Introduction
- Publication type: Journal article
- Journal: Études digitales
2016 – 1, n° 1. Le texte à venir - Authors: Cormerais (Franck), Gilbert (Jacques Athanase)
- Pages: 11 to 16
- Journal: Digital Studies
Introduction
Cette revue ne sera pas une revue, c’est-à-dire une expression panoramique des activités culturelles, littéraires et politiques de notre temps. Il y a très peu de chose qui doivent nous intéresser dans cette revue, ou en d’autres termes nous ne devons pas donner l’impression que nous sommes curieux de tout. Ou encore, nous ne devons nous intéresser qu’au tout, là où le tout est en jeu, et toujours retrouver cet intérêt et cette passion du tout ; puis, nous devons nous demander si l’intérêt essentiel ne va pas aussi à ce qui est en dehors de tout.
Maurice Blanchot, Texte préparatoire au projet de « Revue Internationale » (1960-1964), publié dans la revue Ligne no 11, 1990.
La revue Études digitales
Depuis quelques années, nombre de livres et d’articles décrivent les changements qui s’opèrent sous l’effet des technologies digitales, il y est question de « révolution », de « conversion », de « grands bouleversements », de « changements paradigmatiques » qui touchent progressivement tous les domaines de la société dans ses modèles économiques et politiques, dans la vie sociale et même la conscience intime des individus. La société paraît se transformer dans une reconfiguration des activités cognitives et mnésiques. Ces changements fascinent autant qu’ils inquiètent ou interrogent.
Pour comprendre ce monde nouveau, il faudrait – à en croire certains – que chacun procéde à une constante et indispensable « mise à 12jour » de toutes ses activités et représentations pour ne pas se trouver en dehors du mouvement en cours et risquer de se trouver frappé d’une obsolescence soudaine. Un grand patron résumait ainsi le phénomène : vous vous réveillez le matin et votre cœur de métier a disparu. Ce phénomène concerne-t-il aussi les institutions savantes ? Se trouve-t-il à même de transformer le savoir en profondeur ? L’effacement de la plupart des encyclopédies, parfois séculaires, devant Wikipédia semble indiquer cette tendance. Il ne s’agit pas simplement d’une préférence pour la gratuité mais bien d’une transformation de toute l’écologie des savoirs. Les universités risquent-elle, à leur tour, de se trouver menacées de la même manière, si elles ne procèdent pas aux adaptations nécessaires comme l’affirment déjà certaines prédictions ? Les savoirs qui n’auront pas su prendre en compte ces mutations deviendront-ils également inutiles et obsolètes ? Certains signes sont éloquents : les classements des universités sont souvent inversement élevés selon la place qu’elles accordent aux sciences humaines.
Un profond bouleversement semble se produire dans la compréhension du monde et au-delà dans les représentations que nous en avons. Certains n’annonçent-ils pas « la fin de la théorie » avec l’avènement des Big data ? Avec la masse des données et leurs corrélations, il n’y aurait plus besoin de causalité ni d’explication causale. Nous serions amenés à vivre au sein d’un monde peut-être plus « intelligent » mais moins compréhensible. L’éventualité d’une telle situation, aussi smart soit-elle, interroge le projet d’accroître la lisibilité du monde qui constitue le cœur des sciences humaines. Ce tableau ne serait toutefois pas complet s’il n’était pas fait état des Cassandre qui annoncent les temps sombres du contrôle biopolitique et algorithmique. Ils développent un techno-pessimisme non dépourvu d’arguments.
Toutefois il faut laisser les prêches aux prêcheurs car il est aussi possible de regarder la situation actuelle avec un point de vue plus distancié et nuancé. En effet, la nouveauté de notre contemporanéité est toute relative. D’abord, le processus de digitalisation a été entrepris il y a déjà plusieurs décennies mais surtout il s’inscrit à la suite de la longue chaîne de l’écriture et du calcul – littératie et numératie – dont il constitue le prolongement. Ses catégories fondamentales trouvent leur source dans les premières inscriptions sur des tablettes d’argile en Mésopotamie. Nous pouvons considérer, en reprenant les propos de 13Jack Goody sur l’écriture, que les instruments digitaux relèvent d’une « technologie de l’intellect ». En cela, l’impact des technologies digitales doit être appréhendé dans l’horizon d’une courte et d’une longue durée. La réticence moderne envers l’inscription digitale ne retrouve-t-elle pas celle de Platon envers l’écriture dans Le Phèdre, ou celle d’Isocrate dans son discours Contre les sophistes ? Se trouvent en effet également mises en jeu les questions de la mémoire et celles de la transmission qui supportent toute politique. S’agit-il de réponses nouvelles à de vieilles questions ? Ou plutôt : de questions nouvelles à des réponses qui constituaient notre environnement familier ?
C’est la responsabilité d’une communauté de chercheurs de mettre en garde, mais aussi d’imaginer les futurs possibles et d’en accompagner le mouvement. Le chercheur produit du sens et sa tâche, herméneutique et heuristique, demeure toujours celle d’accroître la compréhension du monde au milieu des situations les plus variées et, le plus souvent, à travers le prisme de sa spécialité. Il paraît désormais nécessaire d’appréhender ce que le digital fait aux disciplines scientifiques.
Toutes les disciplines universitaires, en sciences humaines, en littérature ou en art, se trouvent modifiées et parfois renouvelées par l’emploi des technologies digitales. Cela va des pratiques les plus anodines, les plus transparentes, aux utilisations et conceptions dédiées qui n’existeraient pas sous une autre forme que celle que la digitalisation leur confère. L’imprégnation digitale demeure très variable et diverse selon les disciplines mais ce qui la caractérise, dans presque tous les cas, tient à une articulation qui permet de questionner différemment ou de travailler sur de nouveaux objets. Les études digitales interrogent les cadres disciplinaires, que cela joue à la marge ou se trouve au cœur de la problématique des objets d’étude. La revue Études digitales se propose donc de faire se rencontrer les disciplines autour d’objets communs ou partagés. Ce faisant, les disciplines pourront envisager leur propre rapport à la digitalisation mais aussi la relation qui les unit ou les différencie des autres disciplines dans un contexte digital.
Pourquoi intituler cette revue Études digitales et non pas Études numériques ? Le choix du nom et celui du support indiquent un programme. Notre choix est celui d’un décalage certain, pleinement assumé, et s’il suscite le débat, cela nous convient parfaitement. Le choix de « digital » tente de restituer la sensation du toucher, ce qui produit une double 14digitalisation : celle du nombre mais aussi celle du contact avec cette matière calculée. Le terme « digital » réinstalle la dimension phénoménologique qui fait que toute pensée se trouve à un moment incarnée. Notre relation au calcul, à ce qu’on désigne parfois comme l’immatériel malgré la matérialité bien tangible des outils, se présente toujours, d’une manière ou d’une autre, dans une charnalité dont la limite se tient dans la plénitude incurvée du bout des doigts.
Cette ambivalence de la charnalité et du calcul, nous la revendiquons comme l’expression la plus adéquate de la tension qui traverse la totalité des études digitales. Celles-ci ne sont en effet réductibles ni au code, ni aux disciplines qui constituent le domaine des sciences humaines. Relativement au choix de « digital », nous consacrons dans ce premier numéro la rubrique « Controverses & nomenclatures » à cette question. Nous invitons plusieurs membres de nos comités éditorial et scientifique à s’exprimer sur les deux termes.
Les études digitales désignent l’espace émergeant du contact entre des domaines adjacents, imbriqués les uns dans les autres et pratiquement irréductibles au strict partage disciplinaire. Le choix d’une revue papier qui paraîtra deux fois par an est aussi celui d’une certaine lenteur dans un secteur caractérisé par son rythme trépidant, jusqu’à la haute fréquence des flux informationnels. Dans un environnement qui semble avoir fait du changement un trait majeur de notre hypermodernité, il paraît utile de retrouver l’allure de la pensée réflexive afin de rendre possible les conditions d’une méditation sur ce qui nous arrive. Ce terme peut paraître aujourd’hui désuet. Pourtant, à l’époque du syndrome de déficit de l’attention, il est certainement utile de retrouver ce qui a toujours constitué la condition même de la vie de l’esprit. Ainsi nous proposons de fixer notre attention et de mener notre réflexion sur les conditions digitales de nos existences. Ce choix du papier n’empêche pas la revue de trouver par la suite l’environnement digital que nous préparons et d’être simultanément disponible en format électronique.
La présentation de la revue serait incomplète si nous n’évoquions pas les personnes qui l’ont rendue possible : les collègues de toutes disciplines qui nous ont permis de constituer les comités, éditorial et scientifique, les contributeurs qui ont bien voulu accepter de participer à ce qui n’était encore qu’un projet. Une mention spéciale pour Laurent Loty qui a joué, depuis le début, le rôle bénévole de conseiller. Un grand 15merci à Daphné Vigon, Armen Khatchatourov et leur équipe, pour la prise en charge de la rubrique de recensions « Index » qui, par son ampleur, constitue une dimension forte de la revue.
La revue s’appuie sur des chercheurs confirmés mais elle doit également demeurer un espace ouvert afin de rester constamment attentive à la jeunesse de l’esprit. Le souhait d’un passage intergénérationnel a guidé notre intention.
Le texte à venir
Le choix d’intituler le dossier thématique « Le texte à venir » pour ce premier numéro s’est imposé quand nous nous sommes demandés : comment commencer, quel commencement recommencer ? Le titre évoque bien sûr Maurice Blanchot et Jacques Derrida mais il rappelle également que l’inscription digitale, fût-elle composée de 0 et de 1, selon une logique binaire, relève bien de la « raison graphique ». Le dossier aborde les dimensions variées de la textualité digitale. Pour débuter, Olivier Rey, dans Princes et princesses, développe une forme d’archéologie symbolique du scripturaire. Plusieurs articles envisagent la relation du texte aux données : Franck Cormerais aborde le traitement des textes par la logique des formats et l’herméneutique qu’elle suscite, Clémence Jacquot appréhende cette relation du texte à ses données comme une mutation de la vie de l’esprit et de la pensée dans le rapport au texte lui-même. Shinya Shigemi interroge la condition de l’organisation des savoirs. Jacques Athanase Gilbert pose la question de la transmission entre texte, récit et traitement algorithmique des données. Trois articles abordent le thème du texte dans sa dimension littéraire transformée par le digital : Véronique Béghain propose une lecture de la traduction de Moby Dick en émoticones, Jessica de Bideran présente la patrimonisation du texte mauriacien à travers sa numérisation et sa muséalisation. Gilles Bonnet enfin interroge la scénarisation « intermédiaire » du site Web des écrivains. Dans un domaine un peu différent Pierre Maréchaux s’intéresse à l’impact des technologies digitales sur l’écriture musicale en soulignant les transformations qu’elle impose ou les ouvertures 16qu’elle autorise à la composition en s’appuyant sur des œuvres de musique contemporaine. En complément du dossier, Éric Guichard présente un hommage à Jack Goody qui nous a quitté cet été 2015. Le « grand entretien » avec Emmanuël Souchier s’inscrit également dans cette thématique du texte. Nous remercions Laurent Loty pour avoir organisé la rencontre et participé à l’entretien. Nous remercions également Emmanuël Souchier d’avoir accepté de commencer avec nous ce « grand entretien » et de faire avec nous le point sur l’énonciation éditoriale vingt ans après l’article fondateur sur les « écrits d’écrans1 ».
La rubrique « Varia » propose des contributions qui ne sont pas en lien direct avec la thématique du numéro. Pour ce premier numéro, Bernard Stiegler revient sur la notion d’études digitales et interroge la disruption organologique des savoirs. Philippe Béraud initie une rubrique « Économie digitale » avec un article consacré à la gratuité. De la même façon, Jean-Paul Fourmentraux propose la première contribution à une rubrique « Art digital » qui traite des relations des arts, tous les arts, avec le digital. Une rubrique « Controverses & nomenclatures » propose des contributions courtes sur un sujet qui prête à discussion ou à réflexion. Pour ce numéro la question porte sur le choix de « digital » ou « numérique ». Une rubrique « Institutions » est consacrée aux annonces et aux travaux des portails et des institutions. Dans ce numéro, il s’agit de l’IRI, sa base de données et ses séminaires.
Les recensions sont présentées sous le titre « Index ». Daphné Vignon et Armen Khatchatourov présentent leur travail et celui de leur équipe en début de rubrique.
Le dossier thématique du numéro deux sera consacré au « Gouvernement des données » et celui du numéro trois à « L’immersion ».
Franck Cormerais
et Jacques Athanase Gilbert
1 Sur les « écrits d’écrans » : Emmanuël Souchier, « L’écrit d’écran, pratiques d’écriture & informatique », Communication et langages, année 1996, volume 107, p. 107-119. Sur « l’énonciation éditoriale » : Emmanuël Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, année 1998, volume 6, p. 136-146.
- CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- ISBN: 978-2-406-06193-9
- EAN: 9782406061939
- ISSN: 2497-1650
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06193-9.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-29-2016
- Periodicity: Biannual
- Language: French