The Political Aristotle and Arab Philosophers
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2021 – 1, n° 18. Philosophie politique et arts de gouverner à l’Âge classique de l’Islam - Author: Abbès (Makram)
- Pages: 21 to 74
- Journal: Ethics, Politics, Religions
L’Aristote politique
et les philosophes arabes
Étudier l’influence de la philosophie politique d’Aristote sur les philosophes arabes de l’époque médiévale est un exercice triplement difficile. Il est d’abord conditionné par l’interprétation du sens des textes d’Aristote et de l’éventuelle évolution de sa doctrine par rapport à celle de Platon. Même de nos jours, les désaccords entre les spécialistes de son œuvre sont nombreux : la phronèsis par exemple qui est l’une des notions les plus centrales dans la pensée d’Aristote est considérée par certains comme une forme élevée de savoir appuyée sur la droite règle qui sert de guide pour l’intellect pratique, alors que d’autres estiment que la norme de la prudence est moins de nature épistémologique qu’anthropologique, et que c’est l’homme prudent lui-même, qui agit dans un univers contingent et indéterminé, qui est l’incarnation immanente de cette vertu1. Ces interprétations peuvent aussi diverger en fonction des contextes. Au Moyen Âge, après la traduction de la Politique d’Aristote au xiiie siècle par Guillaume de Moerbeke, les principales discussions tournaient autour de la constitution mixte, alors qu’au xxe siècle, après les catastrophes humaines qui semblaient être l’un des effets d’une modernité technique arrogante et insensée, le retour à la phronèsis aristotélicienne permettait de penser la raison pratique comme sagesse, et de militer pour l’idée d’un pouvoir sage, accordant le désir correct avec les biens recherchés et l’intelligence de l’action humaine.
La deuxième difficulté qui guette l’étude de l’influence des idées politiques d’Aristote sur les philosophes arabes touche à l’identité même de l’Aristote qu’ils ont connu. Certains textes apocryphes comme la Théologie lui furent attribués et ont été utilisés par de nombreux auteurs 22dans leurs travaux alors qu’il s’agit d’une compilation des livres IV-VI des Ennéades de Plotin2. Altéré par l’attribution de doctrines qu’il aurait peut-être reniées, cet Aristote qui arrive chez les Arabes à partir du ixe siècle est, de surcroît, transfiguré par des siècles de commentaires de ses œuvres par les péripatéticiens comme par les néoplatoniciens d’Athènes et d’Alexandrie3. De telles interventions qui deviennent parfois des doctrines faisant consensus ou des postulats indiscutables dans les différents courants de pensée ont sans doute laissé leurs empreintes dans l’approche d’Aristote par les philosophes arabes. Même Averroès, dont le projet s’appuyait sur une table rase des opinions formulées autour de l’œuvre du Stagirite et sur la volonté d’expliquer Aristote par Aristote afin de retrouver la cohérence globale de ses textes et la signification de son projet scientifique, a dû céder la place aux influences des commentateurs grecs, des péripatéticiens arabes ou même de ceux, comme Avicenne qui, à ses yeux, ont cherché à altérer le « vrai » Aristote.
Enfin, dans le domaine strictement politique, on sait que la Politique d’Aristote a eu un impact déterminant sur le contexte latin à partir de sa traduction au xiiie siècle et son arrivée en même temps que les textes des philosophes arabes dans les centres intellectuels de l’Europe médiévale. Aussi fut-elle à l’origine des travaux importants de Gilles de Rome, Ptolémée de Lucques ou Marsile de Padoue, alors que ce texte ne fut pas connu en langue arabe au Moyen Âge et qu’il n’avait joué aucun rôle dans la carrière philosophique d’al-Kindī (801-873), d’al-Fārābī (870-950), de Miskawayh (932-1030), d’Avicenne (980-1037), d’Avempace (m. 1138) ou d’Averroès (1126-1198). Peut-on alors, dans ces conditions, continuer à parler d’influences exercées sur eux par la philosophie politique d’Aristote ?
23Ces différents éléments (d’abord l’interprétation de la philosophie politique d’Aristote en comparaison, notamment, avec celle de Platon ; ensuite l’appréciation de l’intérêt des Arabes pour leurs textes dans un milieu religieux qui pouvait conduire à des résistances à l’égard de certains aspects de cette philosophie, voire à son rejet total ; enfin l’absence tout court du texte de la Politique dans les centres intellectuels de l’Orient et de l’Andalousie), tous ces éléments ont fait que depuis les travaux pionniers de Leo Strauss et de Muhsin Mahdi sur la philosophie politique arabe, notamment celle d’al-Fārābī, un parti-pris pour le platonisme des « falāsifa » a été érigé en ligne interprétative de la plupart des textes ayant un contenu politique4. Ainsi, la science politique, habituellement abordée comme un effet de la métaphysique chez al-Fārābī, devient, par un renversement des perspectives de lecture cher à Leo Strauss, le domaine qui donne naissance à la métaphysique et fonde la théologie5. Un accident de l’histoire (l’absence d’une traduction de la Politique) est lu comme le signe d’un refus volontaire d’utiliser ce texte, et d’une préférence accordée aux Lois de Platon pour comprendre le domaine de la philosophie politique. Même chez un auteur comme Averroès, dont l’adhésion à Aristote ne faisait pas l’ombre d’un doute, on a trouvé dans sa manière d’interpréter tel ou tel ou point, de s’écarter de la doctrine du Stagirite ou de travailler à rendre plus cohérente l’approche globale de ses textes un signe de platonisme déguisé6. Trop dangereux pour la culture religieuse de l’islam en raison de la confiance excessive qu’il accord aux pouvoirs de la raison humaine, Aristote, en tant que penseur politique, devait être relégué à un second plan et céder la place à un Platon qui enseigne que l’homme doit certes faire des efforts pour accéder à la sagesse, mais que celle-ci est le fruit de l’enseignement des révélations prophétiques. Elle ne peut donc être accessible à l’homme tant qu’il ne s’en est pas remis à Dieu. Objet du 24désir de l’homme, la sagesse n’est obtenue que grâce à l’assistance divine. Selon cette lecture, Aristote et sa Politique étaient compatibles avec le christianisme, alors que pour le cas de l’Islam, on avait besoin de textes comme la République et les Lois pour articuler merveilleusement bien la prophétie et la législation politique. L’analyse adossée à la lecture straussienne enchaîne les postulats non élucidés comme s’ils étaient des vérités indiscutables : les philosophes arabes n’ont pas subi l’influence politique d’Aristote, celui-ci n’a pas développé une philosophie de la loi, et son enseignement est incompatible avec les religions révélées. À ces postulats s’ajoutent, d’un côté, les interprétations personnelles des religions comme si elles étaient des essences fixes, dépourvues de toutes historicités, et d’un autre côté, une méthode de lecture des travaux de tel ou tel auteur qui érige un texte en centre à partir duquel les autres livres sont analysés et compris. Ce texte central qui doit contenir le dernier mot de l’auteur, sa position doctrinale ultime ou la vision intellectuelle secrète qu’il a bien camouflée par un art d’écrire ésotérique se transforme en instrument de la résolution des tensions, en outil permettant de concilier les divergences au sein de l’œuvre ou de justifier les contradictions exprimées en son sein7.
En réaction à ces lectures, d’autres approches ont cherché à s’en tenir à des principes « positivistes », ne faisant confiance qu’à ce que l’histoire de la transmission des textes nous apprend à propos de leur disponibilité et circulation dans les milieux philosophiques. Or, de ce point de vue-là, et qu’il s’agisse de Platon ou d’Aristote, les textes politiques connus chez les Arabes sont probablement issus de sommaires ou de paraphrases faits par Galien (pour la République) ou Porphyre (pour l’Éthique à Nicomaque). Les vrais maîtres grecs n’étaient pas accessibles en raison de ces contingences historiques, et leurs pensées n’étaient finalement abordées qu’à travers de nombreux philtres hellénistiques, néoplatoniciens ou autres. Dans ces approches, lorsqu’on découvre un écart important entre les textes d’al-Fārābī ou d’Averroès et ceux des maîtres grecs, on le justifie par la présence d’un 25corpus lacunaire, et du moment qu’on constate la présence de points originaux, on suppose qu’ils ont été puisés chez un anonyme ou chez un commentateur grec dont l’original a été conservé uniquement en langue arabe8. Ainsi, les auteurs arabes reflètent ou bien un échec de la lecture (dû à l’indisponibilité des bons textes) ou bien une découverte merveilleuse d’un penseur grec connu ou anonyme dont on peut contempler le génie dans la traduction arabe conservée de son œuvre. Dans les deux cas, le centre de l’approche ou l’arrière-fond de l’analyse n’est pas la philosophie politique arabe mais la philosophie des prédécesseurs grecs.
Inscrit dans une ligne interprétative consciente de ces différentes difficultés, le présent travail va chercher à repérer les dimensions majeures de cette influence en tenant compte du fait qu’elle peut s’exercer à partir de textes qui ne sont pas forcément politiques. De même, en abordant la question de l’influence, il ne s’agit pas de faire un inventaire des mentions de l’« Aristote politique » chez les différents auteurs, ni d’occulter l’originalité de l’approche d’un al-Fārābī ou d’un Averroès afin de montrer à tout prix qu’ils furent les fidèles transmetteurs des idées du Stagirite dans le contexte arabe médiéval. Une telle démarche fait l’impasse sur les interactions entre les pensées, néglige les formes d’intelligence ou d’audace intellectuelle qui peuvent amener à mettre en évidence un aspect mal expliqué dans les textes d’Aristote, ou même à montrer qu’on peut, en partant de la défense de ses positions théoriques, arriver à des résultats dans lesquels on ne reconnaît plus ses options de départ.
Le corpus politique d’Aristote en langue arabe
Si nous laissons de côté les textes apocryphes dont il sera question à la fin de cet article, le corpus aristotélicien qui a pu nourrir la réflexion des philosophes arabes sur la politique contient tout sauf la Politique9. 26Mais ce « tout » peut être réduit à un seul texte qui est l’Éthique à Nicomaque. La Politique qui a exercé une influence considérable sur les Latins à la fin du Moyen Âge n’a de toute évidence pas été traduite en arabe avec les autres œuvres d’Aristote. Certains auteurs mentionnent ce texte en donnant l’impression qu’il a pu exister, alors que d’autres affirment explicitement qu’ils n’ont pas pu y accéder, et qu’il était donc indisponible en arabe. Dans cette deuxième catégorie, le plus explicite est Averroès, qui affirme au début de son Commentaire de la République de Platon que faute d’avoir sous la main le livre d’Aristote qui constitue la deuxième partie de cette science (la première partie étant consignée dans l’Éthique à Nicomaque), il a recouru à la République afin d’en explorer le contenu10. Quant aux auteurs qui ont mentionné la Politique en donnant l’impression qu’ils l’avaient à leur disposition, il faut savoir que ces mentions reposent le plus souvent sur des ouvrages bibliographiques ou des descriptions contenues dans certains commentaires des œuvres du Stagirite. C’est ce que nous observons dans le passage où al-Kindī énumère les livres d’Aristote, et décrit le but qu’il a assigné à chaque recherche philosophique. Dans ce texte intitulé De la quantité des livres d’Aristote, il mentionne la Politique composée de huit livres, ce qui pourrait faire croire à l’existence du véritable texte. Or, al-Kindī note que son contenu comme certains livres sont exactement semblables 27à l’Éthique à Nicomaque. Cette information montre qu’il s’agit plutôt de l’Éthique à Eudème, texte qui contient ces caractéristiques :
Le but d’Aristote dans son deuxième livre relevant de l’éthique et de la politique, et intitulé Politika qui signifie « civil », et qui est dédié à l’un de ses amis, est semblable aux buts assignés au premier livre [i.e. l’Éthique à Nicomaque]. Ici, il aborde plus la politique civile, mais certains chapitres sont exactement les mêmes que les chapitres du premier livre11.
D’autres auteurs évoquent le Livre de la politique ou le Livre sur le gouvernement des cités d’Aristote, mais ils renvoient par là au Secret des secrets, également appelé De la politique ou bien à l’une des épîtres d’Aristote à Alexandre le Grand, qui a pour titre Sur le gouvernement des cités. C’est le cas de l’historien andalou des sciences, Ṣā‘id al-Andalusī (1029-1070) qui mentionne, dans la liste des ouvrages d’Aristote, des titres portant sur le gouvernement des cités, et d’autres traitant du gouvernement domestique, en plus des traités consacrés à l’éthique12. De même, le polygraphe al-Mas‘ūdī (m. 956) note dans le Livre de l’avertissement et de la révision que la philosophie politique d’Aristote est contenue dans son livre De la politique civile (al-Siyāsa al-madaniyya), chose qui porte à croire qu’il s’agirait de la Politique, mais la description du contenu de ce texte et des principales idées qu’il renferme montre qu’al-Mas‘ūdī fait un bref résumé des idées consignées par al-Fārābī dans l’ouvrage portant le même nom13. La prudence est donc de mise dès lorsqu’il est question du titre attribué à la Politique d’Aristote en langue arabe.
En ce qui concerne les philosophes politiques qui avaient une connaissance approfondie du corpus aristotélicien, nous trouvons dans le Livre des lettres d’al-Fārābī la mention du « livre d’Aristote sur la science politique », ce qui fait penser immédiatement à la Politique14. Mais cette interprétation adoptée par Shlomo Pines pour appuyer l’idée générale de l’existence au moins du premier ou des deux premiers livres de ce texte est erronée du fait que le livre auquel renvoie al-Fārābī dans ce passage 28n’est autre que l’Éthique à Nicomaque. En effet, le passage cité concerne les relatifs et leur rapport aux catégories, sujet qu’Aristote n’aborde pas au début de la Politique15. Quant au passage de la Politique (I, 3, 1253 b 21-23) que Shlomo Pines rapproche du texte d’al-Fārābī, il est très différent de ce qu’en dit ce dernier puisqu’il concerne la nature de l’esclavage : est-il juste parce qu’il repose sur la nature ou injuste parce qu’il est fondé sur la force ? Enfin, un autre texte écrit par Miskawayh, et auquel Shlomo Pines se réfère pour montrer l’existence de deux livres de la Politique en langue arabe pourrait renvoyer plutôt à l’une des pièces maîtresses des Lettres d’Aristote à Alexandre, intitulée, selon les manuscrits, De la politique (al-Siyāsa), De la politique des cités (Siyāsat al-mudun) ou De la politique générale (al-Siyāsa al-‘āmmiyya). Le mot « siyāsa » étant interchangeable avec « tadbīr » (politique, gouvernement, conduite, direction), il est fort possible que le titre cité par Miskawayh, (Tadbīr al-mudun, Du gouvernement des cités) renvoie à ce livre16. Le fait qu’il mentionne que ce texte est composé de deux livres (maqālatān) confirmerait cette hypothèse puisque l’épître attribuée à Aristote contient dans certains manuscrits deux parties : « Des qualités du roi » (« Fī ṣifāt al-malik ») et « De la réforme des cités » (« Fī iṣlāḥ al-mudun »).
D’une manière générale, il est utile, en abordant le corpus aristotélicien mentionné par les penseurs de l’Islam ainsi que les passages cités dans leurs ouvrages, de distinguer trois niveaux. Le premier est celui de la citation des titres et de certains contenus qui peuvent provenir des catalogues bibliographiques ou d’ouvrages de seconde main ayant mentionné tel ou tel titre. La Politique d’Aristote est le plus souvent sujette à un tel usage, ce qui indique qu’elle ne fut pas connue en langue arabe. Même la mention du titre de ce livre par al-Fārābī dans l’Énumération des sciences doit être traitée en tant que simple citation de seconde main17. Si al-Fārābī avait réellement ce texte en sa possession, de nombreux dossiers, absents de sa philosophie, auraient été traités, et 29plusieurs questions auraient émergé du fait de la haute teneur intellectuelle des thèmes que la Politique aborde, et de la minutie avec laquelle Aristote conduit ses enquêtes. La légitimité de l’esclavage, la critique de Platon à propos de la communauté des femmes, des enfants et des biens, le problème de la sédition et des bouleversements qui affectent les cités, l’analyse des constitutions d’un point de vue historique et également sur le plan normatif : tous ces points, s’ils étaient connus pour les philosophes arabes, auraient conduit à de grands changements dans l’approche de cette branche de la philosophie.
Le deuxième niveau est celui de la citation de certains fragments, qu’il s’agisse de développements plus ou moins importants provenant des textes des commentateurs (entre autres Alexandre d’Aphrodise, Porphyre, Simplicius, Philopon, Nicolas de Damas) ou bien de maximes compilées dans les florilèges qui ont connu une large audience en Orient entre les ixe et xiie siècles18. Certes, la plupart de ces maximes et aphorismes n’ont pas de lien avec les véritables textes d’Aristote, et ils peuvent même nous étonner du fait que certains d’entre eux brossent du Stagirite l’image d’un philosophe néoplatonicien soucieux de purifier son âme, d’un mystique désireux de la débarrasser de l’influence du corps, ou d’un ascète qui méprise ce bas monde et ne pense qu’à l’au-delà. Mais d’autres passages devraient refléter des aspects biographiques ou des idées authentiques d’Aristote. Sur ce plan, le livre du pseudo-al-‘Āmirī (al-Sa‘āda wa l-is‘ād, Du bonheur et des moyens de l’obtenir) est d’autant plus exemplaire qu’il est l’unique texte à avoir sauvegardé quelques lignes dont on trouve l’équivalent, en termes d’idées, dans le Livre I de la Politique19. Mais ces passages ne collent pas mot à mot au texte d’Aristote, ce qui montre qu’il s’agit de citations de seconde main, provenant des commentateurs grecs d’Aristote ou des auteurs alexandrins. Le texte aristotélicien de base dans lequel le pseudo-al-‘Āmirī a puisé les aphorismes moraux et politiques reste toutefois l’Éthique à Nicomaque, et les nombreuses citations qui en sont extraites prouvent 30la disponibilité de cette référence lors de la compilation d’al-Sa‘āda wa l-is‘ād, probablement dans la deuxième moitié du xe siècle.
Le troisième niveau concerne les textes authentiques d’Aristote, dont le contenu est explicitement politique, et en l’occurrence nous nous trouvons contraint de nous limiter à un seul texte qui est l’Éthique à Nicomaque. Cette œuvre est, de loin, celle qui a le plus déterminé les recherches des philosophes arabes non seulement sur la politique, mais aussi sur la philosophie en général20. Elle a joué un rôle fondamental à ce moment crucial du développement de la pensée scientifique et philosophique aux xe-xie siècles comme le montre sa présence déterminante dans le projet du jeune al-Fārābī qui, dans une épître intitulée al-Tanbibīh ‘alā taḥṣīl al-Sa‘āda (Avertissement sur l’obtention du bonheur) associe la recherche sur la perfection humaine à la maîtrise de l’art de la logique, articulant ainsi l’éthique à un programme logique et noétique. Cette articulation sera reproduite plus tard, sur d’autres modes, dans les ouvrages les plus aboutis de la philosophie politique du Second maître21. Miskawayh procède de même dans Tartīb al-Sa‘ādāt (La disposition des bonheurs) où les pages consacrées, au début, à une enquête inspirée des deux premiers livres de l’Éthique à Nicomaque sont suivies, vers la moitié du texte, par un long développement sur la philosophie d’Aristote nourri des commentaires de Paul Le Perse. Ces deux exemples montrent comment le texte d’Aristote a été à l’origine des projets philosophiques de ces deux auteurs, puisqu’ils vont consacrer l’essentiel de leurs travaux aux questions éthico-politiques, en les mettant en relation avec leurs noétiques, cosmologies et métaphysiques. La même influence se décèle chez Avempace, dont le Gouvernement du solitaire traduit une position originale fondée sur l’idée que le philosophe doit atteindre la perfection décrite par Aristote, mais qu’en l’absence d’un cadre politique favorable et d’une cité prédisposant à la réalisation de ce but, il doit se prendre en charge lui-même22. Cette quête de l’excellence individuelle fait l’objet 31d’une recherche plus approfondie dans la Lettre d’adieu, où le propos est articulé, dans sa totalité, aux descriptions de la fin suprême de l’homme par Aristote dans le livre X de l’Éthique à Nicomaque23.
Philosophie pratique
Ces différents niveaux du corpus aristotélicien présents chez les philosophes arabes à l’époque médiévale se reflètent dans la présentation de la branche pratique de la philosophie où prédomine en général une tripartition en éthique ou gouvernement de soi, en économique ou gouvernement domestique, et en politique ou gouvernement de la cité. Cette tripartition qui s’appuie sur trois textes d’Aristote (l’Éthique à Nicomaque, les Économiques et la Politique) a été conservée dans la tradition philosophique la plus vivante avec laquelle l’Islam se trouve immédiatement en contact dans les différentes cités où il va s’établir, à savoir les courants du néoplatonisme alexandrin24. Elle va connaître une systématisation dans les encyclopédies philosophiques et les catalogues des sciences, notamment à l’époque post-avicennienne. C’est à cette période de la fin de l’Âge classique seulement que nous trouvons des traités imposants rassemblant les trois parties de la philosophie pratique. Paradoxalement, le fait de mettre ensemble dans un seul volume l’éthique, l’économique 32et la politique a accentué la séparation entre ces trois domaines sur le plan épistémologique. Ainsi, dans le cadre des écrits philosophiques post-avicenniens, la présentation de ces trois domaines a pris une coloration scolastique insistant sur la spécificité de chacun d’entre eux et donnant l’impression qu’il s’agit de sciences autonomes. L’Éthique Nāsirī d’al-Ṭūsī (1201-1274), ouvrage écrit en persan puis traduit en arabe au xive siècle par un certain al-Ǧurǧānī illustre cette position. Al-Ṭūsī, qui est l’un des plus grands commentateurs d’Avicenne, explique dans l’introduction de son livre qu’il avait reçu l’ordre d’un prince de traduire le livre de Miskawayh, La réforme des caractères, puis ayant estimé qu’il fallait plutôt composer un livre portant sur la philosophie pratique dans son ensemble, il a décidé de résumer ce texte consacré à l’éthique et de lui rajouter deux parties sur la « sagesse domestique » et la « sagesse civile ». D’après lui, l’éthique concerne un seul individu, alors que les deux autres sciences relèvent de la participation de plusieurs individus à des affaires communes, celle de la maisonnée ou de la cité :
La philosophie pratique, dit al-Ṭūsī, est la connaissance des intérêts volontaires et des actions artisanales propres à l’espèce humaine, d’une manière qui conduit à l’ordonnancement des états de la vie des hommes dans l’ici-bas comme dans l’au-delà, ainsi qu’à l’atteinte des perfections auxquelles ils sont prédisposés. Cette philosophie est également divisée en deux parties : celle qui concerne chaque âme individuellement, et celle qui concerne l’association qu’elle engage avec ses semblables. La deuxième partie est elle-même subdivisée en deux sous-parties : d’une part, celle qui concerne l’association au sein d’une maison, et, d’autre part, celle qui concerne une association au sein d’une cité, d’une province, voire d’une contrée ou d’un royaume. Ainsi, la première partie de la philosophie pratique est appelée « la science de l’éthique », la deuxième « la science du gouvernement domestique » et la troisième « la science de la direction des cités25 ».
Cette approche de la philosophie pratique montre que chacune de ces disciplines est dotée d’une certaine autonomie, et que la distinction entre elles se fait sur la base de l’augmentation ou de la diminution du nombre d’individus concernés par l’exercice du gouvernement au sein de chaque sphère. D’après cette conception, l’éthique, par exemple, n’a 33pas de rôle à jouer dans le domaine politique, ni une finalité touchant l’ensemble de la communauté. Même si telle n’est pas, à l’origine, l’intention des auteurs qui ont procédé de la sorte, nous constatons que l’approche scolastique qui prédomine à la fin de l’Âge classique de l’Islam, avec la volonté de créer des divisions et des subdivisions, et de repérer les différents compartiments formant les disciplines scientifiques appuie cette conceptualisation de la philosophie pratique fondée sur l’autonomie de chacune des branches qui la composent26. Il semblerait qu’Avicenne ait été la source de cette approche de la philosophie pratique puisque dans la Logique des Orientaux, il note que l’éthique « enseigne comment l’individu humain devrait être pour lui-même et pour les états qui le concernent, de telle sorte qu’il sera heureux dans l’ici-bas et dans l’au-delà27 ». Par opposition aux autres branches de la philosophie pratique, l’éthique est particulière (ḫāṣṣ) et non commune. La dimension sociale et politique où se révèlent les aspects humains de l’association (mušārakāt, Koinoniai) ne concernent que le gouvernement domestique et le gouvernement de la cité. Au sein de la littérature avicennienne et dans la tradition intellectuelle qui va l’ériger en référence majeure pour l’étude de la philosophie, la description détaillée de ces trois branches, appuyée par la volonté de séparer l’éthique en tant qu’elle concerne uniquement l’individu conduit, paradoxalement, à affaiblir la science pratique dans son ensemble et à s’éloigner des enseignements aristotéliciens qui faisaient de l’éthique un livre politique comme nous l’avons vu plus haut avec al-Fārābī par exemple qui le désigne par le Livre sur le gouvernement des cités. Parallèlement, à partir d’Avicenne, la révélation prophétique et les sciences religieuses dirigées par la discipline maîtresse du droit (fiqh) sont chargées des mêmes finalités assignées auparavant à la philosophie pratique. En se déchargeant sur les juristes et les moralistes religieux, le discours sur l’éducation de l’individu et le gouvernement de l’État semble ainsi échapper, petit à petit, à la 34philosophie, malgré les apparences d’une recherche approfondie de la précision et de la technicité à travers les divisions et subdivisions des différents domaines de la sagesse pratique28.
Cette approche n’est toutefois pas commune à tous les philosophes arabes. Certains auteurs insistent au contraire sur l’unité de la philosophie pratique, même s’ils en mentionnent avec précision les différentes parties. Ce point peut être élucidé à travers l’étude du statut du gouvernement domestique au sein de cet ensemble, d’un côté, et l’examen de l’articulation entre l’éthique et la politique, d’un autre côté.
S’agissant du gouvernement domestique (tadbīr al-manzil), les Arabes disposaient non pas des Économiques d’Aristote, mais d’un texte qui devait les remplacer, celui de Bryson, un néopythagoricien du ier siècle dont le traité est quasiment la seule référence en la matière29. Des philosophes comme al-Fārābī insistent sur le fait que la finalité de cette partie de la cité doit être rattachée à la cité dans son ensemble. Malgré l’absence du texte de la Politique où Aristote critique les associations imparfaites (tribu, famille ou village) parce qu’elles ne permettent pas de réaliser la destination politique de l’homme, nous constatons que cet enseignement fut suivi par al-Fārābī dans des textes comme les Aphorismes politiques, les Opinions des habitants de la cité vertueuse, l’Énumération des sciences ou le Régime politique. Dans le premier texte par exemple qui est une série d’aphorismes extraits des textes des philosophes antiques, sans doute retravaillés par al-Fārābī et pertinemment choisis au point de refléter sa propre pensée, nous trouvons de nombreuses sections portant sur le gouvernement domestique, notamment le passage suivant :
La cité et le foyer présentent tous deux une analogie avec le corps humain. Le corps est composé d’un nombre défini de parties différentes, certaines meilleures, d’autres plus viles, adjacentes et arrangées d’une certaine manière, accomplissant chacune une action déterminée, de sorte qu’à partir de toutes leurs actions elles se réunissent dans une entraide pour parfaire le dessein du corps humain. De même, la cité et le foyer sont tous deux composés d’un nombre défini de parties différentes, certaines plus viles, d’autres meilleures, 35adjacentes et arrangées de diverses manières, accomplissant chacune en particulier une action déterminée, de sorte qu’à partir de toutes leurs actions elles se réunissent dans une entraide pour parfaire le dessein de la cité ou du foyer – sauf que si le foyer est une partie de la cité et que les foyers se trouvent à l’intérieur de la cité, leurs desseins sont néanmoins différents. Cependant, une entraide pour parfaire le dessein de la cité est réunie à partir des différents desseins, s’ils sont achevés et réuni30.
L’analogie biologique utilisée ici par al-Fārābī permet d’expliquer la nature des liens entre la maison et la cité, ramenés ici au rapport du tout à la partie. Le statut comme la finalité des membres sont donc envisagés en fonction du tout auquel ils appartiennent. C’est pour cette raison que le politique (madanī) qui est le médecin de la cité doit intervenir pour soigner les maladies ou sauvegarder la santé, non seulement de l’ensemble, mais aussi des individus et des maisons. La science politique conserve comme chez Aristote sa qualité de science architectonique, et la perfection d’une partie est envisagée à partir de la perfection de l’ensemble. C’est ce que confirme l’aphorisme suivant qui développe une analogie entre le rôle du chef de la cite vis-à-vis des composantes de cette dernière, et celui du médecin vis-à-vis du corps qu’il soigne :
Le médecin ne traite chaque organe malade que selon sa relation avec l’ensemble du corps et les organes qui lui sont adjacents et liés, en lui procurant un traitement qui lui donne une santé dont il fait bénéficier l’ensemble du corps et dont bénéficient les organes qui lui sont adjacents et liés. De la même manière, le gouvernant de la cité doit gouverner chacune des parties de la cite, que ce soit une petite partie (comme un seul homme) ou une grande (comme un seul foyer). Il la traite et lui procure le bien relativement à l’ensemble de la cité et à chacune de ses autres parties, en s’efforçant que le bien qu’il procure à cette partie soit un bien qui ne nuise ni à la cite dans son ensemble, ni à aucune de ses autres parties, mais qu’il soit un bien dont bénéficient la cité dans sa totalité et chacune de ses parties selon son rang dans les bénéfices qu’elle procure à la cité.
En comparaison avec les textes d’Avicenne analysés plus haut, la différence est très révélatrice de deux conceptions insistant, la première, sur l’autonomie de chaque science, et, la seconde, sur la subordination à la finalité globale de la cité des finalités particulières assignées à la sphère 36du gouvernement de soi et du gouvernement domestique. Aussi, à la différence d’al-Fārābī, Avicenne insiste-t-il, dans la Logique des Orientaux, sur la nécessité de séparer chaque sorte de gouvernement au point de conseiller de na pas laisser le gouvernant d’une cité s’occuper du gouvernement des maisons. L’autonomisation des parties est la conséquence de cette approche, avec comme seule nouveauté le fait d’accorder à la révélation prophétique le soin de légiférer sur tous les aspects de la vie pratique, et de définir les finalités de chaque sphère31.
En plus du stade épistémologique permettant de déterminer le statut des différentes parties de la philosophie pratique en faisant appel à des analogies puisées dans la biologie, nous constatons que les réflexions sur le gouvernement domestique en tant que « science » disparaissent tout court dans les ouvrages majeurs d’al-Fārābī tels que le Régime politique où il indique clairement que la perfection et le bonheur ne peuvent être atteints qu’à partir du passage des formes d’association inférieures comme la famille ou le village vers la forme achevée qui est la cité.
Parmi les communautés humaines, certaines sont on ne peut plus grandes, d’autres, moyennes et d’autres, petites. La communauté la plus grande est une communauté composée de nombreuses nations qui s’associent et coopèrent. La moyenne est composée d’une nation. La petite est celle que renferme la cité. Ces trois-ci sont les communautés parfaites, car la cité elle-même est le premier degré des communautés parfaites32.
La détermination de la place que doit occuper tout discours sur le gouvernement domestique conduit al-Fārābī, juste après ce passage à préciser que les communautés telle que la maison sont « déficientes ». Cette position indique clairement son adhésion aux principes aristotéliciens selon lesquels si l’homme est un animal politique par nature, le caractère de citoyenneté ne peut être atteint que dans le cadre de la cité, c’est-à-dire à travers la participation à la fin commune de la cité ou d’une structure plus large comme nous le verrons plus loin.
Pour conclure ce mouvement sur le statut du gouvernement domestique, et les liens qu’il entretient avec l’éthique et la politique, il faut 37noter que deux philosophes andalous, Avempace et Averroès vont se pencher sur la question en développant des discours très critiques à l’égard de la science du gouvernement de la maison.
En ce qui concerne Avempace, il en parle dans le Régime du solitaire, consacré à l’étude de la manière dont l’individu doit prendre en charge l’atteinte de la fin suprême de l’homme dans un cadre politique imparfait et quand bien même la cité excellente n’a pas encore vu le jour. Après une explication philologique et philosophique du concept de tadbīr (gouvernement, gestion, conduite, soin) qui est central dans la philosophie politique arabe, il tente de le limiter au domaine de l’individu et de la cité en refusant de reconnaître l’intérêt d’un tadbīr consacré à la maison :
[…] La perfection de la maison n’est pas un but en soi, mais ce que l’on cherche par elle est la perfection de la cité ou la fin de l’homme par nature. Il est évident que le discours la concernant est une partie du discours sur le gouvernement de l’homme par lui-même. Dans un cas comme dans l’autre, soit elle est une partie d’une cité et le discours la concernant est une partie sur le discours du gouvernement des cités, soit un moyen pour une autre fin et le discours la concernant est une partie du discours sur cette fin. À partir de là, il apparaît que le discours sur le gouvernement de la maison tel qu’il est répandu n’a pas d’utilité ni n’est fondé sur une science33.
La critique de la « science » du gouvernement de la maison présentée par Avempace signifie que les techniques du gouvernement civil ne peuvent être réduites à celles qui sont à l’œuvre dans l’organisation du foyer et que, par conséquent, la cité ne peut être considérée comme une grande maison. Quand bien même cette dernière serait parfaite, cette perfection ne peut constituer le but de l’existence humaine. Parallèlement, l’art de diriger une cité ne peut être assimilé à celui de commander dans un foyer. D’où la volonté de supprimer cette catégorie avec la toile de fond épistémologique qui la sous-tend en tant que « science », afin de la subordonner à l’éthique ou à la politique. Malgré l’influence de Platon dans ces différents développements, il est clair qu’Avempace part d’une problématique du gouvernement qui cherche à retrouver l’identité originelle, consignée dans la philosophie 38politique aristotélicienne, entre l’individu et la cité. Gouvernement de soi et gouvernement de la cité, éthique et politique sont enfermées dans une relation d’identité qui congédie toute séparation entre la cité et les individus qui la composent. Comme nous l’avons montré ailleurs, l’opposition d’Avempace au gouvernement domestique ne peut être interprétée que par le fait que ce type de gouvernement installe des fins séparées propres aux clans familiaux qui se substituent à la fin civile commune, empêchant ainsi la cité de se constituer comme un tout qui transcende les autres types de tadbīr34 .
Le même esprit commande également les critiques formulées par Averroès. Celui-ci ne part pas toutefois du statut épistémologique de la science du gouvernement domestique en tant que telle, mais plutôt de la transformation de certaines sociétés en espaces régis par les logiques claniques ou familiales. De manière très surprenante pour les modernes, c’est la démocratie qui est assimilée au gouvernement domestique. Pour comprendre cette perception particulière du régime démocratique, il faut rappeler que dans le Commentaire de la Rhétorique d’Aristote, la démocratie est appelée la cité des groupes (al-siyāsa al-ǧamā‘iyya), et qu’elle est assimilée au gouvernement arbitraire, et au désir des individus d’être libres d’abord et de pouvoir, ensuite, supprimer les rapports hiérarchiques idéalement fondés sur le mérite dont jouissent les gouvernants par rapport aux gouvernés35. Dans le Commentaire de la République, une autre idée est rajoutée, et elle rejoint les remarques que nous venons de relever chez Avempace. Averroès note, en effet, que la plupart des cités musulmanes de l’époque sont « démocratiques » vu que l’essence de la démocratie est, pour lui, la division de la société en groupes familiaux et claniques qui rompent l’unité politique, et réorganisent toutes les sphères de la société et de l’économie en fonction de l’intérêt des parties plutôt qu’en fonction de l’intérêt du tout. La contradiction qui marque ce régime consiste en ceci qu’il forme réellement un tout mais complètement désarticulé et désuni, et c’est cette contradiction que rend parfaitement le terme « ǧamā‘iyya » qui signifie à la fois « l’ensemble » et les « groupes séparés ».
39De nos jours, dit Averroès, les associations dans plusieurs royaumes musulmans sont, en effet, fondées sur les clans domestiques. Le nomos qui les gouverne est celui qui permet de préserver leurs premiers droits, et il est évident que l’ensemble des biens et richesses de cette cité [démocratique] appartient aux clans domestiques36.
La critique d’Averroès est d’une grande pertinence politique : si les liens familiaux et le lignage sont à la base de l’association politique, cela signifie que l’État n’est que le produit de la juxtaposition de l’ensemble des clans. Cela veut dire aussi que l’ordre étatique qui en résulte reste tributaire de l’ordre clanique, et de la domination d’un clan sur les autres. Averroès souligne cet aspect à travers la convocation d’un élément relatif à l’économie politique de la cité, qui vient corroborer l’analyse éthico-politique : une cité dont les richesses dépendent des clans domestiques ne peut atteindre la perfection caractéristique d’une association qui doit se situer au-delà des familles, des clans et des tribus. Un tel regard critique jeté sur la réalité sociale montre comment Averroès anticipe la formation de la pensée politique réaliste d’Ibn Khaldūn, dont l’un des points fort réside dans l’étude des mécanismes anthropologiques et des éléments concrets présidant à la naissance d’un clan puissant, doté d’un esprit de corps (‘asabiyya) et capable de nourrir l’ambition de fonder un État. Toutefois, alors que chez Ibn Khaldūn, le clan est la pierre angulaire de tout édifice politique, il constitue, chez Averroès comme chez Avempace, la cause de la ruine de l’État et de la désarticulation des membres du corps politique.
L’influence d’Aristote :
philosophie morale ou philosophie politique ?
Si l’on tient compte de l’absence du texte de la Politique dans le contexte de l’Islam médiéval, texte dans lequel Aristote se livre à une entreprise singulière consistant à étudier cent cinquante-huit constitutions, avec l’ordre des magistratures ou des fonctions politiques qui les caractérise, et les effets produits sur les mœurs, les habitudes sociales et les lois, 40peut-on encore soutenir l’existence d’une pensée politique digne de ce nom chez les philosophes arabes, et ne doit-on pas qualifier leurs écrits de « moraux » tout simplement ? Au demeurant, Ibn Khaldūn lui-même, à un moment crucial de la clôture de l’Âge classique de l’Islam, lorsqu’il entreprend de faire le point sur les savoirs politiques produits par ses prédécesseurs, se trouve amené à qualifier les travaux de philosophes tels qu’al-Fārābī d’inutiles sur le plan politique, et de valables uniquement pour le gouvernement de soi37. Ne s’agirait-il pas alors, tout au plus, de traités utiles pour la réforme de l’éthique et l’amélioration de soi, puisqu’ils n’abordent nullement la question du pouvoir politique, ni n’expliquent la genèse de l’État, son évolution ou sa désagrégation ? C’est en partant de cette remarque d’Ibn Khaldūn, et en s’appuyant sur d’autres considérations philologiques que Dimitri Gutas a cherché à défendre l’idée d’absence de « philosophie politique » chez celui qui est habituellement considéré comme le fondateur même de la philosophie politique en Islam, à savoir al-Fārābī.
D’après Dimitri Gutas, la véritable philosophie politique n’est initiée en Islam qu’avec Ibn Khaldūn, alors que les termes techniques et le vocabulaire utilisés par al-Fārābī et par d’autres philosophes pour aborder la question de l’appartenance à la cité ou parler de l’activité politique n’ont en réalité qu’une dimension faiblement politique, voire purement morale :
Les discussions [sur les communautés humaines et leur gouvernement] sont toujours accessoires, non centrales, et dépendent pour leur validité philosophique du schéma métaphysique d’al-Fārābī et de sa théorie de l’intellect (noétique) plutôt que d’analyses ou d’argumentations proprement politiques38.
En se penchant sur le terme « madanī » fréquemment utilisé par al-Fārābī, et qui renvoie à tout ce qui est civil, Dimitri Gutas remarque que les traducteurs à Bagdad entre les ixe et xe siècles l’ont utilisé sans véritable connotation politique. Rappelons que le terme « madanī », 41adjectif dérivant de « madīna » (cité) est présent dans l’appellation même de la science politique (‘ilm al-siyāsa) par les philosophes arabes qui la qualifient aussi d’« al-‘ilm al-madanī » (la science civile), de « ‘ilm tadbīr al-mudun » (la science du gouvernement des cités), d’« al-‘ilm al-insānī » (la science humaine) ou d’« al-‘ilm al-irādī » (la science volontaire)39. Ce sens de « madanī » qui est synonyme de « politique » et qui est inséré dans un réseau sémantique très riche intégrant les idées de gouvernement, de choix volontaire, et de la réalisation de l’humanité de l’homme est escamoté par l’analyse philologique qu’en propose Dimitri Gutas, et qui le ramène au sens neutre de l’adjectif de relation, à savoir le fait d’appartenir à une cité (“a person or thing that belongs or pertains to a city”)40.
Parallèlement, le maître-mot de la philosophie politique grecque qui est ‘politeia’ et qui renvoie, dans le contexte historique et culturel de la Grèce ancienne, à la constitution de la cité-État, a été rendu par le mot « sīra » qui signifie en général « conduite morale ». D’où son utilisation dans d’autres contextes pour renvoyer à la vie exemplaire du Prophète de l’islam ou au genre textuel abordant l’art de la guerre (siyar), et qui est fondé sur la description des conduites des fondateurs de l’islam en la matière. Dimiri Gutas en déduit que le sens grec de « constitution » n’a pas été correctement compris par les traducteurs arabes, ce qui les a amenés à faire l’impasse sur le sens juridico-politique du terme, et à ne retenir que le sens moral de « mode de vie », de bios ou de conduite morale. Les expressions telles que « al-sīra al-madaniyya », utilisées pour désigner le type de constitution adoptée par telle ou telle cité a donc pris une coloration morale et psychologique. Une traduction correcte qui garde à l’esprit l’intérêt général de l’État et les avantages procurés par les ordres des magistratures qui y sont institués aurait amené – si le terme grec de politeia était bien compris – à opter pour les termes arabes de « qawānīn » (règlements, lois, nomoï) ou de « aḥkām » (règles juridiques, ordonnances législatives) plutôt que le terme vague et faiblement politique de « sīra41 ».
42Pour Dimitri Gutas, la compréhension fārābienne de la philosophie politique aristotélicienne est correcte, mais elle devrait uniquement se limiter à ce qui est dit de la politeia dans l’Éthique à Nicomaque, c’est-à-dire en tant qu’elle renvoie au mode de vie moral (vertueux, vicieux, timocratique, tyrannique, etc.) adopté par les individus au sein de la cité.
La soi-disant « politique » d’al-Fārābī est donc en réalité basée sur l’éthique pour deux raisons : d’abord parce qu’il la fait dériver principalement de l’Éthique à Nicomaque, ce qui l’amène à développer un cadre éthique pour comprendre ce que nous appelons « la vie politique », ensuite parce que la mauvaise traduction de la politeia comme « mode de vie », sīra, l’a conduit à se concentrer sur un concept éthique en tant que caractéristique-clé de la « vie politique42 ».
Bien que les analyses de Dimitri Gutas s’appuient sur une grande compétence philologique, l’interprétation centrale qui consiste à évacuer le contenu politique de la philosophie d’al-Fārābī et à la ramener uniquement à la morale mérite quelques commentaires. Il semblerait d’abord que dans l’emploi que Dimitri Gutas fait de l’adjectif ou du substantif « politique », le terme devrait être univoque et s’appliquer exclusivement à ce qui concerne l’organisation juridique du pouvoir. Or on sait qu’il y a plusieurs manières d’approcher le politique qui peuvent être juridiques (tradition du droit public ou constitutionnel), historico-littéraire (tradition des Miroirs des princes), théologiques (écrits sur l’imamat) ou philosophiques (comme nous l’approchons ici)43. La politique étant au demeurant l’art de conduire les hommes ou les affaires de la cité, il est difficile de souscrire à une compréhension qui la limiterait aux dimensions juridiques et institutionnelles de l’organisation des pouvoirs, comme le stipule Dimitri Gutas dans son travail. La polysémie que recouvrent les termes de siyāsa et tadbīr par exemple, deux concepts pivot dans la 43philosophie politique arabe, ainsi que la plurivocité des objets et domaines auxquels ils s’appliquent invitent à ne pas succomber à la représentation moderne de cette activité qui la réduirait à des dimensions technico-pratiques ou purement juridico-institutionnelles. Le fait de considérer qu’Ibn Khaldūn est le premier philosophe politique dans la tradition arabe est d’autant plus surprenant que cet auteur est farouchement opposé aux philosophes d’un côté, et que, de l’autre, sa pensée n’est pas construite autour des significations développées par les philosophes sur les questions de direction, de conduite, et de gouvernement (tadbīr ou siāysa), mais plutôt sur ceux de « pouvoir », de « souveraineté » et d’« État » (sulṭān, mulk, dawla). La réflexion des philosophes comme celle des auteurs des Miroirs s’intéresse davantage à la manière de diriger le pouvoir, de conduire la logique de la domination et les rapports de force dans telle ou telle direction, alors que celle d’Ibn Khaldūn s’attèle plutôt à comprendre les mécanismes anthropologiques présidant à la genèse de l’autorité politique. Même les aspects juridiques que Dimitri Gutas érige, à partir de sa lecture d’Aristote, en critères fondamentaux pour légitimer l’emploi du terme « politique » ne font pas partie des préoccupations d’Ibn Khaldūn puisqu’il se contente, en la matière, de faire la synthèse des traditions du droit public et administratif illustrées notamment par al-Māwardī dans ses Statuts gouvernementaux. La volonté d’évacuer tout sens politique du vocabulaire des philosophes arabes avant Ibn Khaldūn nous laisse d’autant plus perplexe qu’elle réduit l’approche à la seule pensée du pouvoir et aux éléments concrets de l’administration de l’État, alors que l’ambition des philosophes consiste à déterminer les fins du gouvernement politique qui doivent se confondre avec la fin suprême de l’existence humaine44.
Revenons à l’analyse philologique du terme madanī. Il est certes juste d’avancer qu’il s’agit d’un adjectif de relation formé à partir de madīna (cité) et désignant « of the city, politikè », mais il est étrange d’affirmer que lorsque l’adjectif est nominalisé et qu’il est appliqué à l’homme 44qui se charge du gouvernement de la cité (le roi, le politique, politikos), le terme doit être toujours pris dans un sens qui n’est pas politique45. Dans les Aphorismes, al-Fārābī note clairement que le politique (madanī) est chargé de soigner les âmes comme le médecin est celui qui soigne les corps. Dans cette définition, il est présenté comme le roi46. De même, l’adjectif « madanī » accolé à la philosophie (falsafa madaniyya), à l’art (ṣinā‘a madaniyya) ou à la science (‘ilm madanī) désigne bien la philosophie politique, ses principes et ses finalités, comme il le détaille dans l’Énumération des sciences47. Ici, le sens spatial, géographique ou territorial (appartenir à l’espace de la cité) cède la place à d’autres significations plus élaborées. L’analyse philologique conduite par Dimitri Gutas est très compétente, mais elle se contente de trouver les correspondants arabes aux termes grecs, pour juger leur adéquation ou écart par rapport à la compréhension du texte originel d’Aristote. Or, pour mesurer l’effet produit par la traduction d’une notion ou l’arrivée d’un concept dans une nouvelle culture linguistique, il faudrait aller plus loin pour interroger les innovations sémantiques et les créations lexicales dont il pourrait être l’origine. C’est ce que nous observons, en effet, dans les nouvelles réflexions conduites par les philosophes arabes qui montrent que le mot « madanī » n’avait pas uniquement une signification géographique renvoyant à l’appartenance à l’espace territorial de la cité (city-dweller).
Dans un texte de Miskawayh (932-1030) qui est à peine postérieur à al-Fārābī, et dont la philosophie politique doit beaucoup à l’Éthique à Nicomaque, nous constatons que la racine (MDN) a conduit à la formation de la notion de « madaniyya », qui peut être traduite par « citoyenneté » ou « sociabilité politique48 ». Le fait d’avoir forgé ce substantif abstrait exprimant la qualité (en grammaire arabe maṣdar ṣinā‘ī) montre qu’on a dépassé le stade grammatical de l’adjectif de relation (of the city, city-deweller) pour réfléchir sur l’état et la qualité de citoyenneté. C’est ce que 45nous constatons à travers la lecture approfondie de certains passages de Miskawayh. Après avoir rappelé le postulat aristotélicien selon lequel l’homme est politique par nature, puis établi que l’association humaine et l’entraide entre ses membres constituent la « madaniyya », Miskawayh précise que cette dernière possède deux états opposés qui s’appellent le premier la prospérité (‘imāra) et le second la ruine.
L’état de prospérité, dit-il, est atteint par le grand nombre des auxiliaires, la propagation de la justice entre eux grâce à la puissance du pouvoir politique qui organise leurs conditions, sauvegarde leurs rangs et ôte de leur vie les insécurités. Je veux dire par le grand nombre d’auxiliaires l’entraide des forces physiques et des volontés par les grandes œuvres qui sont pour certaines d’entre elles nécessaires pour la subsistance, pour d’autres utiles pour le bien vivre et pour une troisième catégorie utiles pour l’agrément de la vie. C’est l’union de ces trois choses qui constitue la prospérité. Mais si la cité manque l’un de ces trois états, elle sombre alors dans la ruine, et si elle en manque deux – je veux dire le bien vivre et l’agrément de la vie –, alors c’est l’extrême état de ruine49.
Miskawayh rajoute après ce texte que le mode de vie qui se contente du nécessaire comme celui qui est suivi par les ascètes est une négation de la « madaniyya », puisqu’il remet en cause les conditions matérielles de l’atteinte du bonheur et de la prospérité. Celle-ci dépend de la culture de la terre, de la pratique des arts afférents à cette activité, de la défense de l’État par les moyens militaires, et de l’intensification des activités de transport et de commerce. Sans ces trois états (1. agriculture et industrie, 2. arts militaires et 3. transport et échanges commerciaux), précise Miskawayh, on ne peut atteindre la vie excellente (ǧawdat al-‘ayš). La madaniyya se manifeste comme état par la participation des individus aux affaires communes de la cité afin de la rendre prospère et de créer les conditions de la vie excellente. La vie civile digne de ce nom n’est donc pas limitée à la simple appartenance à l’espace de la cité où les individus se contentent de la satisfaction des besoins nécessaires, à l’instar des ascètes, ni ne dénote un simple espace où ils se côtoient sans viser un but commun qui est supérieur aux finalités propres à l’éthique individuelle ou au gouvernement domestique. L’excellence de la sociabilité politique repose sur la distinction entre le vivre et le bien 46vivre, qui est au fondement de la pensée politique d’Aristote, comme en témoigne le passage du début de la Politique (I, 2, 1252b 29-30) où il affirme que la cité se constitue pour répondre aux besoins du vivre, mais subsiste, contrairement à d’autres communautés imparfaites telles que la maison ou le village, pour le bien vivre. Cette expression qui est synonyme d’eudaimonia signifie que l’homme s’épanouit dans la cité en accédant aux types de perfections (kamālāt) qui sont à sa portée et dont il est capable. Pour cela, la « madaniyya » (état et qualité de citoyenneté) se confond non seulement avec la « siyāsa » (politique, gouvernement) mais aussi avec « al-insāniyya » (la réalisation de l’essence humaine).
Un autre passage non moins important du même livre décrit le pouvoir politique comme un art (ṣinā‘a) qui est au fondement de la madaniyya, ce qui ne laisse plus subsister l’ombre d’un doute sur le sens politique du terme, et qui dissipe les ambigüités créées par la lecture de la notion par Dimitri Gutas.
Le pouvoir politique est un art qui est au fondement de la qualité de citoyenneté (madaniyya), puisqu’il est capable d’amener les hommes à poursuivre les intérêts qui découlent de leurs lois et de leurs directions, que ce soit par le choix volontaire ou par la contrainte. C’est aussi un art qui sauvegarde les rangs des gens et leurs subsistances pour qu’ils soient conduits de la meilleure façon qui soit50.
Certes, l’approche d’al-Fārābī qui est au centre de cette discussion reste unique du fait qu’elle ne peut être ramenée à celle de Miskawayh, d’Avempace ou d’Averroès, philosophes chez lesquels les idées politiques peuvent être appréciées selon d’autres critères et revêtir des significations différentes. Mais le terme « madanī » et ses dérivés étaient utilisés un siècle avant, comme nous l’avons vu plus haut avec al-Kindī, afin de désigner la science politique. La présence de ce genre d’analyse sous la plume d’un contemporain d’al-Fārābī traduit donc la permanence de ce sens politique assigné au terme. Il est possible, bien entendu, de concéder à Dimitri Gutas le fait que l’approche politique d’al-Fārābī reste singulière du fait qu’elle est surdéterminée par l’éthique. Les constitutions décrites dans ses ouvrages dépassent le nombre qu’on trouve chez Aristote ou Platon, au point de multiplier les cités en fonction des fins cultivées par leurs chefs et des modes de vie qui y prédominent. La prolifération du 47nombre des mauvaises cités (le double de la typologie d’Aristote) montre que leur nature varie, en définitive, en fonction de la fin poursuivie par le chef, et surtout, selon sa conduite et les mœurs qu’il instaure en accédant au gouvernement. De même, la focalisation sur le chef fait des gouvernés une masse qui n’accède au politique qu’en suivant la conduite du prince, et c’est l’imitation du genre de vie de ce dernier qui fait des citoyens des vertueux, des ignorants, des égarés ou des vils. Mais cette conception, aussi moralisante soit-elle, constitue-t-elle une trahison des enseignements de la philosophie politique aristotélicienne ?
On sait, en effet, qu’Aristote conçoit la politeia non seulement comme un ordre des magistratures, mais aussi comme un tempérament répandu chez tel ou tel peuple qui les amène à choisir tel type de gouvernement plutôt que tel autre51. De surcroît, pour définir la meilleure cité, Aristote exige d’examiner le mode de vie le plus digne d’être vécu (Politiques, VII, 1, 1323-a). La problématique de la vie bonne rejoint ainsi celle de la meilleure cité ; les deux problèmes sont même inséparables l’un de l’autre, ce que confirme la division de la science politique en deux parties, l’éthique, étudiant les caractères et les vertus de justice, de prudence, d’amitié, etc., et la politique abordant les types de cités et de régimes. Comme le note Charles Genequand dans sa discussion critique du travail de Dimitri Gutas, l’argumentation de ce dernier fait l’impasse sur de nombreux points philologiques liés au sens assigné par Aristote au terme de « politeia » dans l’Éthique à Nicomaque, lequel sens déborde le simple cadre juridico-institutionnel dans lequel Dimitri Gutas cherche à l’enfermer52 :
L’action morale, pour al-Fārābī, affirme Charles Genequand, n’est donc pas concevable en dehors d’un cadre politique, ce qu’exprime très exactement l’adjectif madanī. Cela n’empêche pas qu’elle puisse être envisagée sous deux aspects : moral au sens d’action déterminée par une motivation intérieure (ḫulqī), ou politique en tant que conditionnée par des règles externes (siyāsī)53.
L’interprétation de Dimitri Gutas se heurte surtout au fait que les meilleurs spécialistes d’Aristote insistent sur l’inséparabilité de l’éthique 48et de la politique dans ses travaux, et sur la fin commune qui anime toute recherche sur le bonheur54. Michel Crubellier et Pierre Pellegrin critiquent les approches qui séparent les domaines de l’éthique et de la politique chez Aristote, et insistent sur la « consanguinité » entre les deux sphères :
[…] Les traités éthiques identifient le souverain bien comme le bonheur. Or, les Politiques commencent, elles aussi, par des remarques sur le bien suprême, en déclarant qu’il ne peut être que le bien de la communauté la plus achevée55.
C’est ce chemin de l’inséparabilité de l’éthique et de la politique qui est emprunté par al-Fārābī dans l’ensemble de ses travaux sur la cité parfaite, et qui est clairement explicité par Averroès au début du Commentaire de la République de Platon. Averroès précise qu’il s’agit d’une même science dont les parties ne se distinguent que du fait que la première décrit de manière générale les principes des bonnes actions, alors que la seconde s’intéresse aux moyens de faire advenir les habitudes vertueuses chez les individus :
[…] Cet art a été divisé en deux parties. Dans la première partie, les habitudes, les actions et les comportements volontaires sont traités de manière générale, et on fait ici connaître leur relation les uns avec les autres, et laquelle de ces habitudes est pour le bien des autres. Dans la deuxième partie, on fait savoir comment ces habitudes sont établies dans les âmes, quelle habitude est ordonnée à quelle autre habitude afin que l’action résultant de l’habitude voulue puisse devenir aussi parfaite que possible, et quelle habitude entrave quelle autre habitude. Globalement, cette partie fournit les éléments qui, une fois pensés dans leur généralité, admettent d’être actualisés56.
49La description de deux parties formant la science politique dans ce passage signifie qu’il est possible de les distinguer, non de les séparer. Il y a chez Averroès une adhésion à l’idée chère à Platon selon laquelle le bien de l’individu et celui de la cité sont une seule et même chose. Mais à la différence de Platon, cette identité repose moins sur l’analogie entre l’âme humaine et la cité que sur un socle épistémologique d’inspiration aristotélicienne qui l’amène à comparer la politique à la médecine afin de montrer que la division bipartite de la science politique en théorie et pratique s’applique aussi à l’art médical et vice-versa. La science de l’éthique est ainsi comparée à celle qui, en médecine, étudie la santé et la maladie, alors que la science politique correspond à la conservation de la santé (ḥifẓ al-ṣiḥḥa) et l’éloignement de la maladie (izālat al-maraḍ). Ce point prépare chez Averroès l’introduction d’un parallèle entre la politique et la médecine en tant qu’elles disposent d’un socle épistémologique commun permettant de lire dans l’une comme dans l’autre les principes et les fondements indispensables à leur exercice. Il est le témoin de l’inséparabilité de l’éthique et de la politique, et de l’adhésion à la thèse selon laquelle le gouvernement de soi est la condition du gouvernement des autres. C’est ce qu’expriment la plupart des philosophes arabes qui ont abordé les questions éthico-politiques, comme l’illustre Miskawayh dans ce court passage :
On a dit que celui qui a atteint à la perfection dans le gouvernement de soi-même et dans la correction de ses mœurs, qui a dompté l’ennemi de son âme logé entre ses flancs, est en bonne condition pour administrer une maison, et que celui qui est en bonne condition pour administrer une maison, l’est également pour administrer une cité ; et que celui qui est en bonne condition pour administrer une cité, l’est également pour administrer un royaume57.
La continuité entre l’éthique et la politique qui est au cœur de la philosophie d’Aristote comme celle de Platon est donc admise par les philosophes arabes. Ce qui change, toutefois, c’est la question de l’échelle territoriale de la poursuite du bien suprême qui se trouve élargie à des frontières dépassant de loin le cadre de la cité-État des philosophes 50grecs. Il s’agit là de l’un des aspects les plus importants qui marquent la distance prise, par les philosophes arabes, vis-à-vis des maîtres grecs. Avant d’aborder cet aspect, il faut se pencher sur l’étude des excellences humaines qui nous offre la clé de la compréhension des fondements de la philosophie politique arabe.
Sur les excellences humaines et la politeia
La question des excellences humaines (al-kamālāt al-insāniyya) est au centre des investigations philosophiques menées par les péripatéticiens arabes, dans un esprit conforme à la tradition antique, d’un côté, et révélateur de la création de nouveaux horizons interprétatifs, d’un autre côté. Dans l’Éthique à Nicomaque, les vertus ou excellences sont divisées en deux catégories majeures, éthiques (dont le critère majeur est le juste milieu) et dianoétiques (relatives à la pensée et à la recherche du Vrai)58. Le mérite revient à al-Fārābī d’avoir exploré le noyau aristotélicien qu’il reproduit tel quel dans les premiers travaux59, mais transforme et enrichit considérablement en le dotant de plus de cohérence et de pertinence dans les travaux de maturité. Ainsi, au début de l’Obtention du bonheur, texte central dans le corpus fārābien, il annonce que les vertus (faḍā’il) sont de quatre sortes :
Il y a quatre sortes de choses humaines par lesquelles les nations et les citoyens des cités atteignent le bonheur terrestre en cette vie et le bonheur suprême dans la vie à venir : les vertus théoriques, les vertus délibératives, les vertus morales et les arts pratiques60.
Les notions de « kamāl » et de « faḍīla » par lesquels on traduit le terme « aretè », ne recouvrent pas chez les philosophes arabes (comme chez Aristote d’ailleurs), un sens moral ou religieux, mais sont plutôt synonymes d’excellence dans la fonction, de réalisation optimale des 51potentialités contenues dans une chose ou d’accomplissement parfait d’une tâche. Si cette notion est capitale, c’est parce qu’elle engage d’abord la réflexion sur le genre de vie le plus digne d’être vécu (c’est l’objet de l’éthique) ; elle commande, ensuite, une recherche sur la cité excellente, celle qui conduit au bonheur et assure à l’individu la réalisation de son excellence en tant que partie de la cité, conformément à ses compétences et à ses dispositions (avec cet aspect nous entrons dans la politique) ; enfin, la recherche sur les excellences proprement humaines conduit nécessairement à réduire l’analyse à ce qui distingue l’homme des autres êtres (la raison), ce qui nous amène à la noétique et à la métaphysique.
Dans un long passage du Commentaire de la République de Platon, Averroès reprend la typologie des quatre excellences fixée par al-Fārābī et en conserve globalement l’esprit61. L’excellence théorétique porte sur les sciences qui ne sont pas liées à la pratique, comme c’est le cas de l’astronomie et de la métaphysique par exemple ; l’excellence éthique est celle qui fait de l’individu un être moralement exemplaire ; l’excellence délibérative ou cogitative (fikriyya) concerne le domaine des arts pratiques et s’applique à ce qui, dans ces arts, nécessite une certaine connaissance fondée, une étude scientifique permettant d’approcher les concepts fondamentaux de la science, ses universaux, et de montrer théoriquement les règles de l’accomplissement de l’art. C’est le cas, par exemple, de la politique ou de la médecine qui sont des domaines où un certain savoir théorique est indispensable à la connaissance de la discipline, mais où la finalité pratique prime et l’emporte sur la finalité de connaissance. Enfin, l’excellence artisanale est celle qui conduit à fabriquer un objet, à mettre en œuvre quelque chose de la meilleure façon qui soit ; il s’agit donc, globalement, des activités de production.
La théorie des excellences, telle qu’elle fut fondée par al-Fārābī puis reprise par Averroès et d’autres philosophes comme Avempace ou Maïmonide62 nous offre la clé de la compréhension du statut de la politique dans leur projet philosophique global. L’axe de cette réorganisation des éléments aristotéliciens précédemment décrits amène à réfléchir sur la 52direction de l’ensemble des activités humaines d’une manière telle que tous les éléments puissent conduire à une fin suprême unique, et créer les conditions permettant à l’homme de réaliser ce qui le distingue par rapport aux autres êtres, autrement dit ce qui lui permet de réaliser pleinement son humanité (insāniyya). Or, celle-ci se confond avec l’intellect comme le note Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (X 7, 1178a 5-10) car c’est bien l’intellect qui indique la fonction propre de l’homme (ergon), et satisfait à la définition du bonheur en tant qu’activité en accord avec la vertu, c’est-à-dire avec les potentialités qu’il est capable d’actualiser (Éthique à Nicomaque, I, 6). Averroès analyse cette typologie sur fond d’une discussion typiquement aristotélicienne : qu’est ce qui est plus noble, la vie contemplative ou la vie active ? Et quelle serait l’excellence la plus éminente, les activités tournées vers les biens communs de la cité et le bonheur politique ou bien les activités de l’intellect qui portent sur les objets que la volonté (irāda) ne cherche pas ou ne peut pas faire advenir à l’être. La réponse à cette question engage le statut de chaque excellence et conduit à la détermination du rang ontologique de chacune d’entre elles, de manière à ce que la fin suprême (la connaissance théorétique, la vie selon l’intelligible) soit reconnue comme telle, et que les autres excellences soient envisagées en tant que propédeutiques menant à cette fin. Les critères pouvant déterminer l’excellence suprême et la fin ultime de l’homme sont de trois sortes : la pluralité et l’unicité, la matérialité et l’immatérialité, et l’autosuffisance ou non de l’excellence. D’après ces critères, l’excellence suprême doit être unique, immatérielle, et recherchée pour elle-même, et non pas en vue de servir d’autres excellences. Seule la science théorétique satisfait à ces critères et remplit ces exigences, et c’est ce qui va conduire à son élection en tant que fin suprême de l’homme.
La hiérarchisation des excellences et leur ordonnancement à une fin unique est ce qui préserve leur pluralité d’un côté (puisqu’il ne s’agit pas de cultiver une excellence au détriment d’une autre) et montre, d’un autre côté, que l’ordre ontologique qui doit les unifier sous le commandement d’une excellence suprême ne peut être bouleversé sans entraîner des conséquences néfastes sur les possibilités de réaliser ce qui incarne l’humanité de l’homme. Le plus important pour notre sujet est que la fixation du rang de chaque type d’excellence, en plus d’obéir à des considérations d’ordre noétique et ontologique, se révèle 53être porteuse d’une signification éminemment politique. Elle incarne, en réalité, l’ordre politique que la cité parfaite doit produire et sauvegarder. Pour al-Fārābī ou Averroès, une cité excellente est celle où les hommes d’État, les administrateurs, les stratèges, les secrétaires, etc. reconnaissent la supériorité des sciences théorétiques, et accordent la primauté à la culture de ces savoirs même s’ils sont éloignés de la pratique. De même, une cité qui estime que l’excellence morale est la fin suprême de la vie se trompe et fourvoie les citoyens dont elle se compose parce que cette excellence n’est pas le propre de l’homme et que certains animaux montrent l’exemple en matière de courage (le lion) ou de générosité (le coq). La même remarque s’applique aux excellences artisanales qu’on peut observer chez les abeilles ou les fourmis. Comme la meilleure constitution repose chez Aristote sur la définition d’un certain ordre (taxis), mais appliqué à la distribution des pouvoirs entre citoyens, les deux grands philosophes politiques de l’Islam, al-Fārābī et Averroès, vont déterminer cet ordre à partir de la hiérarchisation des excellences humaines. La meilleure constitution (l’aristè politeia) sera celle qui arrivera à le maintenir selon la hiérarchie qui convient à l’examen de la nature de l’homme ou de sa fonction propre. Cet ordre s’agence comme suit : l’excellence des producteurs et des artisans permet de pourvoir aux besoins matériels de la cité ; l’excellence éthique doit servir de propédeutique à l’excellence délibérative, puisque les hommes politiques, les juges, les stratèges, etc. doivent nécessairement être vertueux, et que la formation morale du peuple fait partie de leurs tâches politiques ; enfin l’excellente direction de la cité permet d’atteindre le bonheur extrême qui est fondé sur l’adhésion aux bonnes opinions relatives aux objets de la métaphysique (Dieu, la manière dont Il doit être décrit et représenté) et de la noétique (le sort de l’âme dans l’au-delà, le bonheur et le malheur célestes).
S’il est une pensée du gouvernement excellent chez al-Fārābī ou Averroès, il faudrait donc en sonder l’essence non pas dans l’ordre des magistratures comme le stipule Dimitri Gutas, mais à partir de la théorie des excellences humaines, et de la définition de la science politique comme l’art de rendre les gens heureux dans le monde terrestre et d’assurer leur bonheur dans le monde céleste. L’approche des philosophes arabes est certes abstraite et elle se situe à un niveau qui croise la noétique avec la métaphysique et la politique, mais cette 54démarche se justifie, comme l’évoque rapidement Dimitri Gutas63, par le fait qu’une loi révélée censée être parfaite est déjà présente pour l’organisation des affaires sociales et pour s’occuper des questions juridico-politiques. L’idée d’avantage commun qui est au cœur de la réflexion aristotélicienne sur les formes de constitution, et sur la manière d’ordonnancer les magistratures est prise en charge, dans le cadre de la civilisation de l’Islam classique, par la discipline du droit (fiqh). Nombreux sont, en effet, les traités qui abordent la maṣlaḥa (l’intérêt général) aussi bien selon un axe épistémologique lié aux sources et fondements du droit (uṣūl al-fiqh) que d’un point de vue téléologique attaché à l’étude des finalités de la loi (maqāṣid al-šarī‘a). Cette situation culturelle est responsable de la rareté des réflexions des philosophes de l’Islam sur la constitution en tant que forme juridique dans laquelle seraient abordées les avantages concrets que chaque constitution offre par rapport aux autres possibilités d’organiser la distribution des pouvoirs au sein de la cité. Cela peut donner l’impression que les philosophes, en comparaison avec les juristes ou les lettrés spécialistes des arts de gouverner, manquaient de réalisme, mais il faut reconnaître qu’ils étaient loin de faire l’impasse sur ces questions auxquelles ils étaient quotidiennement confrontés en tant que juges, conseillers politiques ou médecins. Les aspects concrets que l’on trouve dans la littérature administrative et juridique sont délibérément délaissés par eux parce qu’ils ne relèvent pas d’une enquête philosophique. C’est ce qu’affirme al-Fārābī dans ce passage :
La science politique (al-‘ilm al-madanī) qui est une partie de la philosophie se borne, en ce qui concerne les actions qu’elle explore, les modes de vie et les habitus volontaires qu’elle inculque et tout ce qu’elle doit examiner, aux seuls universaux et à leurs ordres. Elle fait connaître aussi ces ordres dans leurs déterminations particulières, examine la manière dont ces derniers doivent être déterminés, par quel moyen et par quelle quantité, mais elle les laisse sans détermination concrète, parce que la détermination en acte relève d’une faculté différente de la philosophie64.
55Aux yeux d’al-Fārābī mais aussi d’Averroès comme nous le verrons plus loin, la philosophie ne se charge pas, en abordant la politique, de la détermination des mesures concrètes relatives à l’organisation des magistratures ou à la distribution des pouvoirs au sein de l’État. À la place de ce travail qui est au cœur de l’entreprise aristotélicienne dans la Politique, nous assistons à l’émergence d’une réflexion sur la politeia en tant qu’enchevêtrement parfait des excellences humaines, et réalisation de la nature de l’homme, c’est-à-dire de sa destination ontologique. C’est le cas notamment du rapport entre les excellences théorétiques et les excellences délibératives, et entre cette dernière et les excellences éthiques : une cité qui procure la prospérité et le confort matériel pour les citoyens, un État qui se dote des attributs de la puissance dans les domaines militaires, financiers, scientifiques ou autres peuvent, en délaissant la finalité morale de l’action, conduire à des maux en devenant matérialistes, despotiques ou impérialistes par exemple. La même interdépendance entre les excellences existe à propos des arts pratiques : le statut épistémologique des technè se trouve remis en cause dès lors que la chose n’est pas connue (absence d’investigation théorique la concernant), qu’on ne possède pas les compétences pour penser les accidents liés à son effectuation ou que l’on ne maîtrise pas la fin en vue de laquelle elle est effectuée. Dans ce cas, l’art, comme celui de la guerre par exemple, ne s’exerce pas comme il faut et selon les critères pouvant véritablement produire un bien ou éviter un mal pour la cité et les citoyens65.
Grâce à la lecture et au commentaire d’Aristote, la théorie des excellences humaines, telle que nous la trouvons chez al-Fārābī et Averroès, va au-delà de ce qui semble être une contradiction dans les textes d’Aristote, en mettant en évidence le fait qu’il s’agit simplement d’un changement de perspective. Cette contradiction se révèle par exemple à travers la comparaison entre le livre VI de l’Éthique à Nicomaque, qui insiste sur le fait que la prudence constitue le bonheur de l’homme, et que c’est l’activité au sein de la cité qui nous le procure, et le livre X qui établit, dans le chapitre 8, que la prudence, vertu suprême de l’intellect pratique, est liée aux passions et donc à la faculté irrationnelle de l’âme. Cette opposition entre la vertu de la partie calculatrice de l’âme (la phronèsis) 56et l’excellence de sa partie scientifique (sophia), est abandonnée dans le De Anima, où la terminologie oppose un intellect pratique à un intellect théorique. Il s’agit bien du même intellect, mais quand il raisonne en vue d’un but, il est pratique, alors que lorsque l’effort spéculatif porte sur des objets n’ayant pas de lien avec la pratique, il est théorique (De Anima, III 10, 433a). La difficulté réside dans le fait que l’Éthique à Nicomaque creuse l’écart entre la prudence et les autres vertus afin de souligner ce qui distingue l’excellence de l’homme politique, alors que les autres textes qui adoptent une perspective noétique les rapprochent en subsumant ces différentes dimensions cognitives sous la faculté rationnelle de l’âme.
Face à ces différentes perspectives liées à l’approche des vertus dont l’homme est capable, les philosophes arabes ont suivi un plan qui consiste à résoudre les tensions qui animent les différentes parties du corpus aristotélicien. Pour eux, la vie la plus heureuse n’est pas la vie politique, mais la vie selon l’intellect. C’est elle qui nous rapproche des rivages du divin et nous promet une sorte de séparation. Sa plénitude correspond donc à la félicité suprême, et c’est l’activité continue de la pensée qui réalise la fin pour laquelle l’homme existe. Les philosophes arabes aristotéliciens tranchent donc ce débat en prenant la noétique, c’est-à-dire l’étude des compétences cognitives de l’homme, comme critère de la détermination de sa fin suprême. Bien qu’il soit ancré dans la doctrine d’Aristote, et qu’il constitue même l’un des efforts les plus aboutis pour en élucider la profondeur et la richesse, le travail d’interprétation mené par al-Fārābī et Averroès va produire des effets qui nous éloigneront des perspectives initialement adoptées par le Stagirite. Si l’excellence théorétique doit être reconnue dans sa dignité la plus élevée, il n’est pas nécessaire, dans l’esprit d’Aristote, que les gens qui en sont doués soient forcément les gouvernants de la cité. L’influence de l’image du roi-philosophe platonicien sur al-Fārābī ou Averroès les amène toutefois à mettre l’accent sur le rôle que peut jouer un homme doté de qualités exceptionnelles dans la fondation ou la conservation du régime parfait. Ici, Aristote cède la place à Platon dont les textes ont exercé une influence considérable sur la représentation des compétences et du statut du chef politique.
57Déclassement de la prudence, exhaussement
de l’intellect pratique : encore Aristote ?
Les développements précédents montrent de quelle manière certaines tensions qui animent la philosophie politique d’Aristote ont été résolues par les péripatéticiens arabes grâce à l’articulation des plans noétiques, métaphysiques et éthico-politiques. Si ce travail prend sa source dans l’exercice même du commentaire des textes du Stagirite, ses résultats mènent vers des conclusions dans lesquelles la doctrine d’Aristote n’est plus totalement reconnaissable, bien que les résultats de la recherche gardent, d’une manière ou d’une autre, un fil qui les relie aux textes commentés. Pour en mesurer le sens et la portée dans le domaine de la philosophie politique, il faudrait aborder trois points qui sont les effets produits par la reformulation de la théorie des excellences humaines abordée plus haut.
Le premier point est lié au statut de l’intellect pratique dont la prudence est, chez Aristote, la vertu par excellence puisqu’elle intervient dans la détermination du syllogisme pratique et dans le processus de prise de décision dans le domaine des choses humaines. À partir d’al-Fārābī et de la reformulation des excellences humaines selon une nouvelle architecture, l’intellect pratique se trouve doté d’une dignité théorique plus élevée que celle que lui accorde Aristote. Ce plan est clairement exposé par al-Fārābī dans l’Obtention du bonheur où l’excellence délibérative (al-faḍīla fikriyya) se trouve chargée de faire advenir à l’existence les intelligibles dits « volontaires », c’est-à-dire qui concernent l’association politique et l’organisation des sociétés humaines. L’approche adoptée par al-Fārābī ici est purement noétique puisqu’elle part des intelligibles et qu’elle s’intéresse à la manière de les enseigner ou de les faire advenir à l’existence. La faculté délibérative qui est la faculté maîtresse dans le domaine politique agit en rapport étroit avec la faculté théorique, et la différence entre les deux ne réside, en définitive, que dans le fait qu’il s’agit d’intelliger des choses relatives à la vie pratique. Les biens matériels, les richesses, l’activité guerrière, les lois civiles sont autant d’exemples de ces intelligibles que la raison se charge de faire advenir à l’être en pensant, avec la faculté délibérative, aux conditions contingentes 58inhérentes à leur réalisation en fonction des temps, des lieux et des différents contextes66. À la différence de la vertu délibérative de l’âme, la vertu théorétique s’applique à penser les intelligibles qui ne sont pas soumis au changement. La perspective noétique qui est ici privilégiée par al-Fārābī montre donc que la faculté intellective est une, et que seule la nature de l’intelligible implique la convocation d’une autre puissance (quwwa) afin de faire advenir la chose à l’être en tenant compte des différents accidents qui peuvent l’affecter. Paradoxalement, alors que l’analyse de la délibération et du syllogisme pratique est au cœur de ce thème, al-Fārābī n’évoque point la prudence, terme traduit par ta‘aqqul dans la philosophie arabe. Nous y reviendrons. Notons pour l’heure que l’excellence délibérative se trouve, du coup, rattachée au noûs et étroitement solidaire de l’examen général des intelligibles. Inversement, la figure du philosophe qui profite du loisir que lui offre une cité bien gouvernée afin de cultiver la science est critiquée par al-Fārābī parce qu’il estime qu’un philosophe accompli doit transmettre aux autres les connaissances théorétiques, autrement il serait imparfait. D’où l’abolition des barrières entre la vie active et la vie contemplative :
Lorsque les sciences théoriques sont isolées et que leur possesseur n’a pas la faculté de les utiliser pour le bien d’autrui, elles sont une philosophie imparfaite. Pour être un philosophe véritablement parfait, il faut posséder à la fois les sciences théoriques et la possibilité de les utiliser pour le bien de tous les autres selon leur capacité. Si l’on devait examiner le cas du vrai philosophe, on ne verrait aucune différence entre lui et le gouvernant suprême. Car celui qui possède la faculté d’utiliser ce qui est contenu dans les questions théoriques pour le bien de tous les autres membres de sa communauté possède la faculté de rendre de telles questions intelligibles ainsi que de faire passer à l’existence les intelligibles qui dépendent de la volonté. Sa philosophie est d’autant plus parfaite que sa puissance d’accomplir cela est grande67.
En établissant que l’enseignement des sciences théorétiques est indispensable pour l’atteinte du bonheur ultime, et que l’excellence délibérative doit être considérée comme une propédeutique préparant une excellence plus élevée, la cité fārābienne gomme les lignes de démarcation qu’Aristote a voulu tracer entre, d’un côté, le prudent et le législateur, et d’un autre côté, le philosophe qui se désintéresse de la 59cité, ne connaît pas ce qui est utile pour lui-même et pour les autres, et vit comme un dieu immortel. Certains passages de l’Éthique à Nicomaque témoignent toutefois de la volonté de concilier ces deux aspects68, mais chez al-Fārābī cette confusion de l’excellence de l’homme avec l’excellence du citoyen se trouve radicalisée au point de faire du philosophe, du chef, du législateur et du roi des termes synonymes69. C’est du reste ce que montre à plusieurs endroits de son œuvre l’interchangeabilité des noms de la science politique (al-‘ilm al-madanī) et de la science humaine (al-‘ilm al-insānī) comme nous l’avons analysé plus haut70. La résolution de la tension entre le bonheur politique du citoyen (l’homme de bien, Livre VI de l’Éthique à Niocmaque) et le bonheur de l’homme (dont la fin est la contemplation, Livre X de l’Éthique à Niocmaque) constitue donc le premier et principal effet de la théorie des excellences humaines telle qu’elle est développée au sein de la philosophie arabe.
Le deuxième effet de cette réorganisation des éléments aristotéliciens autour d’un axe purement noétique a trait à la question du bonheur qui, du coup, n’est plus seulement politique, mais avant tout intellectuel et métaphysique. Il peut même être décrit dans ses dimensions théologiques parce qu’il est d’abord tourné vers l’idée de Dieu, source de la perfection absolue, et parce qu’il est lié, ensuite, à l’ensemble des dogmes et des connaissances théoriques enseignées dans la cité parfaite à propos des attributs divins, de la hiérarchie des intellects, de la prophétie, du statut des chefs bien guidés, et de tout ce qui constitue les opinions et actions droites menant au salut de l’âme. Mais comme nous l’avons souligné plus haut, la même distinction entre l’excellence délibérative et l’excellence théorétique consacre paradoxalement la forte subordination de la politique à la métaphysique, et empêche l’autonomie de cette dernière vis-à-vis de la première. La description du sort des âmes des individus appartenant aux cités ignorantes, vouées à la destruction ou au malheur parce que restées enchaînées à la matière, confirme cette conception intellectualiste du bonheur présente chez plusieurs auteurs arabes, et montre comment la politique et la métaphysique ont été conceptuellement noués à l’image d’autres couples comme la puissance et l’acte ou la matière et la forme. Cette mise en évidence de la nature eschatologique du véritable bonheur 60montre indirectement que le fondement du bonheur civil souffre d’une faille originelle qui l’empêche de se constituer comme fin totalement immanente et autonome. Elle montre aussi comment, en partant de l’éloge de la philosophie en tant que discipline reine des savoirs dont l’étude procure la connaissance systématique des êtres et donc le bonheur, on aboutit, avec l’élucidation de la nature eschatologique du bonheur, à une autre définition de la philosophie en tant qu’assimilation à Dieu et partage d’attributs proprement divins.
Il est donc impossible, selon cette analyse, d’obtenir une autonomisation complète de l’art politique par rapport aux objectifs de salut dans l’au-delà. Ce constat ne repose toutefois pas sur des considérations religieuses, mais il est le fruit de la noétique fārābienne prolongée diversement par Miskawayh, Avicenne ou Averroès, et qui fait du salut de l’âme un véritable problème philosophique. Malgré ces aspects qui nous éloignent considérablement de la pensée politique d’Aristote, il ne faut pas perdre de vue le fait que cette représentation de la fin de l’association civile a conduit en même temps à séculariser la fin suprême de l’homme puisque le fait de se transformer en intellect en acte, et de cultiver la connaissance des intelligibles est une activité qui commence dans l’ici-bas. Or, c’est bien l’atteinte de cette fin qui est décrite comme l’équivalent de la vie future et de la félicité de l’âme après la mort. Ainsi, dans le geste qui relègue l’honneur ou l’utile à des pseudo-bonheurs parce qu’ils ne réalisent pas la fin suprême de l’homme, al-Fārābī et d’autres philosophes après lui apportent une thèse forte qui sera intégrée dans l’averroïsme latin et condamnée dans le contexte chrétien en 1277 par Étienne Tempier parce qu’elle constitue justement une forte sécularisation de la fin suprême de l’homme. Cette thèse dit : « Il n’y a pas statut plus excellent que de vaquer à la philosophie71 ».
Le troisième effet non moins important de la théorie des excellences humaines réside dans la distinction entre la prudence et l’intellect pratique. La prudence que les Arabes ont choisi de rendre par « ta‘aqqul », est décrite comme une capacité d’inférence et une excellence de la délibération qui peuvent concerner la direction des cités ou l’obtention des biens humains, de même qu’elles peuvent concerner la législation au sein de la cité comme l’indique rapidement le Livre des lettres en assimilant le 61phronimos au juriste (faqīh)72. Malgré la diversité des formes se rapportant à la prudence, le champ de cette vertu est beaucoup plus restreint dans la mesure où elle équivaut à un type d’intelligence qui ne peut épuiser le sens global de la raison pratique chargée, elle, de déterminer les universaux et les particuliers de la science politique. La prudence se limite ainsi à la longue expérience acquise par la fréquentation des hommes et à la détermination des choses particulières73. En présentant la phronèsis comme le sommet de la vérité pratique et le prudent lui-même comme l’exemple vivant incarnant la prudence et dispensant, en définitive, d’avoir un savoir sur elle, Aristote a insisté sur l’autonomie de cette vertu par rapport au noûs et mis l’accent sur son orientation vers le contingent et le particulier74. Ce point est dépassé par les philosophes arabes, avec une différence de taille qui consiste à confier à l’intellect pratique la charge de concevoir, dans et par la pensée, les universaux des arts pratiques75. À la différence du Stagirite, la notion de « ta‘aqqul » ne recouvre pas l’ensemble du champ de la philosophie pratique, et bien qu’elle fasse partie des qualités fondamentales du chef de la cité parfaite76, elle est ramenée à une forme d’habilité intellectuelle dont la description est également présente chez Aristote77. Al-Fārābī innove donc en mettant en face de la prudence des notions comme la ruse ou la sagacité, alors qu’il met en face de l’intellect pratique l’intellect théorique qui, lui, se consacre exclusivement à la spéculation sur l’Être premier et sur la nature du bonheur véritable.
C’est cette limitation du champ de la prudence qui conduit al-Fārābī à comparer cette capacité avec la ruse extrême (al-dahā’) ou d’autres formes d’inférences. Cela montre que cette capacité à bien délibérer porte moins sur les moyens que sur la fin en tant que telle, et que la variation de cette dernière permet de spécifier le type de délibération 62auquel on a affaire. Ainsi, le rusé comme le prudent possèdent une excellente disposition leur permettant de délibérer et de bien choisir mais la différence se situe au niveau des fins qui, chez le second, sont ordonnées au bien civil lequel doit nécessairement être envisagé comme une propédeutique au bien dans l’au-delà, alors que pour le premier, elles sont autres que vertueuses (richesse, plaisir, pouvoir, honneurs)78. Il s’avère donc qu’épistémologiquement la prudence est placée sur un pied d’égalité avec la ruse, puisque les deux sont perçues comme des instruments menant vers une fin vertueuse ou mauvaise.
Loin d’être au cœur de la philosophie politique des aristotéliciens arabes et de jouer le rôle que leur accorde Aristote dans son travail, les analyses sur la prudence ont été mobilisées pour juger l’action de deux hommes qui furent à l’origine d’un épisode historique majeur dans l’histoire du début de l’Islam, à savoir le conflit entre ‘Alī, le quatrième calife, et Mu‘āwiya, le vainqueur à l’issue de la guerre civile (Fitna, 657-661), et le fondateur de la dynastie omeyyade en 661. Cet exemple historique est mentionné par al-Fārābī dans l’Épître sur l’intellect et par Avempace dans Le Régime du solitaire. Il peut être ramené à la question de la finalité morale de l’intelligence pratique et à la possibilité ou non d’admirer un homme dont l’habilité à inférer et à délibérer n’est pas orientée vers le bien commun, mais plutôt vers les calculs d’intérêt personnel. Chez Aristote aussi, la distinction entre prudence et habileté se fait à partir de la finalité morale de l’action tout en soulignant que la prudence ne va pas sans la maîtrise d’une certaine habileté qui est « louable quand son but est beau, fourberie quand il est mauvais » (vi, 13, 1144a). Cet axe de lecture a été adopté par al-Fārābī et Avempace afin de corriger l’opinion commune relative à l’appréciation de cet épisode historique de la Fitna. Or, dans cette opinion commune soutenue aussi par des historiens ou des lettrés, Mu‘āwiya est plus prudent que ‘Alī. Un tel jugement repose sur la représentation commune de l’intelligence pratique qui tend à confondre le prudent tel que le décrit Aristote, et l’homme rusé ou le politicien retors dont l’intérêt personnel passe avant celui du groupe. Les deux philosophes montrent qu’il faut aller au-delà de cette opinion commune qui confond beaucoup de choses à propos de la véritable nature de la prudence. De plus, la masse éprouve une fascination pour cette extrême intelligence qui peut se 63dissocier de toute appréciation morale des fins de l’action politique, et c’est la raison pour laquelle la prudence est aussi rangée par certains auteurs de Miroirs politiques avec la ruse extrême (dahā’) et la force dont Mu‘āwiya est l’incarnation dans l’histoire de l’Islam. Mais pour al-Fārābī ou Avempace, le véritable homme doué d’intelligence pratique est celui qui tient compte de la fin vers laquelle son action est tendue et des éléments éthiques qu’elle doit contenir. Ainsi, contre l’opinion commune, ils montrent que c’est ‘Alī qui était conforme au modèle de la phronèsis, même s’il a échoué face à son adversaire. C’est donc à cet usage, principalement historique, que sert la discussion sur la prudence dans la tradition philosophique arabe.
De la cité-État à la cité-monde : les signes de l’universalisation de la pensée politique d’Aristote
L’un des aspects les plus saillants de la théorie des excellences humaines, comme nous l’avons vu plus haut, a consisté dans la mise en évidence de la nécessité du règne de la philosophie et dans la légitimation de sa prétention à organiser l’ensemble des savoirs humains. Théologiens, juristes, secrétaires, hommes politiques, stratèges, porteurs des savoirs religieux (hadith, exégèse, etc.), tous devraient être placés sous la coupe de la seule intelligence qui connaît le bonheur ultime de l’homme ainsi que les moyens de rendre les gens heureux. Ce postulat est à la base des nombreuses discussions fārābiennes, guidées par un ton polémique, pour faire reconnaître la philosophie plutôt que la religion ou d’autres savoirs humains comme la reine des sciences et l’origine ultime des connaissances, tant d’un point de vue chronologique qu’ontologique. C’est ce que nous lisons dans le Livre des lettres où, guidé par l’idée que la philosophie a atteint sa maturité grâce à Aristote qui a perfectionné les méthodes de raisonnement dans l’Organon, et établi le chemin de l’atteinte de l’excellence humaine, al-Fārābī en arrive à juger les savoirs disponibles à son époque, notamment les savoirs religieux, comme la théologie (kalām) et le droit (fiqh) en tant que disciplines inférieures à la philosophie :
64Il est clair, dit al-Fārābī, que l’art de la théologie dialectique et de la jurisprudence sont postérieurs à la loi religieuse, que celle-ci est postérieure à la philosophie, que la faculté dialectique et sophistique est antérieure à la philosophie et que la philosophie dialectique et la philosophie sophistique précèdent la philosophie démonstrative. Dans l’ensemble, la philosophie précède la loi religieuse, de la même manière que dans le temps, celui qui utilise les instruments est antérieur aux instruments79.
Al-Fārābī est convaincu que la philosophie est plus ancienne que les religions révélées. Autrement dit, il est convaincu de l’antériorité temporelle de la philosophie sur la révélation, celle-ci devant alors confirmer ce qui est originairement inné chez l’homme et ce qui est propre à sa condition ontologique, à savoir la raison naturelle. Cette antériorité temporelle se double d’une précellence épistémologique provenant du fait que seule la philosophie développe des raisonnements conduisant à la certitude et non à la persuasion comme c’est le cas des discours religieux80. Ces derniers visent l’assentiment du plus grand nombre, et n’hésitent pas à recourir aux arguments propres à la poétique et à la rhétorique. Mais socialement et politiquement, c’est à la religion, une fois ses principes, ses enseignements, ses parties (théorique et pratique) et ses finalités (conduire au bonheur dans l’ici-bas et dans l’au-delà) arrimés à ceux de la philosophie, que revient le mérite d’éduquer le genre humain.
Dans le Livre de la religion, la même assimilation et subordination du savoir religieux à la philosophie est reprise et étendue à d’autres aspects comme l’examen des rôles respectifs du prophète fondateur d’une communauté religieuse vertueuse et du roi-philosophe, fondateur de la cité parfaite. Ces remarques montrent que le philosophe est le seul porteur d’un savoir autorisé à être la source des normes. D’où les discussions sur la nécessité de lui attribuer exclusivement un statut qui est au sommet de l’élite, même si plusieurs catégories comme les porteurs des savoirs religieux ou les hommes politiques cherchent à leur tour à se présenter comme étant l’élite de l’élite81. De nombreux dossiers relatifs à l’enseignement de la religion, à son rapport à la philosophie, à 65la différence, au sein des arts logiques, entre les arguments démonstratifs et les arguments non-démonstratifs, enfin l’utilisation des images et des symboles pour enseigner certaines vérités métaphysiques à la masse, sont tributaires de l’intronisation de la philosophie et de l’assignation du philosophe au rôle politique de la direction de la communauté82. Désormais, c’est l’intellect qui doit gouverner la cité, mais il peut aussi se charger d’une nation ou de plusieurs nations, voire prétendre à régir le genre humain dans son ensemble.
Il est à noter que dans ces développements opérés par les philosophes arabes à partir de l’Organon, la rhétorique à laquelle Aristote assignait déjà une fonction importante au sein de la cité83 se trouve davantage politisée, du fait qu’elle est confrontée à la nécessité d’enseigner la multitude (al-ǧumhūr) et à prendre en charge la transmission des opinions théologiques et des valeurs morales issues de la religion en tant que vérités exprimant la même chose que ce que la philosophie peut exprimer avec les méthodes démonstratives appropriées à l’enseignement des élites philosophiques84. La conséquence la plus importante pour 66notre propos est que la validité des enseignements véhiculées par une religion, aussi bien sur le plan dogmatique que du point de vue de la pratique morale – se mesurent chez al-Fārābī et Averroès à l’aune de l’universalité de la religion et de sa capacité à jouer, auprès des masses, le même rôle que joue la philosophie pour l’élite savante. C’est pour cette raison qu’al-Fārābī estime que le gouvernement vertueux peut concerner plusieurs communautés religieuses, et qu’Averroès ne défend la supériorité de l’islam par rapport aux autres religions monothéistes que parce qu’il affiche un message plus universaliste85. Cette manière d’aborder les rapports entre la religion et la philosophie montre comment la première ne peut être vertueuse ni mener l’homme au bonheur que lorsqu’elle s’en tient aux enseignements universels de la seconde.
Puisque l’enjeux fondamental est la transmission des excellences telles qu’elles ont été fixées par une philosophie qui est à l’origine des savoirs humains et qui a atteint sa perfection avec Aristote, vu que cet enseignement qui doit conduire les peuples et nations au bonheur doit être relayé par la religion afin de gagner le plus grand nombre, il doit y avoir un terrain de l’universalité qui puisse transcender les divergences entre les hommes en matière de dogmes et d’opinions religieuses. La seule condition de la réussite de ce pari est que les religions soient arrimées à la bonne philosophie, et non à ses formes altérées ou primitives comme la sophistique ou la philosophie présocratique. Les lois religieuses positives doivent elles-mêmes être soumises à la loi naturelle qui émane des intelligibles premiers universellement partagés et qui témoignent de l’existence d’un certain universalisme éthique qui dépasse les particularismes religieux, ethniques ou linguistiques86.
67Cette ouverture sur l’universel où la science politique guidée par la philosophie et secondée par la religion ne reconnaît plus les frontières territoriales de la cité grecque est le dernier point qu’il faudrait développer dans ce travail. La pensée des philosophes arabes étant centrée sur une problématique du gouvernement finalisé vers le bonheur et l’atteinte des excellences, elle se présente comme une réflexion éloignée de la spéculation sur l’État, de l’étude des mécanismes anthropologiques relatifs à sa genèse ou des rapports de force qui permettent de penser le pouvoir in concreto. Cette remarque est importante parce qu’elle montre le sens dans lequel ils ont compris l’être politique de l’homme. Et puisqu’il s’agit d’une problématique centrée sur le gouvernement et non sur le pouvoir, il faut s’interroger sur les raisons qui les ont amenés à penser ce nouage entre la philosophie politique et l’idée de gouvernement universel, plutôt qu’entre la philosophie politique et la cité-État, comme c’est le cas avec Aristote. Un pseudo-Aristote, celui des Lettres à Alexandre, aurait-il été déterminant dans ce passage de l’échelle territoriale de la cité à celle des nations, voire à la fédération de plusieurs nations ?
Dès le début de l’Islam – sous le gouvernement des Omeyyades précisément – et bien avant le début du grand mouvement de traduction systématique des textes d’Aristote au ixe siècle, un ensemble de lettres nommées les Lettres d’Aristote à Alexandre fut traduit pour répondre aux besoins politiques du nouvel Empire arabe et assimiler certains enseignements majeurs de l’art de gouverner tel qu’il fut pratiqué par les Anciens87. Ce texte brosse l’image d’un Aristote présent aux côtés de son élève comme conseiller ou ministre qui lui dicte la politique à suivre en matière d’administration des territoires conquis en Perse ou en Inde, le gratifie de ses conseils précieux et accompagne, de loin, la construction de l’État universel d’Alexandre le Grand88. Il faut souligner le fait que 68ce texte qui a beaucoup influencé les historiens, les lettrés et les hommes politiques est différent du fameux Secret des secrets vu qu’il ne contient pas des exposés sur les sciences occultes, de même qu’il diverge aussi par rapport à son pendant occidental qui est le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène parce qu’il se focalise sur les dimensions politiques du gouvernement de l’Empire, et laisse de côté les légendes qui se sont développés à partir de la biographie du Conquérant. C’est pour ces deux raisons qu’il fut adopté comme l’une des sources majeures de la littérature politique en Islam, et qu’il fut déterminant dans la formation du genre des Miroirs des princes (ādāb sulṭāniyya)89.
Aristote se présente dans les Lettres comme un fervent partisan d’une pambasileia vertueuse, le défenseur d’un État œcuménique et universel, unissant le genre humain sous l’autorité d’un roi juste et bienveillant, ce qui entre en conflit avec ses véritables idées politiques centrées sur la cité, et opposées, en général, à l’idée de la royauté d’un seul parce qu’elle nie la conception d’une politeia formée de citoyens égaux et amenés tour à tour à être gouvernants et gouvernés90. Avec ces Lettres, nous nous trouvons loin des opinions négatives sur les barbares en général, et les Perses et les Asiatiques en particulier (exprimées par exemple dans la Politique, I, 2, 1252 b 8-10 et I, 6, 1255 a 29-40 où Aristote affirme que les barbares 69sont des esclaves par nature)91. Certes, les philosophes arabes qui se sont penchés sur la véritable doctrine d’Aristote ne se sont pas intéressés à ce corpus, sans doute parce qu’ils le jugeaient apocryphe, à l’exception de Miskawayh et du pseudo-al-‘Āmirī qui le citent abondamment, le premier, dans la Sagesse éternelle, et le second, dans Du bonheur et des moyens de l’atteindre. Certains philosophes-médecins passionnés par les florilèges de maximes et d’aphorismes comme Ibn Hindū ou Ibn Fātik, des lettrés comme Qudāma ibn Ǧa‘far l’ont également fréquenté, sans parler des auteurs des Miroirs des princes pour lesquels certains passages des Lettres sont des sommets condensant la sagesse politique exprimée avec une grande élégance littéraire. Si ce texte a pu influencer les lettrés, les historiens et les penseurs politiques de l’Islam, il est évident qu’il n’a pas joué de rôle majeur chez les philosophes péripatéticiens. D’où viendrait donc cette pensée du gouvernement universel qui anime leurs idées politiques ?
Pour y répondre, il est possible de soutenir que le gouvernement dynastique rassemblant plusieurs nations (umam, pl de umma) était déjà au cœur du modèle politique instauré par l’Islam à partir des Omeyyades et surtout avec les Abbassides. Penser le gouvernement parfait à une échelle supérieure à celle des limites territoriales de la cité peut donc être interprété comme un effet de la culture de l’Islam et du modèle institutionnel du califat universel. Les Lettres d’Aristote à Alexandre ne constitueraient dans ce cas qu’une caution intellectuelle supplémentaire qui devait appuyer une orientation institutionnelle déjà ancrée dans les sociétés du monde musulman.
Mais il y a aussi une autre interprétation, non moins intéressante, puisqu’elle est purement philosophique (et non pas culturelle ou historique), et qui provient de l’appréciation globale, par ces philosophes, du projet aristotélicien. Al-Fārābī, par exemple, malgré la présence dans sa philosophie de certains éléments néoplatoniciens (notamment en cosmologie) est directement influencé par Aristote dans sa pensée politique. En effet, celle-ci s’appuie sur les études biologiques menées par Aristote, notamment sur la défense du rôle moteur du cœur au sein de 70l’organisme vivant, et sur certaines analogies entre la cité bien gouvernée et le corps dirigé par le cœur. Dans l’un des rares textes où il prend la défense d’Aristote contre d’autres philosophes, en l’occurrence Timée, Platon et Galien, tous les trois partisans d’une position selon laquelle les directions dans le corps humain sont multiples et appartiennent au cerveau, au cœur et au foie, al-Fārābī utilise le modèle de la direction politique où existe une unité du commandement afin d’illustrer les insuffisances du modèle platonicien marqué par la pluralité des directions, et par l’absence d’une hiérarchisation naturelle entre les trois organes92. Dans Les opinions des habitants de la cité vertueuse, la même analogie entre le cœur (le principe directeur sur le plan organique) et le roi-philosophe (le principe directeur sur le plan politique) est reprise par al-Fārābī, mais dans le sens inverse, celui qui va de la politique à la biologie. Le chef de la cité vertueuse, appelé aussi « l’organe-chef » (al-‘uḍw al-ra’īs), est décrit comme l’homme capable de conduire les citoyens vers le bonheur ultime. Or, ce qu’il faut noter à ce propos, c’est que l’analogie présente chez Aristote parle d’une cité, alors que chez al-Fārābī, le roi-philosophe est habilité à diriger le monde :
Tel est donc le chef qu’aucun autre homme ne peut jamais prétendre diriger. Il est le guide, le premier chef de la cite vertueuse, le chef de la nation vertueuse et le chef de la partie habitée de la terre entière93.
Nous voyons ainsi que la philosophie naturelle d’Aristote, en plus des positions théoriques exprimées à propos d’autres aspects de la philosophie ont bel et bien contribué à façonner l’opinion selon laquelle il était partisan de l’unité du genre humain. Cet Aristote est celui qui a forgé les lois universelles du raisonnement et qui a permis de transformer la raison humaine en autorité capable de fonder les normes sociales et politiques, et de s’engager en toute confiance dans la recherche de la 71vérité. C’est cet Aristote qui est vénéré par les péripatéticiens arabes en tant que « premier maître ». Il est lui-même, comme l’affirme Averroès, un exemple de l’atteinte de la perfection à l’échelle du genre humain :
Comme le sort de cet homme est étrange, s’exclame Averroès à propos d’Aristote, et comme sa nature est distincte des natures des autres humains ! On dirait que la providence divine l’a distingué afin de nous faire connaître, nous les humains, l’existence de la perfection ultime dans le genre humain, incarnée dans une personne sensible et reconnaissable en tant que telle. C’est pour cette raison que les Anciens l’appelaient « le divin94 ».
C’est en tenant compte de ces éléments que l’on peut comprendre la critique adressée par Averroès à Platon dans le Commentaire de la République où il se saisit de la discussion qui porte sur le nombre de gardiens nécessaire à la cité pour aborder la question de sa taille et celle du gouvernement de plusieurs cités vertueuses. Or, il convoque Aristote comme autorité défendant l’universalité du bien et l’accessibilité de tous les hommes à la vertu, en qualifiant cette thèse de véridique et de conforme à la mission universelle de l’Islam, contre l’opinion de Platon qui reste limitée à la représentation territoriale restreinte de la bonne cité95. C’est au nom de ce même principe qu’il critique, dans son Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, l’opinion des juristes de l’Islam qui ont adopté le principe de la guerre sainte et refusé la paix entre les peuples. Cette critique montre qu’il est partisan de la thèse de la nécessité de corriger les effets négatifs de la loi positive particulière (même si elle est religieuse) par la loi naturelle universelle96. Celle-ci fait l’objet d’une théorisation qui s’appuie sur la Rhétorique d’Aristote et, plus précisément, sur l’opposition entre lois écrites et lois non écrites. Ces dernières ont comme caractère principal la généralité et la naturalité ; elles sont à l’image des axiomes c’est-à-dire que nous les trouvons en nous-mêmes, sans savoir « quand ces lois ont été instituées, ni qui les a instituées97 ». Maroun Aouad, dans son commentaire de ce passage, 72note avec justesse qu’Averroès porte un intérêt particulier à ce couple formé des lois écrites et des lois non écrites et qu’il établit l’idée que les premières (i.e. les lois positives) ne sont que la particularisation des secondes98. « Averroès, avance Maroun Aouad, en arrive à considérer que certaines lois écrites puissent être une application des lois non écrites ». Mais les lois naturelles non écrites (comme par exemple le fait de remercier le bienfaiteur ou la piété filiale) doivent aussi corriger les écarts des lois positives qui peuvent s’éloigner de l’esprit de justice et de l’équité, à l’image de la résistance d’Antigone aux lois de Créon qui étaient contraires à la dignité et au respect du corps de son frère défunt Polynice. Le double plan de l’universalité des intelligibles premiers et des principes éthiques a donc fait d’Aristote le défenseur de l’unité du genre humain, et l’outil méthodologique permettant de penser le rassemblement possible des hommes sous un commandement politique unique.
Conclusions
Notre travail a montré que l’influence politique d’Aristote est aussi bien due à ses idées proprement politiques (contenues dans l’Éthique à Nicomaque et dans la Rhétorique) qu’à la fréquentation de son système, la défense de sa méthode fondée sur l’apodeixis, ou la radicalisation de certaines thèses fortes mais qui étaient encore peu mises en évidence dans son corpus (la doctrine de la séparation de l’intellect, l’élection de sa noétique comme l’axe directeur de toute investigation portant sur l’homme, y compris la politique, l’assimilation du premier moteur au Dieu créateur, à l’Artisan, à la première Cause ou à l’Être nécessaire). Mais cette pensée politique des philosophes arabes fut-elle finalement aristotélicienne ou non ? La réponse à cette question exige de tenir compte de la particularité du corpus de chaque philosophe, chose que nous avons tenté de souligner au fur et à mesure des différents développements. Elle implique aussi une critique des étiquettes à la fois massives et réductrices de « néoplatonicien », « platonicien » ou « aristotélicien ». On peut dire qu’al-Fārābī fut un penseur politique 73influencé par le néoplatonisme parce que la théorie de l’émanation est présente dans sa cosmologie et qu’elle a des effets sur sa pensée politique. Mais comment expliquer, dans ce cas, l’absence de la théorie de l’échelle des sciences, fondamentale dans ce courant, et qui implique une gradation dans la maîtrise des vertus et un va et vient entre les sciences pratiques et les sciences théorétiques, une maîtrise des mathématiques avant la descente vers l’éthique et une ascension vers le monde des intelligibles une fois que l’âme est purifiée et qu’elle est prête à prendre son envol99 ?
En passant au corpus aristotélicien en tant que tel, on peut postuler que l’influence fut limitée du fait de l’absence d’une réflexion sur les régimes et la politeia telle qu’Aristote l’a théorisée. Mais on peut aussi aller au-delà du constat d’un fait particulier (l’absence de la Politique) pour se rendre compte que d’autres textes biologiques (portant sur le rôle central du cœur dans le corps animal) ou des disciplines a priori sans lien avec la philosophie pratique (la logique) ont eu des conséquences décisives sur la représentation de la cité parfaite, sur les caractéristiques de son chef, ou sur la manière d’éduquer les citoyens. De surcroît, on peut soutenir que la maîtrise des grandes lignes du projet aristotélicien dans son ensemble a conduit Averroès, al-Fārābī ou Avempace à résoudre, chacun à sa manière, les tensions présentes dans la philosophie pratique d’Aristote entre le bonheur de l’homme et le bonheur du citoyen. Pour nous, ce point est la pierre angulaire de la pensée politique des philosophes arabes qui estiment, chacun selon ses propres vues, que le bonheur est dans la connaissance scientifique, et la jonction de l’homme avec la source des intelligibles qui est l’Intellect actif. La science politique qui est « la philosophie des choses humaines » chez Aristote est devenue « la philosophie de l’homme » tout court chez al-Fārābī100. Le choix de ces philosophes a consisté à considérer la noétique aristotélicienne comme le guide ultime pour déterminer la fin suprême de l’homme. Mais la conséquence de ce choix a été le dépassement de l’autonomie de la science politique parce que l’accomplissement de ces potentialités qui traduit en même temps une unification de la diversité et de la multiplicité qui 74caractérise l’Être ne peut ignorer les fins spirituelles de l’homme101. Grâce à ces lectures qui dynamisent les textes d’Aristote et les enrichissent par de nouvelles pistes interprétatives provenant de l’usage de la langue arabe en tant que véhicule de l’expression de leur pensée, du contexte religieux et civilisationnel de l’Islam, ou simplement du génie propre à chaque auteur, l’Aristote politique a pu être approfondi d’un côté, transfiguré d’un autre côté. En témoigne surtout la philosophie de la religion développée par Miskawayh, Avicenne, al-Fārābī ou Averroès. Dans un sens, on peut affirmer qu’elle est tirée de la philosophie d’Aristote puisqu’elle est indissociable de ses vues sur la loi écrite et la loi non écrite, sur l’opposition entre justice positive et équité. Mais ce qui est certain aussi, c’est qu’avec cette philosophie de la religion qui ouvre sur la question de la sécularisation du bonheur humain, qui s’interroge sur le statut du philosophe au sein de la cité, et sur les conflits entre les doctrines philosophiques et les textes révélés (à propos de la création ou de l’éternité de l’univers, du sort de l’âme humaine après la mort ou du statut même de la prophétie) nous sommes déjà très loin des textes d’Aristote, et plutôt dans une épistémè qui rappelle les préoccupations des Lumières modernes.
Makram Abbès
ENS Lyon /TRIANGLE
1 Voir sur ce débat entre Pierre Aubenque et René-Antoine Gauthier, Enrico Berti, « Phronèsis et science politique », dans Pierre Aubenque et Alonso Tordesillas, Aristote politique, Paris, PUF, 1993, p. 435-459.
2 Voir à propos de cet aspect, Cristina D’Ancona, “The Textual Tradition of the Graeco-Arabic Plotinus. The Theology of Aristotle, Its “ruʾūs al-masāʾil”, and the Greek Model of the Arabic Version”, Aafke M.I. van Oppenraay, Huygens ING, The Hague (Editors), The Letter before the Spirit : The Importance of Text Editions for the Study of the Reception of Aristotle, Leiden. Boston, Brill, 2012, p. 37-71.
3 Sur la réception d’Aristote et les différentes influences qu’il a exercées chez les philosophes arabes, voir, Gerhard Endress, « L’Aristote arabe : réception, autorité et transformation du Premier Maître », Medioevo, 23 (1997), 1-42, Ahmed Alwishah and Josh Hayes, Aristotle and the Arabic Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, Charles Butterworth (Editor), The Political Aspects of Islamic Philosophy. Essays in Honor of Muhsin S. Mahdi, Harvard University Press, 1992, et Rafael Ramón Guerrero, « Recepción de la Ética Nicomaquea en el mundo árabe : la teoría de la virtud en la filosofía islámica », Studia graeco-arabica, 2014-4, p. 315-334.
4 Voir Leo Strauss, “Farabi’s Plato”, American Academy for Jewish Research, Louis Ginzberg, Jubilee Volume, 1945, p. 357-393, Leo Strauss, « How Farabi Reads Plato’s Laws », Mélanges Louis Massignon, Institut Francais de Damas, 1957, vol. 3, p. 134-154, et Muhsin Mahdi, « Philosophy and Political Thought. Reflections and Comparisons », Arabic Sciences and Philosophy, 1991-1, p. 9-29.
5 Une illustration de ce genre d’interprétation à propos d’al-Fārābī se trouve dans Joshua Parens, Metaphysics as Rhetoric : Alfarabi’s Summary of Plato’s “Laws”, State University of New York Press, 1995.
6 Voir par exemple Charles Butterworth, “Averroes’ Platonization of Aristotle’s Art of Rhetoric”, Gilbert Dahan et Irène Rosier-Catach (ed.), La Rhétorique d’Aristote : traditions et commentaires de l’Antiquité au xviiie siècle, Paris, Vrin, 1998, p. 227-240.
7 Pour une mise au point à propos de ces questions, nous nous permettons de renvoyer à notre travail, « Leo Strauss et la philosophie arabe. Les Lumières médiévales contre les Lumières modernes », Diogène. Revue internationale des sciences humaines, no 226, avril-juin 2009, p. 117-141. Au moment de l’achèvement de ce travail, nous avons pris connaissance de l’article de David Wirmer, “Arabic Philosophy and the Art of Reading. I. Political Philosophy”, Jean-Baptiste Brenet et Olga L. Lizzi (dir), La philosophie arabe à l’étude. Sens, limites et défis d’une discipline moderne, Paris, Vrin, 2019, p. 179-244, qui aborde la lecture straussienne de la philosophie arabe. Ce travail sera discuté dans une autre publication.
8 Richard Walzer offre un parfait exemple de cette approche dans le commentaire de son édition et traduction de l’un des textes majeurs d’al-Fārābī sur la cité vertueuse. Voir Al-Fārābī, On the Perfect State (Mabādi’ ārā’ ahl al-madīna al-fāḍila), revised text with introduction, translation, and commentary by Richard Walzer, Oxford, Oxford University Press, 1985.
9 En ce qui concerne les influences textuelles, voir notamment Vasileios Syros, “Forgotten Commentators Society : Aristotle’s Political Ideas in Arabic, Syriac, Byzantine, and Jewish Garb”, dans Vasileios Syros (ed.), Well begun is Only Half Done, Tempe, Arizona, ACMRS, 2011, p. 1-16. Voir aussi du meme auteur, “A Note of the Transmission of Aristotle’s Political Ideas in Medieval Persia and Early-Modern India. Was There any Arabic or Persian Translation of the “Politics” ?”, Bulletin de philosophie médiévale, Nº. 50, 2008, p. 303-309, et son étude “Political Treatise”, in Albrecht Classen (Ed), Handbook of Medieval Studies, Volume 3, Berlin / New York, De Gruyter, 2010, p. 2000-2021. Voir également, Shlomo Pines, “Aristotle’s Politics in Arabic Philosophy”, Shlomo Pines (author), Sarah Strousma (ed.), Studies in the History of Arabic Philosophy, Jerusalem, The Magnes Press, The Hebrew University, 1996, p. 251-261, et Rémi Brague, « Note sur la traduction arabe de la Politique », dans Pierre Aubenque et Alanso Tordesillas, Aristote politique, op. cit., 1993, p. 423-433.
10 Averroes’ on Plato’s Republic, translated by R. Lerner, Ithaca and London, Cornell University Press, 1974, p. 4. L’original arabe de ce texte est perdu ; il a été conservé grâce à une traduction en hébreu faite par Samuel ben Judah au début du xive siècle en Provence. En 1331, Joseph Caspi en fait un résumé, puis deux traductions latines sont publiées, d’abord par Elia del Medigo en 1491, ensuite par Jacob Mantinius en 1539. Au xxe siècle, E.J. Rosenthal l’a traduit en anglais sous le titre de Averroes Commentary on Plato’s « Republic », Cambridge, Cambridge University Press, 1956, puis R. Lerner, en a donné une deuxième version anglaise, sous le titre de Averroes on Plato’s Republic, Ithaca and London, Cornell University Press, 1974. C’est cette dernière édition que nous utilisons pour l’établissent de la version française de notre texte.
11 Kindī (al-), al-Rasā’il al-falsafiyya (Épîtres philosophiques), Le Caire, Dār al-fikr al-‘arabī, 1950, p. 384.
12 Ṣā‘id al-Andalusī, Ṭabaqāt al-umam, Beyrouth, al-Maṭba‘a al-kāṯūlīkiyya, 1912, p. 26.
13 Al-Mas‘ūdī, al-Tanbīh wa l-išrāf, traduit par Carra de Vaux, Livre de l’avertissement et de la révision, Paris, Imprimerie nationale, 1896, p. 166.
14 Al-Fārābī, Kitāb al-ḥurūf (Le Livre des lettres), édité par M. Mahdi, Beyrouth, Dār al-mašriq, troisième édition, 2004, p. 91.
15 Nous rejoignons l’avis de R. Brague qui a discuté ce point dans son article « Note sur la traduction arabe de la Politique », dans Pierre Aubenque et Alanso Tordesillas, Aristote politique, op. cit., p. 432.
16 Voir le texte de cette épître dans M. Maróth, M. The Correspondance Between Aristotle and Alexander the Great, Budapest, The Avicenna Institute of Middle Eastern Studies, 2006, p. 85-101. En ce qui concerne Miskawayh, voir Tartīb al-Sa‘ādāt (l’Ordre des bonheurs)”, Le Caire, al-Maṭba‘a al-‘arabiyya bi-Miṣr, 1928, p. 59.
17 Al-Fārābī, Iḥṣā’ al-‘ulūm, édité par Osman Amine, Le Caire, Imp. Al-Eétemad, 1931, p. 105.
18 Voir notamment Miskawayh, Al-Ḥikma l-ḫālida (La Sagesse éternelle), éd. Abdurrahman Badawi, Le Caire, Maktabat al-nahḍa l-miṣriyya, 1952, et Ibn Fātik, Muḫtār al-ḥikam wa maḥāsin al-kalim (Maximes choisies et belles sentences), éd. Abdurrahman Badawi, Beyrouth, al-Mu’assasa l-‘arabiyya li l-dirāsāt wa l-našr, 1980.
19 Voir le relevé de ces passages dans Shlomo Pines, “Aristotle’s Politics in Arabic Philosophy”, op. cit., p. 252-253. Il est à noter que les citations donnant l’impression qu’elles proviennent de la Politique sont juxtaposées à d’autres citations provenant de l’Éthique à Nicomaque.
20 Pour le texte utilisé par les philosophes arabes, voir A. Akasoy et A. Fidora (ed.), The Arabic Version of The Nicomachean Ethics, Leiden-Boston, Brill, 2005.
21 Le « Second maître » est le surnom d’al-Fārābī dans la tradition philosophique arabe. Sur cette articulation entre bonheur et logique, voir notre synthèse « Al-Farabi », dans Michèle Gally (ed.), Le bonheur. Dictionnaire historique et critique, Paris, CNRS Éditions, 2019, p. 245-249.
22 Le petit traité d’al-Fārābī, al-Tanbibīh ‘alā taḥṣīl al-Sa‘āda, édité par Ja‘far al-Yasin, Beyrouth, Dār al-Manāhil, 1992, p. 227-265, illustre cette influence de la réflexion aristotélicienne sur le bonheur et la perfection contenue dans les deux premiers livres de l’Éthique à Nicomaque. C’est le point de départ du jeune al-Fārābī, connu surtout en tant que logicien, dans son projet philosophique global. Quant à Miskawayh, le texte intitulé Tartīb al-Sa‘ādāt montre que la même thématique de la détermination de la nature du bonheur et de la perfection ultime a été décisive pour l’enquête de l’auteur. Notons qu’il suit dans ce texte le plan d’al-Fārābī en nouant la recherche sur le bonheur à la maîtrise des arts logiques des arts logiques. Pour une présentation du contenu de ce texte, voir Roxanne D. Marcotte, “Ibn Miskawayh’s Tartīb al-Sa‘ādāt (The Order of Happiness)”, dans Monotheism and Ethics : Historical and Contemporary Intersections among Judaism, Christianity and Islam, ed by Y. Tzvi Langermann, Leiden : E.J. Brill, 2011, p. 141-161. À propos d’Avempace, voir l’étude exhaustive des influences des sources aristotéliciennes sur cet auteur dans J. Janssens, “Ibn Bājja and Aristotle’s Political Thought”, in Well begun is Only Half Done, op. cit., p. 73-95.
23 Voir à ce propos notre travail sur « Le statut de la raison pratique chez Avempace », Arabic Sciences and Philosophy, Vol. 21, 2011, p. 85-109.
24 Voir Dominic J. O’Meara, Platonopolis, Platonic Political Philosophy in Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 53-68.
25 Nasīr al-Dīn al-Ṭūsī, The Nasirean Ethics, traduit du persan en anglais par G. M. Wickens, London, George Allen & Unwin LTD, 1964, p. 28. Pour la version arabe du texte, voir Joep Lameer, The Arabic Version of Ṭūsī’s Nasirean Ethics, Leiden. Boston, Brill, 2015, p. 82-83.
26 Cette tendance se lit par exemple chez Fakhr al-dīn al-Rāzī, Šarḥ ‘uyūn al-ḥikma, Cairo, al-Maktaba al-anglo-misriyya, 1986, Vol. 2, p. 6-16. al-Dawwānī, Akhlaq-i Jalali, traduit en anglais par W. T. Thompson, Practical Philosophy of Muhammedan People, London, 1839, Ṭāš Kubrā Zādeh, Miftāḥ al-sa‘āda, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1985, Vol. 1, p. 378-394.
27 Ibn Sīnā, Manṭiq al-mašriqiyyīn (la Logique des Orientaux), Le Caire, al-Maktaba al-salafiyya, 1910, p. 7. Voir aussi Risāla fī aqsām al-‘ulūm al-‘aqliyya, dans Tis‘ rasā’il, Canstantinople, Maṭba‘at al-ǧawā’ib, 1880, p. 73-74.
28 Sur le peu d’intérêt qu’Avicenne réserve à la philosophie pratique, voir Dimitri Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition, Leiden. Boston, Brill, 2014, p. 292-296 et p. 497-498.
29 Voir Penser l’Économique, textes de Bryson et d’Ibn Sînâ, édités et traduits par Youssef Seddik et Yassine Essid, Tunis, Media Com, 1995, et en ce qui concerne la pensée économique en Islam, Yassine Essid, A Critique of the Origins of Islamic Economic Thought, Brill, Leiden, New York, Köln, 1995.
30 Al-Fārābī, Aphorismes choisis, traduit par Soumaya Mestiri et Guillaume Dye, Paris, Fayard, 2003, § 25, p. 60-61.
31 Avicenne, Manṭiq al-mašriqiyyīn (la Logique des Orientaux), op. cit., p. 7-8.
32 Al-Fārābī, Kitāb al-siyāsa al-madaniyya, Le Livre du régime politique, traduit par Philippe Vallat, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 127.
33 Ibn Bāǧǧa (Avempace), La conduit de l’isolé et deux autres épîtres. Introduction, édition critique du texte arabe, traduction et commentaire par Charles Genequand, Paris, 2010, p. 124. Traduction légèrement modifiée.
34 Voir Makram Abbès, « Gouvernement de soi et des autres chez Avempace », Studia Islamica, 2005, no 100-101, p. 113-160.
35 Averroès (Ibn Rushd), Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote, édition et traduction par M. Aouad, Paris, Vrin, vol. II, p. 68.
36 Averroes’ on Plato’s Republic, op. cit., p. 111-112.
37 Ibn Khaldûn, The Muqaddimah. An Introduction to History, translated by Franz Rosenthal, Princeton University Press, 1958, chap. iii, section 50, p. 138.
38 Dimitri Gutas, “The Meaning of madanī in al- Fārābī’s ‘Political’ Philosophy”, Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 57, 2004, p. 259. Le texte d’origine dit : “Discussions [on human communities and their governance], are always derivative, not central, and they depend for their philosophical validity on al- Fārābī’s metaphysical scheme and his theory of the intellect (noetics) rather than on any properly political analysis or argumentation”.
39 Nous trouvons cette appellation chez Avempace dans Al-Ta‘ālīq al-manṭiqiyya (les Commentaires de la logique d’al-Fārābī), édité par M. I. Alouzad, Tunis, al-Dār al-‘arabiyya li-l-kitāb, 1997, p. 27.
40 Dimitri Gutas, “The Meaning of madanī in al- Fārābī’s ‘Political’ Philosophy”, op. cit., p. 261.
41 Ibid., p. 263.
42 Ibid., p. 264. Le texte original dit : “Al- Fārābī’s so-called ‘politics’ is thus actually based on ethics for two reasons : first because he derives it primarily from the Nicomachean Ethics, which leads him to develop an ethical framework for understanding what we call ‘political life, and second because the mistranslation of politeia as ‘way of life’, sīra, led him to concentrate on an ethical concept as the key feature of ‘political life’”.
43 La même idée est valable pour les traditions intellectuelles développées en Occident. Machiavel aborde-t-il la politique comme le font Thomas More, Érasme, Bodin ou Bossuet ? La variété des approches (théologico-religieuses, historico-littéraire et juridico-institutionnelle) ne devrait pas conduire à l’exclusion d’une dimension au profit d’une autre. À nos yeux, elles tentent toutes de rendre compte de la complexité des relations entre les hommes qui traduisent de différentes manières leur condition politique.
44 Pour des mises au point conceptuelles à propos des distinctions entre le pouvoir et le gouvernement, nous nous permettons de renvoyer à notre travail, « Le concept de politique dans la pensée islamique. Qu’est-ce que la “siyâsa” ? », Archives de Philosophie, 2019, vol. 82, no 4, « Penser la politique en Islam », p. 683-699. Nous décelons dans cette perception du politique ou de la politique une vision fortement réductrice de ce domaine, qui en cantonne l’analyse dans l’étude des rapports de force, puisque c’est le modèle d’Ibn Khaldūn qui est érigé comme référence pour le ou la penser.
45 C’est ce qui amène Dimitri Gutas (“The Meaning of madanī in al- Fārābī’s ‘Political’ Philosophy”, op. cit., p. 269), à considérer la traduction de Dunlop par « statesman » comme étant erronée.
46 Al-Fārābī, Aphorismes choisis, op. cit., § 4, p. 42.
47 Al-Fārābī, Iḥṣā’ al-‘ulūm, édité par Osman Amine, Le Caire, Imp. Al-Eétemad, 1931, p. 102-107.
48 Il peut désigner aussi le sens de « civilité » ou d’« urbanité ». À l’époque contemporaine, le mot désigne la « civilisation », et il est synonyme de « tamaddun », mot de la même racine. Les origines de ces significations modernes sont déjà présentes dans l’analyse proposée par Miskawayh comme le montre la suite de notre texte.
49 Miskawayh & al-Tawḥīdī, al-Hawāmil wa l-šawāmil, (Questions éparses et réponses globales), Le Caire, al-Hay’a l-‘āmma li quṣūr al-ṯaqāfa, 1951, p. 250.
50 Ibid., p. 333.
51 Aristote, Les Politiques, traduit par Pierre Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 1993, III, 17.
52 Voir Charles Genequand, « Loi morale, loi politique : al-Fārābī et Ibn Bāǧǧa », Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 61, 2008, p. 501-502.
53 Ibid., p. 503.
54 Voir Richard Kraut, Aristotle. Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2002, Malcolm Schofield, “Aristotle’s Political Ethics”, Richard Kraut (ed.), The Blackwell Guide to Aristotle’s Nicomachean Ethics, Malden, Blackwell Publishing, 2006, p. 305-322, Richard Bodéus, Politique et philosophie chez Aristote, Namur, Société des Études Classiques, 1991, notamment ch. i, « Les dimensions de l’excellence politique », Pierre-Marie Morel, Aristote, Paris, GF Flammarion, 2003, et Pierre Pellegrin, L’excellence menacée. Sur la philosophie politique d’Aristote, Paris, Classiques Garnier, 2017.
55 Michel Crubellier et Pierre Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 188 et p. 208.
56 Averroes on Plato’s Republic, op. cit., p. 4. Le texte anglais est le suivant : “This art has been divided into two parts. In the first part the habits and volitional actions and conduct are treated generally, and here is made known their relation to each other and which of these habits is for the sake of the others. In the second part is made known how these habits are established in the souls, which habit is ordered to which other habit so that the resulting action from the intended habit may become as perfect as can be, and which habit hinders which other habit. In general, this part supplies those matters, taken in their generality, that admit of being actualized”.
57 Miskawayh, al-Fawz al-aṣġar (Le petit livre du salut), traduit par R. Arnaldez, Tunis, al-Dār al-‘arabiyya li l-kitāb, 1987, p. 56.
58 Aristote, l’Éthique à Nicomaque, II, 1, 1103 a.
59 C’est ce qu’il fait dans une épître de jeunesse intitulée Le rappel de la voie à suivre pour accéder au bonheur ou bien dans les Aphorismes politiques.
60 Al-Fârâbî, De l’obtention du Bonheur, traduit par Olivier Sedeyn et Nassim Lévy, Paris, Allia, 2005, p. 17.
61 Averroes on Plato’s Republic, op. cit., p. 86-93.
62 Pour Avempace, voir Risālat al-wadā‘ (Épître de l’adieu), traduit en français dans Ibn Bāǧǧa, La conduite de l’isolé et deux autres épîtres, op. cit., p. 89-120. La même typologie d’Avempace est reprise par Maimonide avec quelques légères différences. Voir Maimonides, The Guide for the Perplexed, engl. transl. Shlomo Pines, Chicago University press, 1974, Vol. II, iii, 54, p. 634-636.
63 Dimitri Gutas, “The Meaning of madanī in al- Fārābī’s ‘Political’ Philosophy’”, art. cité, p. 263.
64 Al- Fārābī, Kitāb al-milla, traduction française avec texte arabe (Le Livre de la religion), par Stéphane Diebler dans Ali Benmakhlouf, Stéphane Diebler et Pauline Koetschet Al-Fārābī. Philosopher à Bagdad au xe siècle, Paris, seuil, 2007, § 15, p. 77. Traduction modifiée.
65 Voir al-Fārābī, De l’obtention du bonheur, op. cit., p. 56-57, où il développe ce point à propos de l’art de la guerre.
66 Al-Fārābī, De l’obtention du bonheur, op. cit., p. 44-53.
67 Ibid., p. 81-82.
68 Voir M. Crubellier et P. Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, op. cit., p. 211-213.
69 Al-Fārābī, De l’obtention du bonheur, op. cit., § 58, p. 89.
70 Ibid., p. 39.
71 Voir Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 147.
72 Al-Fārābī, Kitāb al-ḥurūf (Le Livre des lettres), op. cit., § 112, p. 133.
73 Al Fārābī, le Livre de la religion, dans Philosopher à Bagdad au xe siècle, op. cit., p. 77.
74 Voir Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1962, où il a bien montré cet aspect de la philosophie politique aristotélicienne.
75 Voir sur ce point les analyses éclairantes de Deborah L. Black, “Practical Wisdom in Arabic Philosophy”, dans Carlos Bazán (Ed), Les philosophies morales et politiques au Moyen Âge, New York, Ottawa, Toronto, Legas, 1995, p. 451-464.
76 Al-Fārābī, Aphorismes choisis, § 58, p. 84. Voir aussi, De la religion, op. cit., § 14 d, p. 77.
77 Aristote, Éthique à Nicomaque, vi, 13, 1144 a 25. Nous citons la traduction de J. Tricot, Paris, Vrin, 2007. Voir aussi Pierre Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris, Quadrige/PUF, 2009, appendice III, « La prudence chez Kant », notamment p. 195.
78 Al-Fārābī, Aphorismes choisis, § 39, p. 74.
79 Al-Fārābī, Kitāb al-ḥurūf (Le Livre des lettres), op. cit., p. 132.
80 Pour une approche exhaustive de ces points, voir Emma Gannagé, « Y a-t-il une pensée politique dans Kitāb al-ḥurūf d’al-Fārābī ? », Mélanges de l’Université saint-Joseph, 57, 2004, p. 229-257.
81 Voir à ce propos Le Livre des lettres, op. cit., § 113, p. 133-134.
82 En ce qui concerne l’influence de la Rhétorique d’Aristote sur les idées politiques des philosophes arabes, voir notamment Uwe Vagelpohl, Aristotle’s Rhetoric in the East, Leiden. Boston, Brill, 2008, John W. Watt, “Aristotle’s Rhetoric and Political Thought in the Christina Orient and in al-Farabi, Avicenna and Averroes”, Vasileios Syros (ed.), Well Begun is Only Half Done, op. cit., p. 17-47, et Frédérique Woerther, « La Rhétorique d’Aristote comme moyen de diffusion des idées politiques aristotéliciennes dans la philosphie politique arabe : Les Didascalia Rhetoricam ex glosa Alpharabii », Vasileios Syros (ed.), Well Begun is Only Half Done, op. cit., p. 49-71 ; Charles E. Butterworth, “The Rhetorician and His Relationship to Community : Three Accounts of Aristotle’s Rhetoric”, Michael E. Marmura (ed.), Islamic Theology and Philosophy : Studies in Honor of George F. Hourani, Albany : State University of New York Press, 1984, p. 111-136 ; Charles E. Butterworth, “Averroës’ Platonization of Aristotle’s Art of Rhetoric”, Gilbert Dahan et Irène Rosier-Catach (ed.), La Rhétorique d’Aristote : traditions et commentaires de l’Antiquité au xviie siècle,, Paris : J. Vrin, 1998, p. 227-240, et du même auteur, “Rhetoric and Islamic Political Philosophy”, International Journal of Middle East Studies, 3, no 2, 1972, p. 187-198, Lameer, Joep. “The Organon of Aristotle in the Medieval Oriental and Occidental Traditions”, Journal of the American Oriental Society, no 116, 1996-1, p. 90-98, Maroun Aouad, « Le texte arabe du chapitre sur la rhétorique d’Ibn Riḍwān et ses correspondant dans la Didascalia Rhetoricam Aristotelis ex glosa Alpharabii », Gilbert Dahan et Irène Rosier-Catach (éd.), La Rhétorique d’Aristote. Traditions et commentaires de l’Antiquité au xviiie siècle, Paris, Vrin, 1998, p. 169-225.
83 Aristotle, Rhétorique, I, 2, 1356a 25, trad. Pierre Chiron, Paris, GF Flammarion, 2007, p. 127. Le texte dit : « Il en résulte que la rhétorique est comme une sorte de rejeton (araphues) de la dialectique, ainsi d’ailleurs que de l’étude des caractères, qu’il est légitime de nommer politique ».
84 Chez al-Fārābī et Averroès, il existe une véritable philosophie de la religion qui est le principal effet de l’étude des arts logiques, et qui a été stimulée par le conflit entre les philosophes et les théologiens en terre d’Islam. Vu les limites de ce travail, et le fait que cette philosophie n’est pas d’origine aristotélicienne, ce point qui est très important pour l’étude du rapport entre religion, philosophie et politique ne sera pas abordé ici. Nous nous permettons toutefois de renvoyer à notre Islam et politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2009.
85 Al-Fārābī, Kitāb al-milla, Beyrouth, Dār al-mašriq, 1991, traduction française avec texte arabe (Le Livre de la religion), par Stéphane Diebler dans Ali Benmakhlouf, Stéphane Diebler et Pauline Koetschet, Al-Fārābī. Philosopher à Bagdad au xe siècle, op. cit., p. 93. Pour Averroès, voir Kitāb al-Kašf ‘an manāhiğ al-adilla wa ‘aqā’id al-milla, (Dévoilement des méthodes de démonstration en matière de dogmes de la religion), Beyrouth, Markaz dirāsāt al-waḥda l-‘arabiyya, 1998. p. 184.
86 Voir à propos de ce point Thérèse-Anne Druart, “Al-Farabi, Ethics and First Intelligibles”, Documenti e Studi sulla Tradizione filosofica medievale, 8 (1997), p. 403-423. Pour une vue d’ensemble sur les courants théologiques et juridiques de l’Islam, voir Anver M. Emon, Islamic Natural Law Theories, Oxford, Oxford University Press, 2010. Voir aussi, Al-Fārābī, On the Perfect State (Mabādi’ ārā’ ahl al-madīna al-fāḍila), Revised Text with Introduction, Translation, and Commentary by Richard Walzer, Oxford, Oxford University Press, 1985, IV, 13, § 3, p. 202-205.
87 La date de traduction de ces textes est probablement les années 730, sous l’impulsion de Hišām ibn ‘Abd al-Malik (691-743), et la conduite de son secrétaire Sālim Abū l-‘Alā’. Il faut aussi mentionner la présence à la même période d’une traduction de la Rhétorique d’Aristote. M. C. Lyons, estime dans Aristotle’s Ars Rhetorica. The Arabic Version, Linton, Pembroke Arabic Texts, 1982, p. iii, que c’est en 731 que la première traduction fut publiée.
88 Voir sur la figure d’Alexandre le Grand en Orient, et ses liens avec Aristote M. Grignaschi, « La “Siyâsatu-l-‘âmiyya” et l’influence iranienne sur la pensée politique islamique », Acta Iranica. Hommages et opera minora, Volume III, Monumentum H. S. Nyberg, Leiden, Brill, 1975 ; « Les “Rasāʾil ʾArisṭāṭālīsa ʾilā-l-Iskandar” de Sālim Abū-l-ʿAlāʾ et l’activité culturelle à l’époque omayyade », BEO 19, 1965, p. 7–83 ; « Le roman épistolaire classique conservé dans la version arabe de Sâlim Abû-l-ʿAlâ », Muséon 80, 1967, p. 211–64 ; F. Doufikar-Aerts, Alexander Magnus Arabicus, Paris-Leuven-Walpole, Ma, Peeters, 2010.
89 En ce qui concerne ce corpus dont la plupart des pièces sont, de toute évidence, apocryphes mais qui a joué un rôle fondamental dans la tradition arabe des Miroirs des princes, ainsi que dans la littérature des maximes et aphorismes, voir le texte entier dans M. Maróth, M. The Correspondance Between Aristotle and Alexander the Great, op. cit.
90 Ces points sont controversés parce que certains passages de la Politique, des pièces des Lettres à Alexandre qui peuvent être considérées comme authentiques, ainsi que la biographie des deux hommes laissent ouverte la question de l’évolution de la pensée politique d’Aristote, et pluralisent les interprétations qui pourraient réconcilier des différentes sources. Voir notamment à ce propos les discussions relatives à l’authenticité de l’une des pièces de ce corpus, J. Bielawski et M. Plezia, Lettre d’Aristote à Alexandre sur la politique envers les cités, Wrocaw-Warszava-Krakow, 1970, P. Thillet, « Aristote conseiller politique d’Alexandre vainqueur des Perses ? », Revue des Études Grecques, Année 1972, tome 85, fascicule 406-408, p. 527-542, P. Carlier, « Étude sur la prétendue lettre d’Aristote à Alexandre transmise par plusieurs manuscrits arabes », dans « Autour de la politique d’Aristote », Ktema, 1980, no 5, p. 277-288. Sur la question spécifique du gouvernement universel, voir S. M. Stern, Aristotle on the World-State, Oxford, Cassirer, 1968.
91 La question de la véritable opinion d’Aristote à propos des Barbares reste discutable puisque dans certains textes comme l’Éthique à Nicomaque, (VIII, 1, 1055 a 21-22), il avance des idées sur l’existence d’une amitié entre les hommes, indépendamment de leurs origines ethniques ou autres, ce qui conduit à relativiser les jugements sévères prononcés à propos des non Grecs.
92 Al-Fārābī, al-Radd ‘alā Ǧālīnūs (La Réfutation de Galien), dans Al-Fārābī, Risāla fī Aʿḍāʾ al-insān, ed. ʿAbd al-Raḥmān Badawī, Rasāʾil Falsafiyya li-al-Kindī wa-al-Fārābī wa-Ibn Bājja wa-Ibn ʿAdī, Beyrouth, Dār al-Andalus, 1980, p. 83-87.
93 Al-Fārābī, On the Perfect State (Mabādi’ ārā’ ahl al-madīnat al-fāḍilah), op. cit., V, 15, § 11, p. 246-247. La traduction anglaise de R. Wlazer precise le sens politique à la fin du passage en confondant la terre habitée (ma‘mūra) avec l’État universel : “This is the sovereign over whom no orther human being has any sovereignty whatsoever ; he is the Imām ; he is the first sovereign of the excellent city, he is the sovereign of the excellent nation, and the sovereign of the universal state (the oikumenē)”.
94 Ibn Rušd (Averroès), Talḫīṣ al-qiyās, édité par A. Badawī, Koweit, 1988, p. 91.
95 Averroes’ on Plato’s Republic, translated by R. Lerner, Ithaca and London, Cornell University Press, 1974, p. 46.
96 George F. Hourani, « Averroes on Good and Evil », dans Reason and Tradition in Islamic Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 268-269.
97 Averroès, Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote, op. cit., 1. 13. 2 p. 113 & 1. 15. 9, p. 125.
98 Ibid., Volume 1, p. 121.
99 Dominic J. O’Meara, Platonopolis. Platonic Political Philosophy in Late Antiquity, op. cit., p. 53-68.
100 Voir pour Aristote, l’Éthique à Nicomaque, X, 10, 1181b 15, et pour Al-Fārābī, De l’obtention du bonheur, op. cit., p. 39.
101 Voir sur cet aspect les remarques pertinentes de Pierre-Marie Morel dans la conclusion de son ouvrage Aristote, op. cit., p. 250-252.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-11576-2
- EAN: 9782406115762
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11576-2.p.0021
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 05-19-2021
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Practical philosophy, prudence, human perfections, perfect city