[Introduction à la deuxième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Éthos et Style chez les traducteurs de poésie. Keats, Leopardi et Heine en français
- Pages : 241 à 243
- Collection : Investigations stylistiques, n° 16
Cette partie présente des études de cas qui s’appuient sur les conclusions et hypothèses des chapitres précédents, qu’elles visent à mettre à l’épreuve et enrichir au moyen d’analyses de poèmes restitués à leur unité et à leur cohérence internes.
J’ai utilisé les trois indices statistiques présentés au chapitre 5 pour sélectionner les textes qui font ici l’objet d’une étude détaillée, et éviter le biais qu’impliquerait un choix fondé sur la seule intuition, qui peut amener à retenir des textes sur des critères subjectifs ou encore, sans en avoir nécessairement conscience, à choisir les versions qui se conforment le mieux à la grille d’analyse mobilisée. Adopter une méthode de sélection est d’autant plus important que mon objectif est de comparer à chaque fois deux textes au moins. On peut constituer, par exemple à partir des 40 versions de « L’Infini », 780 paires distinctes. La méthode de sélection, nécessaire, n’est évidemment pas garante de l’intérêt des analyses, mais du moins, elle est consciente, explicite et, si besoin, amendable et reproductible.
Pour chacun des trois chapitres de cette partie, j’ai utilisé comme outil de sélection principal l’un des indices statistiques du chapitre 5, respectivement la longueur, les formes poétiques et le lexique. J’ai à chaque fois sélectionné des traductions d’un même écrivain d’origine, afin de rendre le parallèle plus efficace, les différences ou similarités plus aisément perceptibles, et afin de pouvoir mener une étude comparée de deux versions ou plus.
Dans les deux premiers chapitres, j’ai retenu les cas qui se différencient le plus fortement de la norme, selon le principe formulé par Baker : c’est précisément « la disponibilité d’une toile de fond d’événements linguistiques répétés dans le corpus qui permet de décrire » les textes qui se distinguent nettement des autres « comme “différents” et donc “intéressants”, de sorte qu’ils méritent d’être étudiés plus en profondeur » (Baker, 1996, p. 5). Le chapitre 6 compare la version française la plus courte du poème de Leopardi (Orcel, 1979), ainsi que les deux réécritures qui lui succèdent (Orcel, 1982 et 1995), avec la version la plus longue du xxe siècle (Barthouil, 1981), à l’exception de celle de Bonnefoy, étudiée dans le chapitre 11. Au siècle précédent, trois traducteurs en vers 242métriques signent des textes plus longs que celui de Barthouil ; mais j’ai choisi ici de comparer des versions de même époque, émanant l’une et l’autre de traducteurs à l’éthos de critique. Le chapitre 7 compare deux versions de « La Loreley » qui se distinguent par le choix d’une forme poétique singularisante : Marc-Monnier (1878) et Guillevic (1991) sont les seuls à traduire respectivement en heptasyllabes et en hexasyllabes. D’autres versions se singularisent par la forme, mais celles-ci m’ont semblé intéressantes car elles émanent l’une et l’autre de traducteurs à l’éthos d’écrivain, cette fois-ci appartenant à des époques différentes.
Dans le dernier chapitre de cette partie, j’ai sélectionné des textes qui se différencient et d’autres qui se conforment à la norme lexicale, l’opposition entre consensus et originalité me semblant particulièrement pertinente pour ce qui concerne le lexique. J’ai retenu la version la plus conforme du sonnet de Keats (Wagemans, 1945) et la moins conforme (Matthey, 1950). La première est en vers libres, la seconde en alexandrins ; il m’a paru intéressant ici d’enrichir la diversité formelle de ces deux cas en leur en adjoignant deux autres : une version en prose (Lalou, 1944), dont l’indice de conformité lexical est presque aussi élevé que celui de la version en vers libres ; une version dans un vers fortement singularisant, le 14-syllabe (Dandréa, 1952), dont l’indice de conformité lexical est relativement bas.
Chaque cas est étudié non pas seulement du point de vue de la norme ayant permis sa sélection, mais sous d’autres aspects, et en prenant en compte le péritexte, dans son articulation au texte, ainsi que des phénomènes qui ne se prêtent pas à une approche quantitative ou pour lesquelles elle semble moins productive, comme certains aspects de la syntaxe ou la figuralité. De l’étude des versions ainsi sélectionnées et regroupées ressortent des similarités et des différences, qui apportent un éclairage sur des aspects abordés dans la première partie et ouvrent vers d’autres voies.
De grandes lignes de force se dégagent, que l’on retrouve d’une étude à l’autre et qui sont celles de l’ensemble du corpus, mais d’autres appariements de textes auraient fait ressortir des éléments différents. Ce qui apparaît en tout cas, me semble-t-il, c’est la productivité de la méthode comparative appuyée sur un multitexte, méthode qui permet, outre l’étude contrastive de deux poèmes traduits ou plus, de se placer, 243pour un phénomène donné, à des échelles différentes entre lesquelles on peut aisément circuler : depuis le niveau du texte, dans son unité et son autonomie, jusqu’à celui du multitexte, en passant par des groupes de versions de tailles variées. Je serai amenée, comme précédemment, à adopter différents points de vue : j’étudierai parfois de près les cas, parfois d’un peu plus loin, en les mettant en perspective par rapport à l’ensemble des autres versions et en procédant à des coups de sonde d’ordre statistique, afin de mieux évaluer si les choix des auteurs ont une valeur de singularisation ou sont au contraire conformes à la norme majoritaire. J’ai en revanche choisi de me limiter à cette approche interne du corpus, sans recourir, sauf très ponctuellement, aux études sur les traducteurs qui sont aussi des écrivains, quand elles existent, en particulier pour Guillevic et Matthey.
À travers ces cas, sélectionnés en raison de leur diversité, la question centrale demeure celle de la réénonciation traductionnelle, ses traces dans le texte traduit et autour de celui-ci, sa mise en scène, c’est-à-dire ce que j’ai appelé la « marge de réénonciation traductionnelle ». Le premier chapitre s’intéresse ainsi de plus près au rapport entre texte traduit et commentaire, qui caractérise souvent les traductions émanant de traducteurs-critiques et que j’ai décrit comme fonctionnant sur le principe d’une boucle légitimante. Le deuxième chapitre, qui compare deux versions de traducteurs-écrivains parues à presque un siècle d’écart, pose la question de la réénonciation de l’éthos poétique, à travers une étude en particulier du rythme et de la vocalité, ainsi que des images des instances d’énonciation du poème – le locuteur représenté dans le texte, l’énonciateur d’origine et son réénonciateur, le traducteur. Le troisième chapitre, qui analyse quatre versions très différentes les unes des autres, s’intéresse à l’interaction qui se produit entre le poème traduit et une partie du péritexte pas encore abordée, la biographie de l’écrivain d’origine. Il montre en outre comment des traducteurs à l’éthos d’éditeur, de critique et d’écrivain se réapproprient le poème en le situant différemment dans le champ esthétique français, faisant de Keats un contemporain des romantiques, des symbolistes ou des nouveaux lyriques.
- Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- ISBN : 978-2-406-16448-7
- EAN : 9782406164487
- ISSN : 2271-7013
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16448-7.p.0241
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/05/2024
- Langue : Français