des étapes importantes de l’itinéraire de Bernard Stiegler, sur le plan intellectuel et du point de vue des réalisations concrètes qui prolongeaient ses réflexions. De la mise en œuvre d’Ars Industrialis en 2005 à création de l’Institut de Recherche et d’Innovation en 2006, jusqu’à l’expérience du Territoire Apprenant Contributif à Plaine Commune en 2016 et à la transformation en 2020 d’Ars Industrialis en Association des Amis de la Génération Thunberg, Vincent Puig rappelle le souci constant de Bernard Stiegler de relier « théorie et pratique », « pensée et expérimentation », en conjuguant de manière indissociable « rigueur intellectuelle et scientifique et passion du collectif ». L’article-hommage de Michał Krzykawski est d’un format plus classique. Il s’inscrit dans la filiation intellectuelle de Bernard Stiegler. La proposition se décline autour de l’emploi des concepts et outils d’analyse stieglériens pour dépasser la non-époque de la traduction et faire admettre la traductologie comme une discipline à part entière, en renouvelant ses apports épistémologiques.
Franck Cormerais,
Jacques Athanase Gilbert,
Armen Khatchatourov,
Daphné Vignon
1 Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? 2 La leçon de greta Thunberg, Les Liens qui libèrent, 2020.
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-11521-2
- EAN : 9782406115212
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français