Les plateformes d’innovation privées et publiques Caractéristiques et business model
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2019 – 2, n° 8. Les plateformes - Auteurs : Liotard (Isabelle), Revest (Valérie)
- Pages : 89 à 103
- Revue : Études digitales
Les plateformes d’innovation
privées et publiques
Caractéristiques et business model
L’essor de l’économie numérique a largement contribué au développement des plateformes sur Internet. De nature très diverse, elles touchent aujourd’hui tous les pans de l’activité économique via leur fonction d’intermédiation entre deux faces d’un marché (two-sided market, Rochet et Tirole, 20051) et leur spécificité associée au crowdsourcing (Chesbrough, 20062). Les services de R&D et d’innovation de l’entreprise ne font pas exception : désormais les (grandes) entreprises font appel à des plateformes pour poster des questions d’innovation auxquelles répondront des internautes contre rémunération. Ceci est soutenu par un dispositif bien connu, les concours, récompensant ex post la meilleure solution possible. Ce format, adopté par de nombreuses plateformes, devient également un centre d’intérêt pour les instances publiques dans un objectif de complément à leur politique de soutien à l’innovation (Mergel, 20173).
L’objectif de cet article est de montrer, à partir de deux cas (Innocentive.com et Challenge.gov) que le format « plateforme », et l’usage qui en est fait autour des enjeux liés à l’innovation, présente des caractéristiques à la fois communes et différentes, que le sponsor soit privé ou public. Mue par la recherche de meilleures solutions grâce à l’expertise de la foule et par le recours au crowdsourcing, la plateforme privée répond à un business model particulier (intermédiation, deux marchés, règles et rémunération) 90qui ne traduit pas la même réalité pour une plateforme publique, plutôt en quête d’outil numérique venant soutenir la politique publique d’innovation et développer in fine croissance et emploi. Plus précisément, si la plateforme privée correspond à un intermédiaire numérique permettant à un seeker d’externaliser une question d’innovation et d’obtenir une réponse rapide et à moindre coût, la plateforme publique quant à elle s’attache plutôt à mettre en ligne des concours qui contribueront au développement économique via des grandes questions technologiques et/ou sociétales.
Les plateformes, nouveaux outils de l’innovation
L’innovation à l’heure du Web 2.0
Les entreprises doivent envisager aujourd’hui des solutions nouvelles pour se maintenir sur leur marché, face à un contexte concurrentiel marqué par plusieurs facteurs bien connus : (i) Des budgets de recherche de plus en plus conséquents (ii) Une R&D plus complexe dans de nombreux secteurs (télécoms, informatiques, logiciels…) nécessitant une complémentarité de savoirs et de compétences qu’une entreprise seule ne peut embrasser (induisant des partenariats avec d’autres) (iii) Un poids de la propriété intellectuelle (PI) devenue un outil stratégique de valorisation.
Depuis quelques années, un mouvement d’Open Innovation4 (Chesbrough, 2006 ; Von Hippel, 20055), se focalise sur des processus conduisant l’entreprise à exploiter des savoirs internes et externes et les combiner au mieux, en vue d’accélérer l’innovation et donc la mise sur le marché de nouveaux produits. L’Open Innovation se réalise via un double mouvement : l’inside-out est le mouvement sortant des connaissances, conduisant l’entreprise à proposer des ressources à l’extérieur, dans le but de les valoriser au mieux en cherchant de nouveaux débouchés ; l’outside-in illustre le mouvement inverse, permettant à l’entreprise de 91capter des savoirs venant de son environnement externe. En combinant ces deux effets, l’entreprise cherche à innover de manière plus rapide et à des coûts de recherche réduits, dans la mesure où : (i) elle peut ainsi profiter d’un savoir extérieur qu’elle ne détient pas, sans avoir à fournir elle-même un effort de recherche long et coûteux ; (ii) ces connaissances externes ainsi obtenues seront combinées avec la recherche « maison » pour conduire à d’éventuelles innovations ; (iii) la firme peut bénéficier de canaux externes intéressants pour trouver de nouvelles sources de revenus sur ses propres innovations.
L’innovation ouverte rassemble non seulement un ensemble de pratiques anciennes (licences, partenariats, réseaux), mais également des nouvelles, portées par le développement des TIC et de l’Internet. Le crowdsourcing s’appuie sur l’exploitation directe du potentiel d’innovation des communautés d’internautes, socle d’une foule mondialisée (Howes 20086). La notion d’externalisation est donc cruciale dans le crowdsourcing, et repose sur l’expertise des internautes (Guittard et Schenk, 2011). L’activité ainsi externalisée peut toucher diverses fonctions de l’organisation : la conception, le design, le marketing, le financement (crowdfunding), et l’innovation au sens général. La grande différence avec l’externalisation classique réside dans le fait qu’ici, l’entreprise ne connaît pas a priori celui qui va fournir la prestation (d’autant plus que bien souvent la relation est anonyme).
On observe alors l’émergence d’organisations diverses pour porter le besoin de crowdsourcing, qu’elles soient développées par les entreprises elles-mêmes via leur propre site7 ou qu’elles soient proposées par de nouveaux intermédiaires directement sur le web. Plus communément appelés plateformes d’intermédiation, ces sites ont pour objectif de mettre en relation différents acteurs et évoluent dans des domaines divers (Renault, 20148, Schenk et Guittard, 20119).
Ces plateformes sont des marchés particuliers puisqu’elles fonctionnent en mettant en relation deux populations distinctes. En ce 92sens, ce sont des marchés bifaces (two-sided markets) (Rochet et Tirole, 2005). L’intermédiaire organise les relations entre ces deux groupes via trois caractéristiques principales : les externalités, le prix (distinct selon la face du marché) et les règles. Les plateformes 2.0, utilisant le principe du crowdsourcing, prennent appui sur ces critères. La présence et la captation des externalités simples et croisées constituent un point essentiel de ce processus : il faut séduire une face du marché pour permettre d’attirer l’autre.
Ces intermédiaires aident donc les entreprises à accéder à des connaissances, des expertises externes ou des capitaux afin de les soutenir dans leur activité de recherche, d’innovation, de conception et de commercialisation. Parmi les outils mobilisés, les concours d’innovation constituent une pierre angulaire de ce procédé.
Le concours, pièce maîtresse du dispositif
Les concours d’innovation s’inscrivent dans l’histoire du développement des grands pays industrialisés10 (Adler, 201111). Depuis la fin des années quatre-vingt, on observe une recrudescence des concours d’innovation, ces derniers s’appuyant désormais sur l’architecture offerte par Internet. Au travers de plateformes, de nombreux intermédiaires (privés, publics, philanthropiques) œuvrant sur la base du crowdsourcing, proposent aux internautes de s’affronter dans le cadre d’un concours dont le vainqueur remportera une rémunération le plus souvent monétaire. Ces concours se basent sur des primes de reconnaissance (recognition prizes) ou des primes d’incitation (inducement prize) (Scotchmer, 200612). Les premières valorisent en général un travail de recherche majeur, qui s’est déroulé sur une période longue (Prix Nobel). Les secondes ont pour objectif de lancer une recherche, ou un processus innovant (à partir d’une question spécifique) et de le stimuler par une prime connue à l’avance. Les primes d’incitation sont déterminées ex ante par un sponsor et sont au cœur des dispositifs des plateformes que nous étudions dans cet article.
93Une caractéristique essentielle du concours d’innovation repose sur la possibilité de proposer des configurations ou architectures organisationnelles très diverses. Le concours présente une forme adaptable et flexible, afin de prendre en compte la spécificité de la question de recherche et d’accroître la probabilité de réussite du défi. Les architectures des concours peuvent quasiment être conçues « sur mesure ». Il s’agit des règles concernant l’accès au concours, aux modalités de participation, au dépôt des solutions, mais aussi se référant au type de financement du concours, à la nature de la récompense, aux modes d’évaluation des solutions proposées… (Master, 200813). Les bénéfices des concours vis-à-vis de l’innovation sont désormais largement reconnus. (i) Ce système permet de stimuler l’innovation en favorisant une compétition entre équipes (inscrites dans une course au concours), et les conduit bien souvent, à réaliser des investissements globaux dépassant la valeur de la prime (Kalil, 200614). (ii) Le promoteur peut espérer la résolution de défis complexes, que seules l’interdisciplinarité et la collaboration d’experts de différents domaines peuvent résoudre. Le mécanisme de prime incite les équipes et l’innovateur individuel à dépasser les contraintes du moment et à proposer des solutions nouvelles. (iii) L’intérêt d’une participation à un concours est associé aussi à la publicité et à la réputation que le compétiteur obtiendra s’il gagne (Maurer et Scotchmer, 200415). Toutefois, des limites au mécanisme des concours ont également été mises en évidence dans la littérature économique : la duplication des efforts par plusieurs équipes, la difficulté de déterminer un niveau de prime, ni trop faible ni trop élevé, ou encore les tensions potentielles qui peuvent apparaître entre concours et brevets au sein d’un même processus innovant (Master, 2008).
94Le business model de la plateforme Innocentive :
intermédiation, captation et création de valeur
Innocentive.com : une intermédiation sophistiquée
L’objectif des plateformes d’intermédiation est de mettre en relation des entreprises confrontées à des problèmes de recherche et/ou d’innovation (seekers), et des internautes du monde entier, devenant experts dans un domaine précis pouvant apporter une solution aux problèmes posés (solvers). Elles organisent des concours en ligne dotés d’une prime (prize ou award) afin de mettre en compétition sur une courte période les solvers entre eux autour d’une question précise (défi ou challenge).
Créée en 2000, Innocentive résulte d’un essaimage d’Elly Lilly et apparaît comme la plus ancienne et la plus connue des plateformes d’Innovation. Sur www.innocentive.com, on dénombre environ 250 000 solvers, inscrits gratuitement, de nationalités différentes, et de profils divers (scientifiques, docteurs, chercheurs, ingénieurs, salariés, retraités, consultants). Les défis mis en ligne durent de 30 à 60 jours, sont dotés de primes allant de 5 000 dollars à 500 000 dollars (certaines pouvant aller jusqu’à un million). Les thématiques d’innovation sont variées et portent sur les mathématiques, la chimie, la physique, les sciences du vivant, l’écologie, la génétique etc. La plateforme annonce un taux de résolution des défis de l’ordre de 1/3 des questions posées.
Innocentive attire une cinquantaine de grandes entreprises et fondations (Solvay, Procter and Gamble, Boeing, DuPont, Novartis, IBM, Johnson&Johnson, Bayer, Syngenta, des fondations de recherche comme Rockefeller Foundation, Prize4Life). Ces entreprises sont caractérisées par une stratégie de R&D soutenue. Les motivations des seekers sont multiples, même si les services et prestations facturés par Innocentive peuvent atteindre des sommes conséquentes (Liotard et Revest, 201516). L’intermédiation proposée par Innocentive vise à mettre en relation deux types d’acteurs qui n’auraient pas pu se rencontrer autrement. Elle contribue à nourrir la captation des savoirs externes par une entreprise 95dans un mouvement outside-in, et à proposer un dispositif accéléré pour cette appropriation. Pour l’entreprise, ce dispositif conduit à rassembler des connaissances parfois inédites, le plus souvent pluridisciplinaires.
La modularité de la question soulevée (une question fragmentée en plusieurs sous-questions qui seront l’objet de défis particuliers) accroît la probabilité de succès en réduisant l’envergure de la question de recherche et permet à l’entreprise de rester anonyme vis-à-vis de ses concurrents (Lakani et Panetta, 200717). La modularité permet également d’obtenir plus rapidement une réponse, ce qui peut être un atout stratégique crucial et rend également plus facile une fois la (ou les) solution(s) obtenue(s), leur appropriation par les services internes de R&D. L’intérêt des entreprises pour ce concours en ligne réside aussi dans les délais courts entre le début du concours et l’obtention de la solution (environ 6 à 7 mois).
Innocentive présente les caractéristiques d’un marché bi face. Les trois critères que sont les externalités, le prix et les règles, y sont clairement visibles. (i) Pour développer les externalités croisées, une politique de communication importante a été mise en place pour inciter les deux groupes à venir s’inscrire sur la plateforme : site web et blog, diffusion de l’information sur les défis dans différents canaux (livre, relais via les sites des revues scientifiques, etc.), système de parrainage ou de référencement entre solvers, partenariats avec des universités. Afin d’attirer le plus grand nombre de seekers, Innocentive communique largement sur d’autres partenariats noués avec certaines firmes (SAP, Toyota…) mais aussi des fondations (Rockefeller Foundation, Prize4Life). (ii) La politique de prix est construite de telle sorte que, pour attirer les internautes agissant sur une face du marché (solver), leur inscription est gratuite tandis que l’autre face (clientes de solutions des internautes) paie des frais demandés par l’intermédiaire. (iii) Les règles (légales, technologiques, informationnelles) constituent également un des critères essentiels du bon fonctionnement de la plateforme, afin d’organiser au mieux la relation entre les acteurs des deux marchés.
L’originalité et le succès des plateformes d’innovation telles qu’Innocentive ne reposent pas uniquement sur le potentiel offert par le web 2.0, mais également sur la nature de l’intermédiation mise en œuvre. Afin de répondre aux problèmes d’innovation de ses clients, 96Innocentive a développé un mode d’organisation adapté. Premièrement, l’intermédiation repose sur des règles d’échanges au cœur des concours en ligne. Deuxièmement, elle est continue, en ce sens que les membres de la plateforme supervisent et contrôlent le déroulement des opérations sur chaque face du marché depuis la mise en ligne du défi à sa résolution. Troisièmement, l’intermédiation ne se résume pas à une mise en relation entre l’offre et la demande mais elle influence chaque étape de la relation au travers de différentes actions.
La plateforme d’innovation permet la mise en relation des différentes parties de l’échange. Elle contribue également à produire des conseils (formations, rédaction du défi, sélection des solutions) pour les clients. Enfin, elle participe à l’évaluation des défis via le niveau de prime. En ce sens elle répond aux fonctions de matchmaker, de conseil et d’evaluator (Bessy et Chavin, 201318). Le caractère interactif et dynamique de l’intervention d’Innocentive aux différentes étapes mentionnées, se traduisant par des allers/retours entre l’intermédiaire et les deux faces du marché, apparaît également comme une propriété prépondérante de la plateforme. Une autre propriété de cette intermédiation est la combinaison de l’intermédiation humaine (les salariés de la plateforme) et non humaine (les outils numériques mis en place : site, blog, project room). Dans le cadre d’Innocentive, cette combinaison a la particularité de rendre marchandisable ce qui ne l’était pas : les connaissances apportées par le solutionneur ont désormais une valeur, alors même que parfois il n’a pas conscience de leur possible transfert marchand. Tous ces éléments constituent ainsi le cœur du business model de la plateforme.
Un business model couplé à l’innovation ouverte
Si de nombreuses recherches s’intéressent au concept de business model (BM), il n’existe pas de réel consensus sur sa définition et ses composants. Dans la continuité de l’approche de Zott et Amit (2010)19, Saebi et Foss (2015)20 considèrent le business model comme représentant « le contenu, la 97structure et la gouvernance des transactions à l’intérieur de l’entreprise, et entre l’entreprise et ses partenaires extérieurs, en vue de la création, de la livraison et de la capture de la valeur de la part de l’entreprise ». Les BM sont appréhendés comme des dispositifs permettant de façonner les organisations. Ils reflètent la manière dont les entreprises structurent leurs transactions avec les parties prenantes externes, et les conséquences de ces configurations relationnelles sur les performances des entreprises. L’originalité de la recherche de Saebi et Foss (2015) est de confronter d’un côté le concept de business model à la notion d’innovation ouverte (IO). Le choix d’un processus d’innovation ouverte requiert que l’entreprise définisse la manière dont elle crée, délivre et capture de la valeur avec ses partenaires extérieurs afin que cette dernière soit compatible avec un processus d’innovation ouvert. Dans ce contexte, au sein du BM de l’entreprise, les mécanismes de gouvernance et les pratiques organisationnelles se révèlent cruciales.
Lopez-Vega et Vanhaverbeke (2009)21 ont examiné le BM de plusieurs plateformes intermédiaires d’innovation dont Innocentive. Une question soulevée par les auteurs porte sur la façon dont les BM permettent de créer et de capturer de la valeur sur les 2 faces du marché. Ces plateformes sont caractérisées par deux grandes particularités : le rôle crucial de la structure de prix entre les différentes faces de marché, et la séparation et l’allocation des frais de transactions par l’intermédiaire. Le design du BM doit permettre d’identifier des mécanismes capables de faire croître le réseau sur les deux faces du marché. Afin d’étudier les caractéristiques des BM des plateformes examinées, les auteurs s’appuient sur les 6 fonctions suivantes des BM : la capture de la valeur, la chaîne de valeur, le segment de marché, la valeur du réseau et les stratégies. La figure 1, à partir de l’approche mentionnée ci-dessus, synthétise les principales composantes du BM d’Innocentive.
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Création de valeur pour les seekers et solvers |
Les seekers : Appel à des solutionneurs externes pour résoudre des challenges ; bénéficier de la sélection, assurer le transfert et le développement de solutions. Les solvers : Transférer leur technologie, marchandiser la solution, se faire connaître, recruter. |
Capture de la valeur par Innocentive |
Les seekers payent des frais pour poster un challenge, pour se former, versement de primes. Les solvers : Pas de frais. |
Chaîne de valeur mise en place par Innocentive |
Attirer les solvers : Communication via les revues scientifiques et les réseaux ; partenariats noués avec des universités ; favoriser le parrainage entre solvers pour en attirer d’autres. Assister le seeker : Gestion du challenge (formation, formalisation et rédaction du problème, morcellement de la question, fixation de la prime) ; clauses de propriété intellectuelle prévues par Innocentive ; filtrage des solutions et réalisation de la transaction. Organisation numérique du défi pour le solver : Site de Innocentive pour consulter les défis ; création d’espaces sécurisés ; blog leur permettant d’échanger entre eux et lire les expériences et témoignages des autres. |
Segment de marché |
Seekers : Entreprises publiques et privées, fondations de recherche. Solvers : Étudiants, chercheurs, scientifiques, salariés, retraités, consultants. |
Valeur du réseau |
Valeur du réseau pour la plateforme : nouer des collaborations avec des fondations, Rockefeller, Prize for Life ou la NASA. |
Stratégies |
Large réseau de solutionneurs et processus d’innovation ouverte. |
Fig. 1 – Le BM d’Innocentive.
Source : Lopez-Véga et Vanhaverbeke (2009), Liotard et Revest (2018).
Innocentive apparaît donc comme une plateforme créatrice de valeur : en proposant une intermédiation poussée, des outils numériques adaptés à chaque moment de la relation, en nouant des partenariats pour inciter à la venue de seekers et solvers, en proposant des règles strictes de gouvernance gérant les échanges, et en créant une stratégie dynamique de communication, la plateforme crée les conditions incitatives pour que solvers et seekers la rejoignent et y trouvent leur intérêt en termes de captation de valeur et de création de revenus.
99Plateforme publique et Agences Fédérales américaines : une intermédiation tournée vers la société
Les concours publics lancés par les Agences Fédérales américaines ont émergé dans le contexte d’engouement général pour ce dispositif, depuis plus d’une vingtaine d’années. Ce phénomène s’est traduit par un accompagnement institutionnel marquant venant alimenter le dispositif public de soutien à l’innovation en faveur des concours. L’intérêt de la part des pouvoirs publics pour ce dispositif s’explique également par un contexte de recherche plus tendu pour les Agences ces dernières années, marqué par la chute des budgets de recherche publique. Or, par le biais du concours, les frais de recherche sont supportés par les compétiteurs ou les équipes. Par ailleurs, contrairement à un système classique de subventions directes ou de contrat de recherche par lequel une Agence finance ex ante des résultats qui surviendront éventuellement ex post (incertitude radicale), le concours permet de ne rémunérer que le résultat, une fois celui-ci connu et sélectionné (Kalil, 201222). Cette externalisation d’une partie de la recherche publique conduit à faire peser une partie du risque sur les entreprises et leurs concurrents, et non plus sur l’Agence elle-même.
La configuration de l’intermédiation sur le site Challenge.gov créé en 2010 ressemble au premier abord à celle d’Innocentive puisqu’il y a intermédiation entre deux faces de marché (les Agences et les internautes). Parmi les nombreux acteurs déposant des concours, 4 dominent largement : la NASA, la HHS (Health and Human Services), l’Agence pour la Protection de l’Environnement et US Air Force. Le domaine des Sciences et Technique s’impose largement dans les concours, suivis par les domaines liés à la Santé, à l’Énergie et Environnement, à l’Éducation (Desouza et Mergel 2013)23. Ces concours sont récompensés à la fois par des primes monétaires et non monétaires. Les primes monétaires les plus élevées correspondent à des concours dans lesquels l’investissement en capital est fort, et où le besoin de savoirs spécialisés est important (domaine 100des sciences et technologie). Le montant actuel des primes s’échelonne sur un large spectre (de 1 000 dollars à 15 millions dollars). Les primes non monétaires couvrent quant à elles des concours visant à fournir des informations au public, le sensibiliser à une thématique particulière, ou faire évoluer certains comportements (Mergel et Ali, 201424).
La plateforme est gérée par un organisme : le General Services Administration (GSA)25 qui apporte un soutien en amont aux Agences. Les concours sont visibles sur la plateforme, et sont caractérisés par des résumés et par des liens vers des sites dédiés. Les primes monétaires associées y sont spécifiées et la durée des concours précisée. Cependant, contrairement à Innocentive, les Agences sont clairement identifiées (pas d’anonymat), et pour beaucoup de concours les primes peuvent être non monétaires. La cible de challenge.gov reste notamment le citoyen pouvant, individuellement ou en équipe, répondre à un défi. Les Agences sont libres de choisir l’origine des fonds si la prime est monétaire : soit publics, soit une combinaison public/privé. Elles peuvent collaborer entre elles pour soutenir un concours ou être en partenariat avec le secteur privé. Elles doivent mettre en place des comités d’experts externes (entreprises, une autre Agence, universités, associations…) qui aideront à la définition des thèmes porteurs de concours, ou procéderont aux évaluations nécessaires, et apporteront une assistance technique. Le design du concours peut varier : forme de la compétition (à un tour, à plusieurs tours), possibilité de collaboration des équipes concurrentes entre elles ou non. Les critères de sélection et d’évaluation sont multiformes. La politique de propriété intellectuelle est élaborée par chaque Agence qui décide de la voie à suivre pour traiter les transferts de droits. Sur ce point, la gestion de la PI est ici différente de ce que nous avons vu précédemment avec Innocentive. Chaque Agence fixe ses propres règles. Enfin, les participants aux concours peuvent être soit des citoyens ou des résidents permanents américains soit des acteurs économiques (Brennan et Ali, 201226, Lakhani et Tong, 101201227, Master, 2008). Le business model de la plateforme est résumé dans la figure 2.
Création de valeur pour les seekers et solvers |
Les seekers : Recevoir des solutions à des challenges sur des sujets technologiques et de société ; proposer des clauses de propriété intellectuelle ; sensibiliser différentes catégories de citoyens ; communiquer sur des sujets d’envergure sociétale (climat, environnement…). Les solvers : Proposer des solutions, se constituer en équipes, créer de nouvelles entreprises, se rendre visible. |
Capture de la valeur par Challenge.gov |
Les seekers : L’utilisation de la plateforme est gratuite pour les Agences ; les coûts supportés par les Agences sont les primes versées dans le cadre des concours. Les solvers : Pas de frais pour participer aux challenges, mais ils peuvent dépenser des sommes importantes pour la mise en œuvre de leur solution. |
Chaîne de valeur mise en place par challenge.gov |
GSA assure la gestion du site ; propose des formations (webminar) via la plateforme du GSA (digital.gov) ; fournit des études de cas ; analyse les primes et concours pour la communauté de pratique (CoP) constituée de 730 managers d’Agences Fédérales ; la CoP se réunit chaque trimestre ; permet aux Agences d’accéder à la communauté des solvers ; propose de l’expertise technique aux Agences ; une boîte à outils pour développer les concours est mise à disposition. |
Segment de marché |
Les seekers : L’ensemble des Agences Fédérales publiques et parapubliques ; défense, énergie, éducation, NASA… Les solvers : Entreprises américaines, internationales, citoyens ou certaines catégories (lycéens, étudiants). |
Valeur de réseau |
Les seekers : Obtenir rapidement des solutions via des équipes non conventionnelles pour des défis technologiques ; lancer des défis sur des enjeux sociétaux de grande ampleur qui diffuseront leurs résultats dans la société. Les solvers : Reconnaissance, création de start-up, emplois. |
Stratégie |
De plus en plus d’Agences et de défis lancés (100 Agences et 875 concours) ; des défis pour tous types de publics. |
Fig. 2 – Le BM de Challenge.gov. Source : Implementation of Federal Prize and Citizen Science Authority (2019)28 ; Liotard et Revest (2018) ; www.challenge.gov.
102Ainsi, l’intermédiation de la plateforme Challenge.gov, incarnée par le GSA, semble moins élaborée que Innocentive. Si le GSA assure la fonction de matchmaker au travers de services fournis aux Agences, il n’assure pas les fonctions de consultant et d’évaluateur. En effet ce sont les Agences, à l’origine des concours qui endossent directement ces deux dernières fonctions. Dans ce contexte, les fonctions de consultant et d’évaluateur sont exercées directement par les Agences Fédérales et répondent aux préoccupations de ces dernières. En d’autres termes, les Agences sont à l’origine de la rédaction des défis, de la détermination de la forme et du montant de l’évaluation des primes. Elles sont influencées lors de ces processus par leurs motivations, l’objectif principal étant l’incitation à l’innovation sur des domaines ciblés. Challenge.gov peut alors être considérée comme une plateforme « ressources » pour les Agences, leur fournissant toute l’aide nécessaire pour bien poster un concours, mais ne manageant en aucune façon lesdits concours.
Éléments d’analyse et conclusion
Une analyse comparative des deux plateformes permet de mettre en évidence des caractéristiques communes et divergentes dans les modes de gouvernance et d’organisation des échanges. Que ce soit par la voie d’une plateforme privée, ou par le biais d’un site public, la forme du concours est suffisamment souple pour permettre la prise en compte de différents critères dans son architecture. Toutefois, la divergence des méthodes suivies par Innocentive et par Challenge.gov est à mettre en lumière, même si le format général d’un concours est respecté (titre, résumé, date limite et montant de la prime). Innocentive propose une intermédiation poussée, socle de son business model, des règles fixes et un service payant pour le sponsor, à tous les stades de la relation. Elle contribue à sécuriser les transferts de propriété intellectuelle et à vérifier la faisabilité des solutions proposées par les internautes. La plateforme est au centre du dispositif. En revanche, challenge.gov ne suit pas d’objectif commercial. L’intermédiation est déléguée à un organisme gestionnaire qui assure essentiellement la fonction de matchmaker, en 103fournissant le support numérique. Les Agences ont directement la main sur les éléments cruciaux de l’architecture de leurs concours. Elles conservent donc le pouvoir de décision. Le but de la plateforme publique est donc d’offrir une visibilité aux concours des Agences Fédérales à destination du public, d’inciter et de guider l’innovation. À la différence d’Innocentive, Challenge.gov renvoie sur chacun des sites dédiés des Agences proposant les concours (ou en héberge certains directement). La plateforme publique se situe alors plutôt à la périphérie du concours (et non au centre comme Innocentive). L’intermédiation d’Innocentive repose quant à elle sur la mise en œuvre de caractéristiques techniques (espace numérisé, blog, project room…) et de services. L’intermédiation de challenge.gov est réalisée par GSA et repose uniquement sur la mise en valeur, la formation et la diffusion de l’information sur les concours. Même si les fonctions du business model sont remplies pour chacune des plateformes, la chaîne de valeur déployée par l’une et par l’autre laisse clairement entrevoir une finalité purement commerciale pour Innocentive dans un dispositif central et sophistiqué de la plateforme, et une finalité périphérique de Challenge.gov dans un dispositif plus simple et tourné vers la formation et l’aide aux Agences. Un prolongement de ce travail consisterait à conduire une réflexion sur les notions de business Model public et de valeurs « publiques ».
Isabelle Liotard
Université Paris 13
Valérie Revest
Université Lyon 2
1 Jean-Claude Rochet et Jean Tirole, « Two-sided markets : a progress report », the RAND Journal of Economics, 35(3), 2005, p. 645-667.
2 Henry Chesbrough, Open innovation : a new paradigm for understanding industrial innovation, in Chesbrough, H., Vanhaverbeke, W., West, J., (Ed) Open innovation, researching a new paradigm, Oxford University Press, 2006.
3 Ines Mergel, “Open innovation in the public sector : drivers and barriers for the adoption of Challenge.gov”, Public Management Review, 2017, p 726-745.
4 Innovation ouverte, distribuée ou partagée.
5 Eric Von Hippel, Democratizing innovation, Cambridge, Massachusetts, the MIT Press, 2005.
6 Jeff Howe, Crowdsourcing : why the power of the crowd is driving the future of business, New York, Crown Publishing Group, 2008.
7 Microsoft, Google, Philips, BMW, Orange… en sont quelques illustrations.
8 Sophie Renault, « Crowdsourcing : la nébuleuse des frontières de l’organisation du travail », RIHME, 2(11), 2014, p. 23-40.
9 Eric Schenk, Claude Guittard, « Towards a Characterization of Crowdsourcing Practices », Journal of Innovation Economics, 7(1), 2011, p. 93-107.
10 On peut citer le British Longitude Prize en Angleterre qui a permis d’améliorer le système de navigation, ou bien le concours lancé par Napoléon Ier visant à trouver un système de préservation des aliments (Adler 2011).
11 Jonathan Adler, « Eyes of a climate prize : rewarding energy innovation to achieve climate stabilization », Harvard Environmental Law Review, vol. 35, 2011, p. 1-45.
12 Suzanne Scotchmer, Innovation and incentives, Cambridge, Massachussetts, The MIT Press, 2006.
13 William Master., Accelerating innovation with prize rewards : a history and typology of prize contexts, with motivation for a new contest design, Purdue University, WP, 2008.
14 Thomas Kalil, Prizes for technological innovation, The Hamilton Project, The Brookings Institution, December, 2006.
15 Stephen Maurer, et Suzanne Scotchmer, Procuring Knowledge, in Libecap, G.D., (Ed) Advances in the study of entrepreneurship, Innovation and Economic Growth, vol 15, 2004, JAI Press (Elsevier Science)
16 Isabelle Liotard, Valérie Revest, Innocentive, vers un modèle hybride d’intermédiation de l’innovation sur Internet, in Coriat, B. (Ed) La crise de l’idéologie propriétaire et le retour des communs, Les Liens qui Libèrent, 2015.
17 Kevin Lakhani et Jill Panetta, « The principles of distributed innovation », Innovations, summer, 2007, p. 97-112.
18 C. Bessy et P.M. Chauvin, « The power of market intermediaries : from information to valuation processes », Valuation Studies, 1(1), 2013, p. 83-117.
19 C. Zott et R. Amit, « Business model design : an activity system perspective », Long range planning, 43(2-3), 2010, p. 216-226.
20 Nicolai Foss et Tina Saebi, Business models and business model innovation : Bringing organization into the field, in N. J. Foss & T. Saebi (Eds.), Business model innovation : The organizational dimension, Oxford University Press, 2015.
21 Henry Lopez-Vega et Wim Vanhaverbeke, How innovation intermediaries are shaping the technology market ? An analysis of their business model, no 20458, ESADE Business School, 2009.
22 Thomas Kalil, Grands Challenges, Office of Science and Technology Policy, Executive Office of the President, 2012.
23 Kevin Desouza et Ines Mergel, « Implementing open innovation in the public sector : the case of challenge.gov », Public Administration Review, vol. 73, 2013, p. 1-9.
24 Ines Mergel, Stuart Bretschneider, Claudia Louis et Jason Smith, The challenges of challenge.gov : adopting private sector business innovations in the Federal Government, 47th Hawaii International Conference on System Science, IEEE computer society, 2073-2082, 2014.
25 Le Government Accountability Office est l’organisme d’audit, d’évaluation et d’investigation du Congrès des États-Unis chargé du contrôle des comptes publics du budget fédéral des États-Unis.
26 Timothy Brennan, Molly Macauley et Kate Whitefoot, Prizes, patents and technology procurement : a proposed analytical framework, Discussion Paper, Resources for the future www.rff.org, May, 2012, p. 11-21.
27 Kevin Lakhani et Raymond Tong, Public–private partnerships for organizing and executing prize-based competitions, WP no 2012-13, Berkman Center for Internet & Society at Harvard University, 2012.
28 https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2019/06/Federal-Prize-and-Citizen-Science-Implementation-FY17-18-Report-June-2019.pdf
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN : 978-2-406-10497-1
- EAN : 9782406104971
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0089
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/06/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Économie, numérique, plateforme, innovation, business model