![Études digitales. 2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Bernard Stiegler and the Capitalocene](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/EdgMS09b.png)
Bernard Stiegler and the Capitalocene Assessing a controversy with Jason W. Moore
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Authors: Cormerais (Franck), Béraud (Philippe)
- Pages: 109 to 121
- Journal: Digital Studies
Bernard Stiegler et le Capitalocène
L’appréciation d’une controverse avec Jason W. Moore
Au centre de notre propos se trouve le dernier ouvrage de Bernard Stiegler (BS), Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg, publié en janvier 20201. Nous n’entendons pas résumer le chapitre quatre intitulé « L’âge du Capitalocène comme accélération de l’exosommatisation ». Nous allons essayer plutôt de voir comment est abordée la problématique du Capitalocène en nous aidant de nombreuses citations du livre. Notre texte repose sur un montage d’extraits de l’ouvrage auxquels nous avons ajouté des intertitres et quelques commentaires, afin de faciliter le développement d’une pensée qui s’expose sur soixante et une pages. Ainsi, nous pourrons refaire un parcours pour comprendre la différence entre la position stieglérienne et celle de Jason W. Moore quant à la distinction Anthropocène versus Capitalocène. Ce texte apporte donc un éclairage complémentaire sur le concept de Capitalocène qui forme le centre du dossier.
Commencer par l’ordre des questions,
l’exosomatisation et les rétentions tertiaires
Le titre du chapitre quatre met en tension le Capitalocène et ce que l’auteur nomme l’exosommatisation (voir infra). Le premier phénomène résultant d’une accélération du second. En amont de cette tension, le paragraphe 52 du chapitre 3 « Deuil, travail, entropie2 » prépare la discussion des thèses de Jason W. Moore. Dans ce paragraphe s’annonce 110comment seront discutés les propos du sociologue sur le Capitalocène. Nous retiendrons trois interrogations : 1) comment politiser le sujet de l’Anthropocène qui n’est pas a priori un sujet politique ? ; 2) quelles relations envisager entre l’économie du capitalisme et le politique ? ; 3) comment interpréter l’opposition entre nature et humanité et dépasser cette opposition par le biais de la mise en œuvre d’un nouveau modèle industriel ?
Ce régime interrogatif s’inscrit dans un mouvement « d’hyper-accélération » qui témoigne d’une époque qui était déjà qualifiée par l’auteur de « disruptive » dans un ouvrage précédent3. Un second point s’avère nécessaire pour comprendre le titre du chapitre consacré au Capitalocène : il s’agit de définir l’exosomatisation.
L’exosomatisation est le produit d’une individuation psychosociale avec des exorganismes simples (les sujets) et complexes (la société) et d’une individuation technologique qui dépassent toujours le périmètre de l’individuation psychosociale et dépendent des rétentions tertiaires. Ces dernières produisent un champ intermédiaire entre les deux individuations4.
Une double individuation s’opère, à la fois psychosociale et technologique, à travers des exorganismes simples (sujet) et complexes (société) qui dépendent des rétentions tertiaires. Le concept de rétention tertiaire est au centre de la réflexion stieglérienne sur La technique et le temps5.
Rappelons la définition de la rétention tertiaire, consistant en « la mémoire épiphylogénétique, qui n’est ni génétique, ni somatique, mais qui est constituée par l’ensemble des techniques et mnémotechniques nous permettant d’hériter d’un passé qui n’a pourtant pas été vécu6. »
111Approcher le contexte du Capitalocène
et le blocage épistémologique
Le Capitalocène, selon BS, prend son sens dans le contexte d’un blocage épistémologique qui trouve son origine dans la théorie de l’information. Cette dernière convoque les statistiques et favorise par des formalismes l’avènement d’une raison computationnelle reposant sur des machines à calcul de l’informatique. La performativité technologique va faire pénétrer le calcul dans toutes les dimensions de l’existence permettant ainsi progressivement la substitution d’une technosphère à la biosphère. Cette situation implique « de produire une hypercritique du calcul comme calculabilité devenue automatique, et traitant en temps réel et en permanence les comportements de plus ou moins trois milliards de propriétaires de smartphones7. »
L’écart initial entre les positions de chacun
Jason W. Moore s’est notamment exprimé dans un ouvrage collectif, Anthropocène or Capitalocène ? Nature, History and Crisis of Capitalism, publié en 20168. Moore y dénonce la « crise biosphérique », non pas comme l’ère de l’Anthropocène mais bien celle du Capitalocène. Ainsi prendrait sens un point de basculement de la terre avec les changements climatiques, l’acidification des océans, etc. Cette transition pointe des turbulences sans précédent au sein du tissu de la vie (Web of life).
BS résume de son côté les quatre arguments principaux de la pensée de Jason W. Moore. Reprenons-les ici : 1) le facteur de crise n’est pas tant l’humanité que le mode de production capitaliste ; 2) la crise actuelle ne commence pas avec le capitalisme industriel et la machine à vapeur mais avec un cycle d’accumulation qui débute à la Renaissance ; 1123) l’instrumentalisation du dualisme cartésien entre matière et esprit a permis la mobilisation de ressources à bas prix (matières premières, énergies, main-d’œuvre) ; 4) le dualisme cartésien établit un cadre conceptuel de la domination totale du capitalisme sur la biosphère qui repose sur les rapports de la Nature (ensemble des ressources de l’écosystème planétaire) et l’Anthropos comme force géologique.
En amorçant la discussion des travaux de Moore, Stiegler propose une thèse « autre » qu’il fait sienne et qui est la suivante : « L’autre thèse qui s’en dégage est celle de l’ère Néguanthropocène conçue à partir de l’ère Anthropocène, conçue elle-même comme l‘ère Entropocène résultant de l’anthropie9. »
Cette thèse suppose la création de plusieurs néologismes. Avant d’en saisir la nécessité, il convient de souligner que la question de l’Anthropocène est abordée par BS sous l’angle de l’entropie et de la néguentropie mais avec un A. Nous reviendrons sur la portée de ce déplacement.
L’explicitation du différend
passe d’abord par la philosophie
La posture de BS se comprend d’abord par un questionnement relatif à la philosophie, lui permettant ensuite de revenir sur l’information et l’entropie avec un A. Sa thèse « autre » repose sur un premier différend : « Moore entend intégrer le Capitalocène et plus généralement le devenir humain dans ce qu’il appelle The Web of Life, ne voit pas que ce qu’il objecte à partir de ce point de vue à la définition courante de l’ère Anthropocène, et ce qu’il appelle son dualisme, ne procède pas simplement du capitalisme, ni de Descartes, mais d’un refoulement qui s’est opéré bien avant Descartes : au début de la philosophie10. »
Le philosophe entend se démarquer de l’historien en évoquant un refoulement qui excède à la fois la simple dynamique du capitalisme et le dualisme cartésien de la matière et de l’esprit. Ce n’est pas au xviie siècle, ni même avant qu’il faut remonter mais à l’origine de la 113pensée occidentale en Grèce. Des précisions sont apportées par BS à l’affirmation de sa position :
Ce refoulement inaugural de la philosophie comme idéalisme est celui de la situation exosomatique que l’âge tragique posait comme condition des mortels et dont le mythe de Prométhée et Epiméthée présenté dans la Protagoras est la dernière version et le point de bascule […] Platon amorcera dans les dialogues suivants le tournant qui conduira du même mouvement à opposer âme et corps, vie et mort, épistémè et tekhnè11.
Ce refoulement amorce, et nous le soulignons, un mouvement sur lequel repose l’impensé de l’exosomatisation qui va parcourir les périodes protohistoriques, l’Antiquité, la Renaissance, les Temps modernes, la révolution industrielle et finalement le monde actuel. Il en résulte que faire commencer le Capitalocène au xve siècle, comme Moore le suggère, devient bien sûr secondaire. Aussi, selon Stiegler, il importe de questionner autrement le déploiement des deux individuations (psychosociale et technologique). À l’approche par l’histoire succède un ordre analytique des questions qui devient le suivant :
La première question, c’est la nature des relations sociales induites par le fait de l’exosomatisation en général, leurs évolutions, et les conséquences de ces évolutions sur la biosphère en général. La deuxième question, c’est la modification des rapports entre individus psychiques (exorganismes simples), individus collectifs (exorganismes complexes) et individus techniques (organes exosomatiques formant le milieu technique) que produit le Capitalocène, et où le capitalisme comme nouvel ensemble des rapports sociaux est le facteur d’accélération à partir duquel la question d’un effondrement probable s’impose12.
Le redoublement épokhal :
accumulation et prolétarisation
Les deux individuations psychosociale et technologique organisent un avenir où se produit un double redoublement épokhal qui vient expliquer la dynamique de l’exosomatisation chez BS. Le concept de redoublement rend 114compte d’une double interruption. D’une part, dans le processus complexe qu’est l’individuation psychosociale, une mutation technique suspendant un état de fait dominant forme la première épokhè (ou la suspension de l’ordre établi). Il faut ensuite que la société opère une seconde épokhè (ou s’invente une nouvelle époque) pour réaliser un cycle. Ce redoublement épokhal vient préciser un second différend entre BS et Moore, relatif au rapport de la pensée scientifique de Descartes à la prolétarisation.
[…] La pensée cartésienne n’est pas à l’origine du dualisme que décrit Moore : elle est le second temps d’un double redoublement épokhal très complexe, qui s’enracine en effet dans ce que Moore décrit après Marx comme une accumulation primitive (ou initiale) de capital, issue de la colonisation et des enclosures […]. Moore suit pour l’essentiel les analyses du Capital de Marx » (chap. 24 – qui y voit ce qu’il appelle « la base du mode de production capitaliste », p. 808, éditions PUF). Et il pose comme le fait Marx qu’il s’agit là de l’origine de la prolétarisation (« une masse de prolétaires hors la loi fut projetée sur le marché du travail » écrit Marx), laquelle réside donc dans ce qu’il appelle de « nouvelles formes de pouvoir territorial » conduisant (comme le dit Marx) à la propriété foncière. Ce sera là mon point de désaccord le plus névralgique : définir ainsi la prolétarisation n’est pas suffisant13.
C’est la définition de la prolétarisation, comprise comme mouvement reposant sur un double redoublement de l’accumulation du capital et de la technoscience, qui marque l’écart entre les deux interprétations. Avant de revenir sur le mouvement d’une expropriation qui jette la paysannerie dans le salariat qui deviendra le rapport social dominant, BS souligne que l’accumulation initiale n’est pas encore le capitalisme, mais ce qui va le rendre possible.
Que la relation sociale, passant ainsi par la monétarisation, ce que Moore appelle Cash Nexus, soit la condition d’apparition du salariat, qui lui-même conduit à la prolétarisation au sens qui était exposé dans le manifeste, cela ne suffit pas à définir celle-ci en tant que caractéristique du mode de production capitaliste. Ce qui fait la prolétarisation comme rapport de production entre capital et travail devenu labeur, labor power, et marchandise, labor market, c’est la perte de savoir, comme Marx et Engels le disent on ne peut plus clairement : […] Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige plus de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise14.
115BS délivre sa lecture de la prolétarisation qui doit être complétée par la notion de « perte de savoir » qui vient préciser et accompagner un processus de nature économique. Cette perte ne doit pas être confondue avec le concept de paupérisation qui est une tendance propre au capitalisme de constituer des fractions en marge du rapport salarial et qui n’obtiennent qu’un revenu très faible n’autorisant pas toujours une subsistance.
Le danger d’une réduction
de l’histoire naturelle sur l’histoire humaine
BS rappelle par la suite son opposition à Moore en se demandant comment, en reliant trop superficiellement l’histoire naturelle et l’histoire humaine, il ne voit pas en quoi cette bipartition s’avère faire l’impasse sur la spécificité du capitalisme, ce qui rend difficile une compréhension véritable de l’Anthropocène.
Aussi, pour arriver à saisir des changements qui deviennent aujourd’hui alarmants, il faut revenir sur les questions de périodisation bien sûr, mais aussi d’échelle pour appréhender les enjeux géologiques et biosphériques qui en découlent.
La question de l’espace-temps dépasse la seule approche de la datation historique pour rendre compte de la compréhension d’un phénomène où les rétentions tertiaires appellent une lecture neuve privilégiant la représentation d’une technosphère dans laquelle s’opèrent des tensions entropiques et Anthropiques. Ainsi,
[…] ici est littéralement vital d’intégrer que la rétention tertiaire qui résulte de l’exosomatisation est à la fois spatiale et temporelle, et en cela constitue à chaque fois qu’apparaît un nouveau type rétentionnel une nouvelle question d’échelle […], où les différances spatiales et temporelles néguentropologiques sont dissoutes, vouant la biosphère à l’anthropie technosphérique. C’est ce que Moore ne voit pas. Dès lors, il ne voit pas non plus – et encore moins – l’enjeu de la technosphère se substituant à la biosphère qui constitue l’immanence de ce qu’il appelle le capitalisme15 […]
116S’interrogeant alors sur l’origine des bouleversements qui adviennent dans l’Anthropocène, BS pose la question de la causalité et souligne que Moore, tout en manifestant l’intention de cesser d’opposer nature et humanité, échoue dans son entreprise car il relie l’activité humaine à un processus naturel. « Car ce que Moore ne voit pas, c’est que seule une prise en compte de ce qui constitue la singularité de l’Anthropos telle que Marx et Engels la caractérisent au début de l’Idéologie allemande, et comme nouvelle condition de l’évolution – qui n’est plus simplement celle de l’organogenèse du vivant à travers les espèces organiques, mais l’organisation des sociétés à travers la production d’organes exosomatiques –, seule cette prise en compte rend possible toutes les questions posées aussi bien par l’ère Anthropocène que par l’âge du Capitalocène16. »
Prolétarisation et grammatisation
BS revient sur le fait que Moore, dans son analyse de la naissance du capitalisme, reste sur une analyse partielle de la prolétarisation car il laisse dans l’ombre la dépossession du travailleur de son savoir et de ses « capacités noétiques dans le champ de l’exosomatisation17 ». Il faut plutôt effectuer une différence majeure entre expropriation des paysans et prolétarisation, telle qu’elle s’établit dans les rapports de production. La première n’est qu’une condition de possibilité de la seconde, nécessaire mais pas suffisante.
C’est pourquoi, enfin, lorsque Moore dénonce la périodisation de l’Anthropocène/Capitalocène enfermée dans ce qu’il appelle « la boîte de deux siècles » de la révolution industrielle, il se méprend en réduisant celle-ci à l’usage du charbon et de la machine à vapeur. Ce sont là des conditions nécessaires mais pas suffisantes. Pour que se constitue le capitalisme comme État bourgeois, il faut que la grammatisation des gestes des travailleurs s’accompagne – d’abord à travers les métiers à tisser issus des automates de Vaucanson, puis à travers tout ce qui, accéléré et optimisé par la force motrice de la machine à vapeur, conduira aux machines entièrement automatiques, en passant par la mécanographie, Babbage, que Marx observe de près, et ce que Ure appellera le « vaste automate ». Alors la prolétarisation peut instaurer le règne de la 117marchandise, dont la première est la force de labeur (labor power, Arbeitskraft), que l’on traduit à tort par force de travail. Le prolétaire ne travaille pas en ce sens : il sert un système grammatisé18.
Le prolétaire ne travaille pas dans le sens d’un « faire œuvre », mais plutôt dans le sens de servir un « système grammatisé19 ». Rappelons que la grammatisation, en tant que processus de description, de formalisation et de discrétisation des comportements humains (voix et gestes), permet leur reproductibilité. Grammatiser, c’est donc discrétiser pour pouvoir reproduire un signe, un signal. La grammatisation est une première étape vers l’automatisation. Nous retrouvons ici une distinction entre le labeur et l’œuvre opérée par Hanna Arendt dans La condition de l’homme moderne20. Le concept de grammatisation permet de définir des époques et des techniques qui apparaissent et qui ne disparaissent jamais. Ainsi, l’informatique ne fait pas disparaître l’imprimerie, c’est au contraire une archi-écriture qui change les conditions d’accès à la connaissance.
De la mathesis universalis
à l’algorithmisation du monde
Après avoir parlé d’accumulation initiale et du régime de propriété qui en résulte, tout cela relevant du dualisme cartésien qui légitime l’exploitation de la Nature par l’Humanité, Stiegler montre enfin que le capital est une transformation de la science par le nouveau monde économique, et de ce monde par la science. Une lecture approximative du cartésianisme chez Moore amène BS à souligner une double défaillance interprétative qu’il exprime de cette manière :
Mais il [Moore] ne voit pas que, en dernier ressort, ce qui a changé de statut, c’est le calcul – et c’est pourquoi il n’est pas suffisant de dire avec Vala Plumwood que Descartes est caractérisé par l’opposition du mental – ou de l’esprit Mind – qu’est la res cogitans et des corps formés de matière (pure matter) 118qui appartiennent à la res extensa […]. En revanche ce qui est proprement nouveau chez Descartes, et qui constitue ces modalités tout autres, c’est le projet de mathesis universalis tel qu’il est fondé sur le calcul que la nature peut être opposée et soumise à la res cogitans. Et s’est à partir de Descartes, Pascal, Fermat et Leibniz que deviennent possibles les prises de risques socialisées par les assurances en fonction du calcul des probabilités21 […]
Pour ces raisons Moore passe à côté de l’importance des algorithmes et de la nécessité d’une critique qui ne fasse pas l’impasse sur les conditions « exosomatiques », au sens de Georgescu-Roegen, de l’activité de la pensée (noèse) et des sciences du calcul.
De la périodisation à la question de la science
Dans sa volonté de périodiser l’avènement du Capitalocène, Moore va oublier l’importance de la science mais aussi faire reposer sa datation sur des constats dont l’évidence peut être questionnée :
Dans l’argumentation de Jason Moore, le capitalisme est purement et simplement identifié avec l’impérialisme et le colonialisme occidentaux, et cela n’a rien d’évident. […] Car l’enjeu est ici ce qui constitue les caractères spécifiques du capitalisme – et non seulement ce qui forme ses conditions de possibilités – en tant qu’il devient régisseur de la vie quotidienne pour constituer ce qu’alors seulement on pourra appeler « la société capitaliste ». Et si l’on peut voir par exemple avec Weber comment des capitalistes prennent peu à peu une importance majeure dans la vie quotidienne dès la fin de la Renaissance, le capitalisme tel que l’analysent Marx et Engels, et dont il semble que Moore se réclame, n’émerge qu’à la fin du xviiie siècle, et en Angleterre22.
Cette situation permet à BS de revenir sur le statut de la science pour mieux souligner ce qui le sépare de Moore :
C’est pourquoi, il est évident que, comme l’écrit Moore, la civilisation capitaliste émergente est inséparable de l’histoire du monde qui a pris forme […] entre le xve siècle et le xviiie siècle, et si en effet cette époque ou période (au sens de l’histoire – moins précise en ces termes que la géologie) appelée les 119« temps modernes », est bien celle durant laquelle le dualisme cartésien est pratiquement (practically, je souligne) lié à une façon de penser le monde, ce qui en émerge ici est avant tout, ce n’est pas le capitalisme : c’est la science moderne, qui connaîtra tout au long de son histoire d’extraordinaires péripéties, sans cesse plus surprenantes et exaltantes, toujours remises en cause par cette science elle-même, et où le capitalisme jouera un rôle évidemment toujours plus important, cependant que ce qui fait la puissance du capitalisme, c’est précisément son rapport fonctionnel avec la rationalité telle qu’elle se développe avec la science moderne. […] Disons dès à présent que la thèse soutenue sous les noms d’ère Entropocène et d’ère Néguanthropocène/Néguenthropocène pose que le capitalisme participe à un effondrement annoncé dont il accélère la venue […] Cet irrationalisme fonctionnel à très court terme (spéculatif), mais dysfonctionnel à moyen et long terme, est engendré par la position qu’on prise les actionnariats dans la direction de l’économie capitaliste23.
BS entend souligner que le capitalisme dépend d’une rationalité qui fait de la modernité la fille d’un assemblage où la science et la technologie deviennent des vecteurs de développement. Ainsi :
La technologie, qui ne cesse de se transformer par l’accélération de l’exosomatisation […] reconfigure en totalité le statut de la science bien au-delà de ce dont Descartes est le point de départ en tant qu’il configure la mathesis universalis, et non en tant qu’il oppose « nature » et « humanité », mobilise les ressources plus lointaines, et permet la constitution d’un marché mondial24.
C’est bien l’accélération de l’exosomatisation qui va justifier les noms d’ère Entropocène et d’ère Néguanthropocène/Néguenthropocène. Cette création terminologique permet à BS de déplacer la question de l’Anthropocène versus Capitalocène.
La vie et les limites du capitalisme,
un enjeu épistémologique
À la fin du chapitre, Stiegler convoque Dipeh Chakrabarty, historien des études postcoloniales, qui souligne que l’on ne peut limiter la 120compréhension de l’Anthropocène à l’histoire du capitalisme. Voici ce que ce professeur de Chicago écrit (dans un passage cité par BS) :
[…] La crise actuelle a mis en évidence certaines autres conditions de l’existence de la vie sous sa forme humaine qui n’ont pas de lien intrinsèque avec les logiques des identités capitalistes, nationalistes ou socialistes. Ces conditions ont plutôt à voir avec l’histoire de la vie sur cette planète, avec la façon dont différentes formes de vie se lient les unes aux autres, et avec la façon dont l’extinction massive d’une espèce peut constituer un danger pour une autre espèce. Sans une telle histoire de la vie, la crise du changement climatique n’a pas de « signification » humaine25.
Chakrabarty fait ainsi de l’Anthropocène une question de connaissance, plus épistémologique que directement économique au sens d’un strict retour à une lecture marxiste orthodoxe. Stiegler fait référence également à d’autres auteurs qui soutiennent que le « déni collectif de la toxicité » repose sur une lutte politique26 (Fressoz & Locher, 2010). Cette position se précise lorsque Stiegler déclare que « pour penser les limites du capitalisme, il faut une nouvelle pensée critique qui annonce un approfondissement de la critique de Jason Moore27. »
Le capitalisme, sans limites, renvoie à une situation où il convient d’aborder une fonction de la raison qui répond à « la situation de l’apocalypse immanente » où la dénoétisation s’impose « en tant qu’elle constitue l’anti-épistémè hyper-Anthropique qu’est devenu le capitalisme contemporain28 ».
Nous pouvons souligner que la controverse avec Moore permet à Stiegler de préciser sa pensée, tout en soulignant les effets spécifiques de ce nous proposons d’appeler un « hypercapitalisme29 ».
121Le programme de la nouvelle critique
et la Néguantropologie
C’est bien une nouvelle critique, fer de lance d’une épistémè à venir, qui se comprend maintenant comme une lutte contre l’Anthropique. Ce concept revient sur l’obstacle de l’information en mêlant entropie et Anthropos afin de revisiter les catégories de l’échange et plus généralement la théorie de la valeur. Théorie qu’il convient d’aborder en lien avec les relations entre les territoires et les savoirs (territoires apprenants), où les questions des communs et des rapports de production et de destruction deviennent centraux.
Et ici il faut évidemment souligner ce qui désormais devrait sauter aux yeux du lecteur, à savoir que production et destruction sont des questions de rapports entre entropie, néguentropie et anti-anthropie reconsidérées du point de vue exosomatique30 […]
L’ouverture vers une Néguantropologie s’annonce comme un programme de travail consistant à relancer l’activité noétique (noèse) et la technique (technèse). Cette approche fera l’objet du chapitre cinq, « L’arrêt de travail noétique et la porte de chez soi », et des chapitres suivants de l’ouvrage. C’est bien en revenant sur la théorie de l’information que BS développe la nécessité d’un rapprochement entre les sciences et le besoin de penser l’entropie autrement.
Franck Cormerais
et Philippe Béraud
1 Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? Tome 2, La leçon de Gretha Thunberg, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2020.
2 Ibid., p. 174.
3 Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2016.
4 Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? T2, ibid., p. 181.
5 Bernard Stiegler, La technique et le temps, Fayard, Paris, 2018.
6 Définition extraite du vocabulaire d’Ars Industrialis : http://arsindustrialis.org/vocabulaire
7 Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? T2, ibid., p. 207.
8 Jason W. Moore (Ed.), Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History and Crisis of Capitalism, PM Press, Oakland, 2016.
9 Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? T2, ibid., p. 216.
10 Ibid., p. 217.
11 Ibid., p. 217.
12 Ibid., p. 221.
13 Ibid., p. 222-224.
14 Ibid., p. 225.
15 Ibid., p. 228-229.
16 Ibid., p. 232.
17 Ibid., p. 232.
18 Ibid., p. 233.
19 Ibid., p. 233.
20 Hannah Arendt, The Human Condition, University of Chicago Press, Chicago, 1958. Trad. française, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1961.
21 Bernard Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? T2, ibid., p. 234.
22 Ibid., p. 235-236.
23 Ibid., p. 236-237.
24 Ibid., p. 241.
25 Ibid., p. 253.
26 Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La vie des idées, 20 avril 2010 : https://laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html
27 Ibid., p. 256.
28 Ibid., p. 257.
29 L’hypercapitalisme peut se définir, d’un point de vue économique, comme un régime d’accumulation disruptif qui fait converger l’extension illimitée des places de marché dont les plateformes numériques sont un exemple par excellence, et comme la tentative de ces plateformes de s’émanciper de l’intermédiation bancaire et des régulations monétaires étatiques et supra-étatiques pour systématiser la financiarisation et l’automatisation des transactions. Nous proposons une première approche de cette notion d’hypercapitalisme dans un article de ce numéro.
30 Ibid., p. 258.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-11521-2
- EAN: 9782406115212
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0109
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-26-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Bernard Stiegler, Jason W. Moore, Capitalocene, exosommatisation