Le digital Un pied-de-nez humaniste à l’impensé du numérique
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Author: Loty (Laurent)
- Pages: 253 to 254
- Journal: Digital Studies
Le digital
Un pied-de-nez humaniste
à l’impensé du numérique
Les mots nous empêchent parfois d’autant plus de penser, que nous croyons penser grâce à eux. La meilleure manière de ne pas les employer aveuglément est d’enquêter sur les choix sémantiques du passé qu’ils transmettent avec eux1.
J’ai d’abord jugé que « digital » sonnait comme une soumission à l’impérialisme de l’anglais, et qu’il importait peu de rappeler que les doigts sont les premiers instruments pour compter. Mais plutôt que d’avoir un pied-de-nez, je préfère en faire un, et si possible à plusieurs mains, avec toute l’équipe des Études digitales.
« Digital » est emprunté à l’anglais en 1961 pour qualifier ce qui utilise un système d’information à caractère numérique. L’adjectif vient de « digit », qui signifie « chiffre », parce qu’il désigne le doigt. Cependant « digital » est aussi un vieux mot français emprunté au latin en 1732, dans l’Exposition anatomique de la structure du corps humain de Jacques-Bénigne Winslow.
Pourquoi préférer ce « digital », qui est le fruit d’échanges complexes entre le français et l’anglais à partir du latin, plutôt que ce « numérique », dérivé savant de « numerus », nombre en latin, et entré dans notre langue en 1616 ?
Pour ne pas oublier, à l’heure où les empreintes digitales sont numérisées, que le numérique est lui-même d’origine digitale, et que les techniques ne doivent pas virer à l’anti-humanisme. Pour rappeler que le chiffre, la mathématique et l’informatique sont d’origine humaine, et avec eux les logiciels, les moteurs de recherche ou les réseaux. Tout comme le savoir anatomique, autre conquête de l’humanisme avec 254l’imprimerie. Les techniques sont humaines, et leurs usages doivent le demeurer. L’enjeu majeur de la culture dite numérique est qu’elle soit une chance pour le développement de l’humanisme. Pour cela, mon petit doigt me dit qu’il vaut mieux savoir que le corps et l’esprit humains sont derrière la machine à calculer programmable, que le fait de computer (néologisme de Montaigne pour calculer) ne peut se passer d’un ordinateur (mot forgé en 1491 pour désigner celui qui institue quelque chose, qui met en ordre).
Les « humanités numériques » (« digital humanities ») sont des programmes de numérisation. Cette digitalisation n’est pas une fin en soi. En amont comme en aval, il y a des humains qui savent compter sur leurs doigts et qui, si on leur fait croire que les machines comptent toutes seules, doivent se moquer des mystificateurs, numériques ou digitaux, et leur faire un beau pied-de-nez.
Laurent Loty
CNRS
1 Voir notamment le Trésor de la Langue Française Informatisé, 1971-1994, URL : http://atilf.atilf.fr/tlfi.htm