De la politique d’al-Maġribī Les réverbérations du miroir face à la réalité du pouvoir
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2021 – 1, n° 18. Philosophie politique et arts de gouverner à l’Âge classique de l’Islam - Auteur : Ben Mansour (Mohamed)
- Pages : 75 à 115
- Revue : Éthique, politique, religions
De la politique d’al-Maġribī
Les réverbérations du miroir face à la réalité du pouvoir
Il y a environ soixante-dix ans, paraissait la première édition de Kitāb fī al-siyāsa d’al-Maġribī1 (981-1027). À la fin de l’introduction consacrée à cette épître, Sāmī al-Dahhān annonce qu’elle sera prochainement traduite en français par son ami Henri Laoust2. Malgré les longues recherches que nous avons entreprises, aucune trace de cette traduction n’a été retrouvée dans les divers recensements3 des travaux de ce célèbre orientaliste. Ce projet a-t-il été ébauché avant d’être ajourné ou abandonné ? Ou bien al-Dahhān a-t-il confondu Kitāb fī al-siyāsa d’al-Maġribī avec al-Siyāsa l-šar‘iyya d’Ibn Taymiyya qui sera traduite la même année par Henri Laoust4 ? S’il est difficile, et peut-être accessoire de répondre à ces interrogations, il nous a paru essentiel de continuer l’œuvre de ces deux illustres savants en donnant corps au projet de traduction et de commentaire de l’épître d’al-Maġribī.
Mais avant de sonder les profondeurs de cette œuvre et de mettre au jour sa singularité par rapport à la tradition des Miroirs des princes, il convient de s’arrêter brièvement sur la vie d’al-Maġribī. À l’image de son œuvre, son existence abhorre l’ordinaire et le prosaïque et voue une vive prédilection pour l’attrait de la fantaisie et de la sensibilité. Né5 à Alep 76ou en Égypte6 selon les différentes versions, probablement en 370/981, il est issu d’une famille persane (Banū l-Barīdī) qui a exercé diverses fonctions politiques entre le ive et ve/xe-xie siècles7. Auteur inclassable, al-Maġribī s’est illustré dans plusieurs registres littéraires et scientifiques. Poète, prosateur, grammairien, homme de lettres, philosophe, généalogiste et astrologue, cette facette protéiforme s’accompagne d’une autre politique, qui est aussi complexe et hétérogène que la première. Homme politique, vizir, conseiller des Princes, auteur de Miroirs et inlassable fomentateur de révoltes, al-Maġribī a connu de près l’univers de la politique et en a goûté les délices et les affres. En l’an 400/1009, il dut fuir la cour du calife fatimide sanguinaire al-Ḥākim8 déguisé en chamelier après l’avoir vu exécuter son père, ses deux frères et d’autres membres de sa famille en raison d’interminables intrigues et luttes politiques9. Pour les venger, « celui qui rêvait d’être calife » était prêt à prendre tous les risques au point de mettre en péril sa vie à plusieurs reprises. Insatiable instigateur, il se mit à tramer des complots, à encourager des rébellions tribales et à soutenir un nouveau calife, en la personne d’al-Ḥasan b. Ğa‘far10, une figure éminente de la Mecque, pour s’emparer du trône d’al-Ḥākim. Ces quelques épisodes ne sont 77qu’un bref aperçu de l’existence aventureuse et houleuse du « faiseur de rois et d’États11 ».
Cette errance existentielle liée à ses interminables pérégrinations politiques se reflète également sur le plan intellectuel. Esprit éclectique et figure insaisissable, al-Maġribī fait partie de ces polygraphes qui se sont intéressés à une infinité de disciplines et de savoirs. En plus des arts de gouverner, le répertoire bibliographique d’al-Maġribī aborde des sujets variés tels que la généalogie et l’onomastique (al-Īnās bi ‘ilm al-ansāb), la lexicographie (al-Munaḫḫal ou l’Abrégé du Iṣlāḥ al-manṭiq d’Ibn al-Sikkīt), les belles-lettres (Adab al-ḫawāṣṣ), la théologie (al-Maṣābīḥ fī tafsīr al-Qur’ān al-aẓīm) et une correspondance épistolaire avec Mar-Élie, métropolitain de Nisibe12. Al-Maġribī a laissé également un recueil de poésie dont quelques fragments ont été publiés par I. ‘Abbās13. Mais une grande partie de l’œuvre d’al-Maġribī a été perdue ou partiellement conservée. Qu’il s’agisse de florilèges poétiques (Iḫtiyār ši‘r abī Tammām et Iḫtiyār ši‘r al-Buḥturī), d’ouvrages de belles-lettres (al-Ma’ṯūr fī mulaḥ al-ḫudūr et Muntaḫab al-aġānī), de lexicographie (al-Ilḥāq bī al-ištiqāq), de sommes généalogiques (al-Ansāb) ou d’épîtres portant sur diverses thématiques comme l’astronomie (al-‘Imād fī al-nuǧūm), l’œuvre perdue d’al-Maġribī est aussi protéiforme que celle qui a survécu14. Mais étrangement, il demeure une figure méconnue aussi bien en Orient qu’en Occident. Malgré la richesse et la diversité de son œuvre, rares sont les travaux15 qui lui ont été dédiés. L’une des seules mentions de cet auteur 78revient à M. Zakeri dans l’édition et la traduction de Jawāhir al-kilam wa farā’id al-ḥikam, une somme anthologique de maximes et d’apophtegmes attribuée à al-Rayḥānī16. M. Zakeri lui consacre une très courte biographie17 et mentionne un florilège de maximes tirées de l’œuvre d’al-Rayhānī et probablement choisies par al-Maġribī18.
En plus de l’Épître sur le juge et le gouvernant (Risāla fī al-qāḍī wa l-ḥākim), Kitāb fī al-siyāsa19 (De la politique) fait partie du répertoire politique d’al-Maġribī. Abrégé consacré au gouvernement idéal, ce traité comprend trois chapitres (gouvernement de soi, de l’élite et de la masse) précédés d’une introduction et suivis d’une conclusion. Chef d’œuvre de concision et de brièveté, ce traité offre au Prince un miroir marqué du sceau de la perfection et de l’excellence. C’est un Prince universel qui est visé par cet écrit, ou plus exactement Le Prince et l’homme politique de manière générale, qu’il soit calife, émir, gouverneur ou même un simple fonctionnaire. Il ne spécifie pas un régime ou un gouvernement en particulier mais embrasse le pouvoir sous toutes ses formes. L’œuvre se veut un manuel de politique qui dépasserait les frontières d’une nation. C’est ce que laisse entendre la fin de ce texte à travers l’expression « les gouvernants de notre époque20 » qui vise une multitude de destinataires. Cette lecture est corroborée par l’absence de termes (imam, calife) qui pourraient renvoyer à des prérogatives de caractère juridico-religieux et de mention du texte coranique. La parole prophétique n’est quant à elle citée qu’une seule fois21.
La conclusion de l’épître est également problématique puisqu’elle pose de réelles difficultés d’authenticité. C’est d’un discours du calife Abū Bakr qui renferme des conseils et des instructions adressés à son chef d’armée Yazīd b. Abī Sufyān. Ce miroir dans le miroir, cette mise 79en abyme spéculaire est un phénomène quasi unique dans la littérature des Miroirs des princes. En plus de ne pas être toujours mentionnée dans les diverses éditions de cette épître22, cette conclusion renferme des idées qui contredisent les opinions politiques d’al-Maġribī. Ce dernier a un rapport d’admiration à l’égard des Anṣār en général et de dénigrement pour le calife Abū Bakr en particulier. Dans un très long poème23, il chante la supériorité des Anṣār sur les Muhāǧirūn et affirme que les Banū Taym, clan dont est issu Abū Bakr, ne méritent pas le califat. Ce sont des usurpateurs qui, contrairement aux Anṣār, n’ont pas fait preuve de bravoure lors des conquêtes prophétiques. Davantage, il décrit Abū Bakr comme un « impuissant et un soumis24 » et tellement docile qu’il devient un « esclave » des siens. Est-il raisonnable de citer les propos d’un calife présenté comme usurpateur, impuissant et dépourvu des qualités d’un chef habile dans une épître portant sur la politique et d’en faire le modèle du calife idéal ? Cette contradiction est d’autant plus frappante lorsqu’on s’intéresse de près au chef qui incarne l’idéal éthique et politique pour al-Maġribī. Son œuvre révèle un attachement profond à la figure du quatrième calife ‘Alī et une obédience shiite souvent « fanatique25 ». La supériorité de ‘Alī b. Abī Ṭālib sur les trois premiers successeurs du Prophète est une idée qui revient sans cesse dans l’œuvre d’al-Maġribī et dans les écrits pro-shiites de manière générale. Les hésitations relatives à l’authenticité de cette épître s’accentuent lorsqu’on étudie avec minutie les thématiques qui y sont exposées. Les divergences doctrinales et stylistiques avec le reste du texte, sur lesquelles nous reviendrons au fil de ce travail, ont fini par nous persuader du rajout possible de ce discours par un copiste ou un faussaire26 qui chercherait à atténuer les inclinations shiites d’al-Maġribī.
Mais par-delà l’hésitation concernant le destinataire et l’architecture de cette œuvre, quelle est la place de Kitāb fī al-siyāsa dans le genre des Miroirs des princes ? Existe-il une conception du politique intrinsèque à la pensée d’al-Maġribī ? Cette interrogation est d’autant plus légitime 80qu’al-Maġribī a été le contemporain de plusieurs auteurs de Miroirs dont le célèbre al-Māwardī27. De même, les ive/xe et ve/xie siècles semblent propices à ce type de composition puisque deux autres épîtres, celle du Pseudo-Avicenne (mort en 427/1037, soit vingt ans après al-Maġribī) et celle du Pseudo Fārābī (mort en 339/950) ont une structure et une progression proches de celle d’al-Maġribī28. Il s’agit de traités brefs, composés selon une division ternaire ou quaternaire et une thématique centrale. L’épître du Pseudo-Avicenne commence par le gouvernement de soi et se termine par celui de la maisonnée après avoir abordé le gouvernement de la famille. Quant à celle du Pseudo-Fārābī, elle a pour point nodal la notion de classe29 (ṭabaqāt al-nās30). L’attitude que doit adopter l’homme politique avec les classes supérieures, inférieures et les pairs constitue les trois axes de cette épître. Mais aucun de ces deux auteurs de Miroirs ne donne une explication de son choix de composer une épître assez brève et d’opter pour une telle architecture, surtout qu’au même moment d’autres auteurs de Miroirs rédigent des ouvrages bien plus volumineux. Al-Māwardī31 est l’un de ces penseurs dont la réflexion abhorre les manuels brefs et les développements laconiques et ramassés. Seul al-Maġribī justifie le choix du memento ou de l’aide-mémoire pour s’adresser au Prince à travers une explication étrangement moderne pour son époque. La brièveté de son œuvre traduit une prise en considération de l’horizon d’attente du récepteur. Cette approche est profondément novatrice car Kitāb fī al-siyāsa est l’un des rares écrits à l’époque médiévale où l’esthétique répond à une éthique de la réception. La condensation et l’économie verbale épousent les exigences et la psychologie des puissants « qui mènent de front maintes affaires et éprouvent rapidement de l’ennui32 ». Aussi, le Prince n’a-t-il pas le temps de lire de longs traités et de les résumer pour en dégager l’essentiel. 81Pour al-Maġribī, qui connaît parfaitement les sphères du pouvoir, c’est aux lettrés d’accomplir cette tâche pour épargner au Prince la perte d’un temps précieux qu’il pourrait consacrer à la gestion des affaires de l’État. Écrire, surtout dans le domaine des arts de gouverner, c’est savoir s’adapter et s’acclimater au destinataire. Par ailleurs, lorsqu’al-Maġribī s’intéresse à d’autres registres, l’adab ou la généalogie par exemple, il change complètement de stratégie. Pour consigner son savoir dans ces domaines de la pensée, il opte pour des productions très volumineuses, voire des sommes imposantes33.
À l’instar de la tradition des Miroirs, De la politique envisage le Prince comme le centre de gravité de toute la vie politique. Le corps du Prince est le point de départ de la réflexion d’al-Maġribī car le gouvernement idéal est d’abord conçu à travers le prisme de la conservation de la santé princière. Gouverner, c’est apprendre à se conserver et à se préserver, non seulement sur le plan physique mais aussi éthique, intellectuel et spirituel. Ces multiples facettes de la perfection princière lui accordent une incontestable légitimé pour prétendre « ordonner une multitude à la fin vertueuse qui lui correspond34 ». Le corps de la cité est présenté comme une émanation de celui du Prince car le miroir intérieur reflète la perfection princière sur l’élite avant qu’elle n’essaie d’atteindre la masse. L’aspiration à l’excellence et à la correction constitue le fil continu reliant les sphères individuelle et collective. Mais bien que la finalité soit la même pour le Prince, l’élite et le peuple, les voies qui y mènent et les virtualités de sa réalisation divergent profondément.
Gouverner, c’est se conserver
Garant de la paix civile et du non-retour à l’état de nature, le Prince est au cœur de l’architecture politique des Miroirs des princes. Avant d’envisager toute réflexion sur le pouvoir, ces traités brossent le portrait 82du Prince idéal. C’est dans la voie, le mouvement qui mène vers ce paradigme politique que l’épître d’al-Maġribī commence à prendre ses distances avec cette littérature et suit son propre cheminement. Al-Maġribī choisit un angle peu commun pour commencer sa réflexion puisqu’il fait de la conservation de la santé35 du Prince la première étape d’un parcours qui le mène vers le gouvernement de soi. En commençant son épître par un long développement consacré aux moyens nécessaires à la conservation de la santé, il fait de la gestion du corps le premier pilier de la réforme que doit entreprendre le Prince. Tout gouvernant est par définition imparfait et doit mener diverses opérations de correction et d’amendement physiques pour être en mesure de diriger la cité selon le modèle politique décrit par l’auteur. La terminologie utilisée par al-Maġribī participe de cette visée car le terme iṣlāḥ renvoie à la présence d’un défaut, d’une imperfection qu’il faut corriger et rectifier afin de rétablir le bon ordre dans quelque chose. Habituellement remplacé par les notions de siyāsa (gouvernement), tadbīr36 (direction) ou 83riyāḍa (exercice), ce terme en diffère par la centralité et l’effectivité de la dimension réformatrice. Pour pouvoir gouverner son corps, il faut apprendre à l’exercer et à le préserver. Une attention particulière est alors accordée à la nourriture du Prince, à sa boisson, à son sommeil, à ses veillées, à ses bains et à ses exercices physiques.
La première modalité de conservation de la santé réside dans les entraînements physiques que doit pratiquer le Prince. Un gouvernant physiquement accompli doit commencer par la fortification et l’endurcissement de son corps. D’où la nécessité de « l’exercer à supporter le froid et la chaleur37 » pour en accroître la vigueur et ne pas souffrir des inconvénients d’« une nature délicate » qui risquerait de le rendre vulnérable. Al-Maġribī précise néanmoins deux réserves : la modération d’un côté et le choix d’une activité physique en fonction des aptitudes du corps de chaque Prince d’un autre côté. En plus de renforcer la résilience de son corps, les exercices physiques ont une vocation thérapeutique. Al-Maġribī cite alors les recommandations médicales de son ami Ṣā‘id b. Bišr b. ‘Abdūs al-Baġdādī38 : « Si vous voulez vous préserver de toutes les maladies, faites les exercices qui sont adaptés à votre corps, et ne vous remplissez pas le ventre39 ».
Pour ne pas ruiner sa santé, la dimension prophylactique doit être accompagnée par un régime alimentaire basé sur l’harmonie des saveurs et la frugalité. D’où l’importance de « se contenter d’un ou de deux mets similaires40 » et de « se passer de tout ce qui sert à agrémenter les buffets41 », sauf lors des rares festins organisés par le Prince. Cette attention à la nourriture du Prince est liée à des considérations thérapeutiques comme l’indigestion. Malgré sa brièveté, le compendium d’al-Maġribī essaie d’embrasser plusieurs facettes de la conservation de la santé. Loin de se limiter à un seul registre, son traité participe 84de plusieurs genres et brosse plusieurs aspects de la réforme de soi. D’où les réflexions sur l’hygiène qui constituent la dernière dimension de l’entretien du corps. En plus de rappeler ses bienfaits sur le corps, la description des hammams42 montre la complémentarité entre ces trois dimensions43 :
Après avoir terminé son hammam, le Prince ne doit absolument ni manger, ni boire avant de s’être reposé et d’avoir fait une sieste afin d’apaiser un organisme qui vient d’être secoué et balloté. En plus d’être dangereuse pour sa santé, une telle attitude favorise la contraction de plusieurs maladies44.
Toutes ces considérations sur la santé du Prince ne sont motivées que par un seul dessein : l’exercice du pouvoir. Par ailleurs, comment un Prince pourrait-il prétendre connaître sa cité et savoir la conserver s’il est incapable, au préalable, de connaître son corps et de préserver sa santé ? Si cette question est implicitement posée, une autre, plus explicite et plus importante sur le plan politique, oriente toute sa réflexion sur la figure du Prince parfait : comment transformer le corps en un véritable instrument politique ? Dès le début du premier chapitre l’intrication des régimes physique et politique est manifeste :
Mais lorsque le Prince vit constamment dans l’opulence et dispose d’une nature délicate, les signes de l’épuisement deviennent perceptibles, de même que l’iniquité et l’impuissance font leur apparition45.
L’abondance de richesses et la faiblesse physique mènent nécessairement à l’injustice politique car le luxe amollit, affaiblit et corrompt 85les corps et les esprits. En l’absence d’un corps capable de supporter les affres physiques, psychologiques et militaires du pouvoir (guerres, coups d’états, complots, trahisons, etc.), l’ordre laisse place au chaos de même que la justice se dissipe au profit de l’iniquité et de la violence. La prudence princière consiste à préparer son organisme à toutes les situations et à éviter que son corps ne « s’éternise dans les plaisirs ou se laisse aller à la mollesse et se plonge dans les voluptés46 ». La complémentarité et l’osmose qui doivent régner entre ces deux sphères deviennent plus explicites lorsqu’al-Maġribī évoque le rapport du Prince à la boisson. Dans une religion qui la prohibe, al-Maġribī est l’une des étoiles filantes à aborder ce sujet47. Loin de chercher à éliminer les aspects potentiellement condamnables, al-Maġribī décrit le Prince tel qu’il est, qu’il l’a connu et non tel qu’il devrait être. Il ne s’agit point d’un miroir sélectif et idéalisant, mais d’une approche réaliste de l’éthique princière. D’ailleurs, la condamnation de la boisson ne se fait pas sur le plan moral mais uniquement sur le plan politique. Le Prince doit éviter toute forme d’ivresse – considérée comme l’une des attitudes les plus blâmables sur le plan politique – et boire un jour sur deux pour garder ses facultés mentales éveillées et ne pas « négliger son commandement à ce moment-là48 ». Le choix des commensaux et des serviteurs est également important. En plus de les sélectionner parmi ses amis intimes, il faut qu’il puisse leur faire confiance pour s’assurer qu’ils ne rendent publics ses dérèglements bachiques et, surtout, les secrets politiques qu’il pourrait divulguer lors des réunions dionysiaques. Al-Maġribī fait néanmoins le départ entre les fréquentations intimes et publiques du Prince. Soucieux de la conservation de sa réputation et de la préservation de son image, le Prince est également appelé à s’entourer de religieux et 86de savants. Al-Maġribī apporte sa propre touche à cette idée qui revient dans la littérature des Miroirs49 puisqu’il invite le Prince à accorder une certaine liberté à ces figures :
Les hommes pieux et les savants doivent toujours rester à ses côtés, à l’exception de ceux qui ont fait le serment solennel de se dévouer à Dieu et de suivre une retraite absolue. Il faut qu’il se détourne des hommes de religion qui sont très sollicités par le peuple – à l’instar d’Abū ‘Alī b. Abī al-Hīš – qu’il ne s’immisce pas dans leurs affaires et qu’il se garde d’invoquer leur bénédiction et de commettre la moindre injustice à leur égard50.
Les plaisirs posent le problème de la gestion du temps par le Prince. Pour al-Maġribī, le temps physique doit s’effacer devant le temps politique car le bon Prince « consacre la majeure partie de son temps à l’intérêt du royaume51 ». Esquissée dès l’introduction, la primauté du politique sur le divertissement relègue les agréments du corps et de l’âme au second plan car « le gouvernant vertueux ne s’accorde de repos ni n’éprouve du plaisir que dans la mesure où il se préserve durant les moments de répit que lui accorde sa fonction52 ». Même durant les moments de repos, le Prince ne peut pas se consacrer pleinement à ses loisirs car après le temps physique vient le retrait métaphysique qu’al-Maġribī définit comme « le temps qui devrait être consacré à la belle invocation [de Dieu], à la quête d’inestimables provendes53 ». Loin d’être un exercice éphémère, il s’agit d’un moment très important car il constitue le fondement du gouvernement de l’âme. Avant de s’engager en politique et d’accepter la gestion des affaires de la cité, le Prince doit être conscient des exigences exceptionnelles d’une telle mission. D’où l’avertissement qu’il lui adresse à propos de la finalité du métier de Prince : « Qu’il ne s’imagine point que l’objectif du gouvernant consiste à jouir d’une vie paisible et sereine, mais à se dépenser et s’épuiser plus que tous les autres sujets54 ». Même une vie « ordinaire » est difficilement envisageable pour le Prince parce que les besoins essentiels du corps, le sommeil par exemple, ne 87sont pas épargnés par une inexorable politisation. En plus d’être une thématique peu étudiée par cette littérature55, la gestion du temps de sommeil du Prince est examinée à partir d’un angle purement politique. La soumission des besoins physiologiques à des contraintes politiques est une ligne directrice qui sous-tend la pensée d’al-Maġribī. Aussi, le Prince est-il appelé à « recourir au sommeil diurne pour éviter de s’exposer à des épreuves imprévisibles qu’il ne pourrait surmonter56 ». Étant donné que les attaques des ennemis sont plus probables la nuit que le jour, il serait paradoxal et dangereux de dormir à ce moment-là. Ainsi, la prudence politique contraint-elle le Prince à modifier sans cesse ses habitudes somatiques pour protéger sa cité. Le corps devient un matériau malléable qu’il faut adapter aux nécessités de son métier, en particulier à ses contraintes sécuritaires, même au prix de quelques sacrifices. Une interaction marquée par la souplesse et la plasticité animent les rapports entre le corps et la politique : si la préservation de la santé du Prince détermine son action politique, les besoins de son gouvernement l’obligent à repenser le fonctionnement de son organisme et les impératifs de sa complexion.
Cette dialectique physico-politique se décline également sur le plan éthique. Mais avant de s’arrêter sur cette continuité, il convient d’insister au préalable sur une différence de traitement majeure. L’une des spécificités de l’œuvre d’al-Maġribī par rapport à la tradition des Miroirs des princes est qu’elle accorde beaucoup moins d’intérêt à la dimension éthique. Plus de la moitié du premier chapitre qui porte sur le gouvernement de soi est dédiée à la conservation de la santé et à ses conséquences politiques. Le physique prime sur l’éthique dans ses liens avec l’exercice du pouvoir. La lutte contre les passions, le perfectionnement moral et le rapport entre le Prince et Dieu ; toutes ces thématiques qui constituent le fonds commun de la littérature des Miroirs57 sont examinées de manière incidente par 88al-Maġribī. La thérapeutique physique n’est pas suivie d’une autre morale. Le fondement du politique doit être la prise en compte du corps dans sa complexité physique et son fonctionnement organique58. Le régime du corps définit par ailleurs le prisme à travers lequel les vertus de l’âme seront abordées59. La politisation du corps annonce celle des vertus et de tout ce qui pourrait se rapporter de près ou de loin à l’organisme. Qu’il s’agisse du savoir, de la prudence, de la longanimité, de la libéralité ou du courage, ces vertus sont soumises à la même logique que le corps, à savoir leur insertion dans les pratiques gouvernementales utiles pour la cité. C’est ce qui ressort par exemple de sa définition, plutôt originale, du courage qui
… consiste à ce que le prince se dise que le couard ne peut maintenir l’ordre ni protéger les sujets, et que si ses ennemis et subalternes découvraient en lui ce défaut, ils chercheraient à tirer parti de sa mollesse et à ne plus le craindre. De même, est un prince courageux celui qui dirige tout son effort vers la mobilisation des hommes, l’approvisionnement en armes, en chevaux et en équipements60.
Al-Maġribī donne au courage une portée tout à fait nouvelle61 à travers la charge prudentielle et militaire qu’il lui attribue62. Grâce au choix 89d’hommes capables de protéger la cité et à la préparation constante à la guerre, le Prince comble des brèches que ses ennemis pourraient utiliser. La projection politique n’est pas seulement l’apanage des décisions prises par le Prince mais elle est aussi profondément enracinée dans les vertus. L’importance des vertus réside dans leur conceptualisation politique avant leur acquisition par le Prince. Tout homme politique qui donnerait au courage un contenu différent ne pourrait pas en tirer le même bénéfice politique que celui qui le saisirait selon la définition politisée d’al-Maġribī. La singularité des définitions des vertus révèle une pensée consciente de la nécessité de les conjuguer à leurs potentialités politiques et non à leurs dispositions éthiques. Ainsi, les sphères personnelle et collective, morale et gouvernementale sont intrinsèquement liées à travers la caractérisation politique des vertus. La transformation des vertus en instruments politiques vitaux est encore plus palpable au moment d’aborder le savoir du Prince. Dès le début de l’épître, al-Maġribī en fait « une voie royale pour gagner l’amour de ses sujets63 » et annonce l’un des axes de sa réflexion : la conversion de l’éthique en politique. Il propose ensuite deux définitions de cette vertu qui convergent vers cette même finalité :
Grâce au savoir, le Prince est armé pour affronter les épreuves en se remémorant les expériences [des Anciens]64 .
La connaissance de l’actualité dans les moindres détails et l’intérêt porté à tous les événements, qu’ils soient importants ou futiles, témoignent de l’étendue de son savoir65.
Si la première conception du savoir est un thème caractéristique de la littérature des miroirs66, la seconde n’est proposée que par al-Maġribī. S’instruire des expériences des Anciens fait du passé un paradigme politique essentiel puisqu’il permet au Prince d’en tirer des leçons vitales pour son gouvernement. Les actions et les décisions du Prince sont un éternel 90va et vient entre passé, présent et futur. En ce qui concerne la seconde approche, elle donne au savoir une définition proche des informations, de la possession de renseignements précis sur tout ce qui se passe dans le royaume à travers la mobilisation des espions et des émissaires. Cette conception des vertus traduit un rapport pragmatique au savoir puisqu’il est intimement lié à des considérations d’ordre politique. La dimension morale n’est pas au service d’un projet de perfectionnement personnel car elle est profondément absorbée par une logique politique souveraine.
Loin d’être une simple description théorique des caractérisations physiques et éthiques du corps, Kitāb fī al-siyāsa en propose une approche profondément politique et pragmatique. Le gouvernement du corps, dont la conservation de la santé est le fondement, est une première confrontation avec l’univers de la politique et une initiation à ses méandres et à ses contraintes. Le corps est modelé selon les besoins politiques dans la mesure où il représente le premier « auxiliaire » du Prince dans l’exercice de son pouvoir. Réformer le corps du Prince, c’est le rationaliser pour le politiser. Toutes ses manifestations, qu’elles soient physiques, éthiques ou métaphysiques, respirent la politique et sont au service de la sécurité et de la prospérité de la cité. Mais par-delà la figure princière, al-Maġribī affirme que ce schéma est extensible aux deux autres composantes de la cité, que sont l’élite et la masse. Après avoir réussi à dompter son corps et à le corriger pour l’adapter aux exigences de la direction de l’État, le Prince devrait en faire de même avec l’élite et la masse. Une fois le pouvoir sur soi acquis, il convient de le communiquer à autrui car le Prince est invité à « réformer la conduite de son élite et l’inciter à acquérir les bonnes mœurs qui conviennent également à ses sujets67 ». La perfection physico-éthique, affirme al-Maġribī, ne doit pas se limiter au Prince mais englober tous les sujets. Mais comment envisager ce passage de la réforme physique et morale du moi à autrui et de l’un au multiple ?
91L’illusion de la réforme
À la fin de l’introduction de son épître, al-Maġribī présente à son destinataire un projet de réforme de toutes les composantes de la cité en commençant par la figure centrale, celle du Prince. Il semble alors s’inscrire dans un topos68 de la tradition des Miroirs des princes qui fait de l’exemplarité royale l’origine de toute forme de perfection dans la cité. Pour utiliser une métaphore architecturale qu’affectionne al-Maġribī, si la base est corrompue, toute la cité risque de s’effondrer sur tous les plans (éthique, politique et économique). Cette pédagogie politique centrée sur un mimétisme éthique est souvent résumée par la formule « les sujets sont à l’image de leur Prince69 ». Mais al-Maġribī prend ses distances avec cette thèse et propose une autre voie qui rompt un lien fondamental dans la tradition des Miroirs selon lequel la perfection princière entraîne celle de l’élite et de la masse. La politisation du corps et des vertus dans la première partie de cette épître est un premier pas vers la distorsion de cette corrélation éthico-politique car elle n’est pas réellement guidée par un projet de perfectionnement de soi. L’approche traditionnelle parcourt certes le discours d’Abū Bakr où il demande à Yazīd b. abī Sufyān d’être un modèle à suivre : « Fais de ton irréprochable conduite un exemple pour ton peuple qui voit dans l’imitation de tes actions le moyen de gagner ta confiance70 ». Cette affirmation inscrit en réalité la conclusion en porte-à-faux avec le reste de l’épître car elle développe une idée (celle du Prince-modèle) étrangère à la pensée d’al-Maġribī. Certes, cette représentation du Prince meut trouver un certain écho dans la reproduction de certaines attitudes princières par l’élite. Par exemple, la bienveillance et l’indulgence71 qui 92représentent la pierre angulaire dans les rapports du Prince avec l’élite (al-ḫāṣṣa)72 :
Avant d’interroger l’élite sur sa gestion des affaires, il convient de s’enquérir de ses nouvelles et de la rasséréner pour lui exprimer sa sollicitude et sa bienveillance. Aborder un individu en lui témoignant au préalable une certaine affection laisse en lui une meilleure impression et un effet plus durable qu’une générosité excessive précédée d’une sollicitation [pressante]73.
Et avec la masse : « La résolution du Prince se manifeste dans sa politique bienveillante à l’égard de ses sujets et dans l’obtention de l’obéissance de chacun d’entre eux malgré la diversité de leurs attentes74 ». Se retrouvent au cœur de la description du profil idéal de la plupart des fonctionnaires à l’instar du percepteur : « Le percepteur doit se montrer bienveillant envers le peuple et faire montre de justice et d’équité tout en restant affable et enclin à la clémence et à la douceur75 ». L’attitude du Prince se répand ainsi chez les fonctionnaires qui se montrent humains et conciliants avec la masse. Cette continuité se dégage du profil idéal 93des auxiliaires du Prince (secrétaire, chambellan, percepteur, chef de police, gouvernant, commissaire de police, etc.) dont l’attitude à l’égard de la masse rappelle fortement le caractère et l’art de gouverner adopté par leur supérieur hiérarchique. Mais la transposition de la conduite princière n’est pas suffisante pour réformer l’élite. Il s’agit même d’un leurre car l’interaction éthique et politique des fonctionnaires avec le Prince est très limitée, voire inexistante. Contrairement à la thèse défendue par al-Māwardī et la plupart des auteurs de Miroirs, les excellences physique, éthique et politique du Prince sont difficilement transmissibles à l’élite. Pour al-Māwardī, qui fait appel à une métaphore vestimentaire, la réforme éthique est possible car « le Prince vertueux est celui qui additionne les vertus et les distribue à ses subalternes, de manière à ce qu’elles se multiplient à son époque et que celui qui ne les possède pas cherche à s’en draper76 ». Al-Maġribī est conscient de la normativité d’une telle description des fonctionnaires. Très éloignés de l’exercice effectif du pouvoir, ces profils demeurent un horizon auxquels doivent tendre les auxiliaires du Prince. Mais pourraient-ils l’atteindre autrement que par l’imitation de l’exemplarité royale ?
Pour répondre à cette interrogation qui est au cœur de la pensée politique d’a-Maġribī, une autre piste, moins normative que la première, est proposée au Prince. Le gouvernement de l’élite administrative est profondément lié à un changement de méthode car la réforme laisse place à la correction et au redressement. Le glissement d’al-Maġribī vers un régime basé sur la punition et le soupçon condamne l’élite à une surveillance et à une inspection incessantes et s’accompagne également d’une contradiction révélatrice des tiraillements de sa pensée. D’un côté, il met en avant la nécessité d’« une confiance et d’une affection sincères et inaltérables77 » entre le Prince et l’élite. Mais d’un autre côté, il lui conseille de « redresser constamment l’élite, de se renseigner sur son état et de punir son imposture, même lorsqu’elle fait preuve de discernement et de droiture78 ». De même, dans la première partie de l’épître, il fait du « recrutement basé sur la compétence79 » l’un des fondements de la politique. Mais dans la deuxième partie, il se dédit puisque « même 94les personnes compétentes auxquelles il confie l’accomplissement d’une mission, sans qu’il n’ait besoin d’y intervenir, doivent être inspectées et surveillées80 ». Il semble paradoxal de choisir un fonctionnaire selon un certain nombre de critères et de l’inspecter « personnellement » par la suite. Ces hésitations d’al-Maġribī sont nourries par l’attitude des fonctionnaires. L’idéal politique décrit par al-Maġribī au moment d’évoquer les fonctionnaires est très peu représentatif de cette catégorie. Les fonctionnaires compétents, accomplis sur le plan éthique et politique, ceux auxquels le Prince peut faire confiance et sur lesquels il peut s’appuyer, sont comparés à une « perle rare81 ». Cette carence est liée à des pratiques fortement condamnables sur les plans éthique et politique car elles ternissent leur image et leur réputation. L’intégrité morale des auxiliaires du Prince est remise en cause par leur corruption et leur injustice : « Les pots-de-vin versés aux agents et aux amis doivent être la chose la plus odieuse pour un Prince puisqu’ils sont la source de l’iniquité et de la corruption82 ». Qui mieux qu’al-Maġribī pour décrire les fonctionnaires, lui qui a exercé diverses fonctions politiques, côtoyé et connu les fonctionnaires dans leur intimité et qui a supervisé l’accomplissement de leurs missions. L’expression « perle rare » est sans équivoque parce qu’elle suggère que la majorité des fonctionnaires est étrangère à l’exemplarité qu’exige son statut. Elle porte en elle les germes de sa perversion morale et politique. Cette idée est reformulée autrement par al-Murādī puisqu’il conseille au Prince de « tester les gouverneurs et les fonctionnaires en leur proposant des pots-de-vin83 ». Cette proposition a le mérite de confirmer l’idée selon laquelle le Prince ne doit aucunement avoir une confiance aveugle en ses fonctionnaires. L’espace politique abhorre la moindre absence du Prince. L’approche d’al-Maġribī consacre le doute et le soupçon comme modalités fondamentales de l’exercice du pouvoir. Qu’il s’agisse du percepteur des impôts qui doit « s’attendre aussi à être interrogé, à chaque instant, sur toutes ses allées et venues84 », des émissaires des principautés voisines : « Durant leur 95séjour, ils doivent être surveillés et empêchés de fréquenter quiconque appartenant à l’élite ou à la masse, à l’exception des connaissances du Prince85 ». Des invités du Prince :
Il est du devoir du Prince de connaître la situation de ses invités, de préserver leur estime et de les recevoir selon leurs rangs et leurs fonctions, sans perdre de vue ni leur nature bienveillante ou malveillante ni les avantages et les inconvénients qu’il pourra en tirer86.
De ses proches, ou de toute la population de manière générale87 :
Il revient au Prince d’inspecter non seulement sa cité, mais également toutes celles qu’il gouverne, à travers le contrôle de ses routes et de toutes ses entrées et sorties, et la connaissance des différents écrits qui circulent entre les habitants, qu’ils soient libraires ou autres. Qu’il gouverne enfin sa cité comme le ferait un sujet avec sa demeure : toutes les entrées et les sorties devront nécessiter préalablement une autorisation […] Il doit enfin chercher les informations et sonder les intentions secrètes de ses proches, de la population lointaine et de ses voisins, qu’ils soient ses alliés ou ses ennemis, pour déterminer l’état de leur armement et le degré de leur détermination88.
Nul n’échappe à la défiance du Prince. Si al-Māwardī restreint cette inspection personnelle à cinq catégories (ministres, juges, chefs des armées, percepteurs des impôts et proches du Prince89) et l’avertit de toute « méfiance excessive90 » qui pourrait se retourner contre lui, al-Maġribī l’élargit à toutes les composantes de la cité et des principautés voisines. Cette surveillance généralisée pose le problème de la place et du rôle du Prince dans la cité. Pour al-Maġribī, l’omniprésence du roi 96est le seul garant de la continuité du politique et de la bonne gestion des affaires de la cité. Léguer un pouvoir, une mission ou une charge à l’un des fonctionnaires, même s’il est compétent et digne de confiance, n’exempte pas le « maître-artisan91 » de l’inspecter et de le surveiller. En plus de choisir les fonctionnaires, considérés comme l’un des piliers du gouvernement par Ibn al-Muqaffa‘92 et de leur confier des tâches adéquates, il doit également contrôler personnellement leurs œuvres afin de s’assurer de leur bonne exécution. La réforme éthique des fonctionnaires prend alors une nouvelle dimension car elle est essentiellement liée à l’inspection personnelle du Prince93. Grâce à sa vigilance, il a la possibilité de « consolider subtilement leur droiture et les éloigner de la corruption en utilisant les moyens appropriés à de tels desseins94 ». Le Prince réserve le même traitement à l’injustice car il a le devoir de « faciliter toute démarche visant à éradiquer l’injustice à la racine et répandre son amour dans le cœur de ses sujets95 ». C’est au Prince de tout corriger, de tout rectifier en espérant réformer ses subalternes. En l’absence du Prince, la relation organique qui le lie à ses fonctionnaires et qui en révèle l’importance dans le fonctionnement de la cité se trouve nécessairement menacée :
L’élite est au chef ce que les organes sont au corps. S’ils ne sont pas dans d’excellentes dispositions, ou s’ils doivent faire face à un incident qui les empêcherait tous ou en partie d’accomplir le rôle initial auquel ils sont destinés, c’est tout le corps qui serait alors affecté par ce dérèglement96.
L’espoir de réformer l’élite en surveillant son action politique se dissipe rapidement au moment d’évoquer la masse. Si la « progressivité » de la réforme et de la rectitude que présageait le début de cette épître peut trouver une résonnance très limitée auprès de l’élite, il est illusoire de vouloir l’appliquer à la masse. Elle est même implicitement remplacée par une forme de dégressivité car plus on s’approche de la masse, plus on s’éloigne de toute possibilité de réforme et de l’horizon de la perfection et de l’obéissance. Si al-Maġribī n’est pas catégorique sur ce sujet dès 97l’introduction, c’est certainement pour ne pas heurter son destinataire dès le début de l’épître en lui annonçant que la masse doit être exclue du cercle du redressement éthique. Mauvaise et insoumise par nature97, la masse représente une catégorie sociale irréformable et incorrigible. La surveillance et la vigilance revêtent alors une nouvelle signification car elles ne sont plus envisagées comme des moyens de réforme mais des instruments pour prévenir toute forme de rébellion. La vision pessimiste de la masse comme une menace permanente pour la cohésion de la cité n’est pas spécifique à l’œuvre d’al-Maġribī. Dans la Risāla fī al-ṣaḥāba, Ibn al-Muqaffa‘ la dépeint comme « turbulente98 » et difficile à gérer. Cette idée trouve son origine dans Le Testament d’Ardašīr pour la tradition orientale des Miroirs où la masse est présentée comme un élément redoutable99. Elle a en réalité des racines plus lointaines puisqu’elle remonte à l’Antiquité gréco-romaine. Dans les Conseils aux politiques pour bien gouverner, Plutarque soutient qu’« il est difficile de faire changer le grand nombre100 » car la foule « ne donne pas aisément une prise salutaire au premier venu101 ». Malgré cette nature farouche et rebelle, la littérature des Miroirs demeure optimiste quant à une potentielle réforme de la masse. Ibn al-Muqaffa‘ par exemple insiste sur la nécessité de « redresser les mœurs » des hommes en général, de la masse en particulier102. En raison de la complexité de cette tâche, le Prince peut confier cette mission à des « agents spéciaux103 ». Al-Maġribī n’envisage pas de correction possible de la masse en raison de « sa diversité et de la difficulté à trouver un remède à sa corruption104 ». Encline à la révolte et à la contestation, « le Prince ne doit pas songer à [lui] imposer l’acquisition des bonnes mœurs car il s’agit là d’un dessein difficile, voire irréalisable105 ». Même si elle n’a pas fait école, la thèse d’al-Maġribī a rencontré quelques rares échos, auprès d’Ibn al-Ṭiqṭaqā par exemple qui remet en question la corrélation naturelle entre gouvernement de soi et 98gouvernement des autres / réforme de soi et réforme des autres. Après avoir proposé une nouvelle taxinomie, il s’interroge sur la pertinence de cette correspondance :
Il y a, dit-on, cinq variétés de gouvernements : le gouvernement de la maison, du village, de la ville, de l’armée, du royaume. Quiconque gouverne bien sa maison, saura bien gouverner son village ; celui qui aura bien gouverné son village, gouvernera bien sa ville ; celui qui aura su gouverner sa ville, saura diriger l’armée ; celui qui aura su diriger l’armée, saura gouverner le royaume.
Pour moi, ces conséquences ne me semblent pas nécessaires : car combien de gens du peuple qui gouvernent bien leur maison et qui n’auraient pas la force nécessaire à la conduite des grandes affaires publiques ; combien de rois n’a-t-on pas vu gouverner bien leur royaume et mal gouverner leur maison106 ?
Bien qu’il faille s’en méfier et la considérer comme un danger pour la cohésion de la cité, la réponse du Prince ne doit pas être motivée par un insatiable appétit de domination et de puissance. Les « deux humeurs opposées107 » ne sont pas pour autant irréconciliables. L’œuvre d’al-Maġribī situe l’attitude du Prince à l’égard de la masse dans les interstices d’un entre-deux antithétique. D’un côté, le peuple est perçu comme une source d’inquiétude pour le pouvoir en place en raison des potentialités factieuses et séditieuses qui l’animent. D’un autre côté, il est envisagé comme « un troupeau à paître108 » auquel le Prince doit justice et bienveillance. Tant que les velléités factieuses demeurent enfouies, le Prince doit conserver la même attitude à son égard car les sujets « devraient garder une confiance en sa justice et ne redouter ni son oppression, ni son injustice109 ». Mais la vengeance princière peut se révéler cruelle lorsque le contrat d’obéissance/justice est rompu :
99D’ailleurs, lorsque le roi est confronté à des agitations causées par la masse, il ne peut apaiser son courroux qu’au prix de quelques démolitions d’un côté, et de la restauration des piliers de sa politique qui auraient été ébranlés, d’un autre côté110.
Si la masse est naturellement portée à ce type d’agissements qui appellent une réponse ferme de la part du Prince, elle peut y être également poussée. Al-Maġribī envisage aussi la révolte comme une réaction de la masse à une conduite injuste du Prince. Ainsi, la pensée de l’ordre et du maintien du lien civil et politique ne doit-elle pas être un prétexte à une conduite tyrannique de la part du Prince. Al-Maġribī répond implicitement à ses prédécesseurs qui ont éludé la problématique de la contestation et de la révolte en Islam. Animés par la défense de l’absolutisme royal, ils récusent toute forme de rébellion. Pour se préserver du chaos politique – le souvenir de la Grande discorde étant toujours vivace dans les âmes et les esprits – la violence politique peut devenir légitime et quelquefois indispensable. Cette idée est parfaitement résumée par un certain nombre de maximes comme « un Prince injuste est préférable à une discorde durable111 ». Certes, cette littérature insiste sur les devoirs du Prince à l’égard du peuple (justice, bienveillance, clémence, etc.) et en fait une condition essentielle pour recueillir son obéissance. Mais en cas de manquement à ses devoirs, comment la masse devrait-elle réagir ? Défendue par la littérature des Miroirs, l’illégitimité de la révolte, quelle que soit la conduite politique du Prince, est une idée foncièrement rejetée par al-Maġribī. Il envisage même la possible destitution du Prince à travers le prisme de la vengeance divine : « Ainsi, doit-il accomplir la mission dont il a été chargé par Son mandant pour éviter d’être remplacé par quelqu’un d’autre et s’exposer à Sa colère112 ». Donc, le peuple peut rompre le contrat d’obéissance qui le lie au Prince lorsque celui-ci faillit à ses devoirs à son égard et soumet la relation gouvernant/gouvernés à une logique de violence et de coercition. Étant donné qu’il constitue la base éthique et politique de la cité, le Prince doit être conscient de la 100nécessité d’instaurer des limites à son pouvoir car « beaucoup de discordes éclatent à cause des plaintes des pauvres et de la haine des riches113 ». Aussi, le Prince doit-il éviter les « vexations114 » à l’égard de la masse, lui réserver le même traitement qu’à l’élite au point de « créer une certaine intimité avec tous les gouvernés et dissiper la distance qui les sépare115 ». Toutes ces précautions montrent l’attention particulière d’al-Maġribī à la proximité entre le Prince et ses sujets. L’exemplarité politique ne se limite pas à une perfection physico-éthique mais relève également de l’ordre de l’intime et du psychologique. Le gouvernant idéal doit être capable de dominer son corps, son âme, ses émotions, ses décisions, ses actions et ses réactions. Dès que l’une de ces dimensions fait défaut, un fossé se creuse entre le Prince et ses administrés. C’est alors que la révolte risque légitimement d’éclater afin de le combler.
Conclusions
Des arts de bien vivre à ceux de bien gouverner, l’œuvre d’al-Maġribī bouscule les codes du genre des Miroirs des princes et façonne sa propre vision du politique. Considérer cette production comme une totalité homogène revient à occulter des expressions intellectuelles singulières et à aborder l’exercice du pouvoir à l’Âge classique de l’Islam à travers des matériaux et des thèses préétablis. Le Kitāb fī al-siyāsa d’al-Maġribī en est l’une des manifestations à travers un nouveau regard porté sur le politique en terre d’Islam. L’idée d’un prince-miroir, de la réforme des mœurs et des conduites et d’une pédagogie royale se heurtent, dans ce compendium, à la réalité de l’exercice du pouvoir dont al-Maġribī connaît les arcanes et les mystères. En plus d’être illusoires pour l’élite et la masse, ces topiques réévaluent le statut de l’éthique dans la littérature des Miroirs. Politisée par le Prince, très chancelante dans le cercle de l’élite et inaccessible à la masse, elle est profondément absorbée par le politique. Si la scission entre morale et politique n’est pas annoncée par 101al-Maġribī, la soumission de l’une à l’autre est profondément assumée. Elle n’est pas la seule à subir cette transformation puisque la politisation du corps est considérée comme la base de toute pensée du pouvoir. Tout est politique dans le système d’al-Maġribī, qu’il soit corporel, moral, métaphysique ou intellectuel, en vue de servir le dessein ultime de tout gouvernant, qui n’est autre que la conservation et la prospérité de la cité. Mais cette finalité est menacée par deux dangers, l’élite et la masse, qui rappellent l’impuissance de la vertu face à l’innéité de la corruption de l’instinct séditieux. L’idéalité de la figure princière a une résonance très limitée dans la cité, ce qui le contraint à mobiliser d’autres instruments pour la protéger : surveiller et punir. Il n’est d’autres modalités d’action efficaces pour le Prince avec ces deux composantes que l’omniprésence de l’inspection et l’omnipotence de la suspicion. La cité, c’est le Prince. Les réserves d’al-Maġribī quant au rôle des fonctionnaires et de la masse confirme ce postulat qui l’obsède tout au long de cette épître. En l’absence de conversion morale de la ḫāṣṣa et de la ‘āmma, la place croissante du Prince au cœur de l’architecture politique de la cité est prévisible et indispensable. Mais malgré la vitalité de cette figure en raison de sa perfection physico-éthique et de son habileté politique, elle n’est pas pour autant infaillible. Moment exceptionnel dans la littérature des Miroirs que celui de l’évocation de la destitution d’un Prince par la toute-puissance divine et les révoltes du peuple. Étant donné que tout pouvoir risque de basculer dans l’iniquité, ces garde-fous terrestres et célestes sont dressés pour le remettre sur la voie de l’exemplarité politique. Toutes ces divergences avec ses prédécesseurs et ses contemporains pourraient être mieux éclairées si la totalité de l’œuvre d’al-Maġribī nous était parvenue. Mais même si l’on doit se contenter d’un simple memento pour présenter la pensée politique de l’un des rares auteurs des Miroirs à théoriser une science qu’il a pratiquée et explorée toute sa vie, il suffit, pour souligner la singularité de son approche et la vastitude des horizons de son texte, de répondre à son invitation à le sillonner et à en explorer le contenu.
Mohamed Ben Mansour
ENS Lyon / TRIANGLE
102Annexe
al-Maġribī, De la politique116
[INTRODUCTION]
Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux,
Celui qui envisage la composition d’un écrit sur la politique doit produire une œuvre extrêmement brève puisqu’elle est destinée aux puissants, ces hommes qui mènent de front maintes affaires et éprouvent rapidement de l’ennui. Toutefois, l’amour du savoir, le désir ardent de s’en imprégner et le commerce des gens de science représentent ce qu’il y a de meilleur chez l’homme en général, le Prince en particulier. Ce rapport au savoir témoigne de la profondeur de son humanité et constitue une voie royale pour gagner l’amour de ses sujets. Grâce au savoir, le Prince est armé pour affronter les épreuves en se remémorant les expériences [des Anciens] : leurs récits expriment des jugements dont ils connaissaient les répercussions immédiates et ignoraient les conséquences lointaines. Lorsqu’on regarde avec attention les conséquences de la politique qu’ils ont menée et le fruit de leur administration, on saisit à partir de leurs jugements le début et la fin [de leur règne] d’un côté et les moments de gloire et de déchéance d’un autre côté.
[Les types de gouvernement]
Il existe trois types de gouvernements : le gouvernement de soi, de l’élite et des sujets.
Le gouvernant vertueux doit commencer par se corriger lui-même avant d’entreprendre de réformer la conduite de son élite et l’inciter à acquérir les bonnes mœurs qui conviennent également à ses sujets. La réforme et la rectitude se réalisent ainsi de manière progressive.
103LA RÉFORME DE SOI
Elle se manifeste par exemple dans la conservation du corps qui tient lieu de réceptacle pour l’âme et de récipient pour la nature humaine.
Le gouvernant doit d’abord l’exercer à supporter le froid et la chaleur car l’homme est, dans l’ici-bas, toujours en mouvement et souvent confronté aux dangers et aux vicissitudes du sort. Mais lorsque le Prince vit constamment dans l’opulence et dispose d’une nature délicate, les signes de l’épuisement deviennent perceptibles de même que l’iniquité et l’impuissance font leur apparition.
[La nourriture]
La bonne préparation de la nourriture est bénéfique pour le corps car l’appréciation d’un mets favorise sa dégustation et sa digestion, et réciproquement. Aussi, ne doit-il plus rien consommer avant de savourer ce qu’il vient de manger et de l’avoir complètement digéré.
Ṣā‘id117 nous avait dit : « Si vous voulez vous préserver de toutes les maladies, faites les exercices qui sont adaptés à votre corps, et ne vous remplissez pas le ventre ».
Durant les repas, il est préférable de se contenter d’un ou de deux mets similaires car l’organisme n’est pas attiré par la diversité des saveurs. Le sage doit suivre [ce régime] et se passer de tout ce qui sert à agrémenter les buffets, sauf lorsqu’il reçoit ses commensaux et ses invités.
Il convient aussi de ne point céder à la gloutonnerie au point de s’empiffrer le ventre. En effet, lorsque la nourriture commence à cuire, 104elle monte, gonfle et finit par provoquer une indigestion si le ventre est déjà rempli.
[La boisson]
Il convient de ne pas s’enivrer jusqu’à perdre la raison et corrompre son jugement. Il faut, au contraire, s’abreuver avec une boisson qui suscite la gaieté et la quiétude.
Il n’y a pas de pire [attitude] pour un gouvernant que de boire jusqu’au comble de l’ivresse au point de négliger son commandement à ce moment-là. Il ne doit pas dépasser alors la dose journalière pour apaiser sa soif. Au début du banquet, il peut boire plusieurs verres bien remplis qui éveillent l’ardeur de son instinct et l’attisent. Puis, il s’abreuve avec une liqueur de nature à prolonger la compagnie jusqu’à la fin du temps consacré à la boisson. Ainsi, même lorsqu’il s’enivre, il garde une bonne humeur et conserve sa raison. Qu’il prenne garde de ne pas quitter son banquet lorsque le voile de la pudeur qui le sépare de ses serviteurs et de sa cour a été déchiré.
Il convient de ne boire qu’un jour sur deux et de s’y adonner un jour par semaine pour se mettre à son aise. Le Prince se procure ainsi un plaisir intense et consacre la majeure partie de son temps à l’intérêt du royaume.
Il est judicieux de ne s’isoler qu’avec ses commensaux les plus intimes – qui ne se tiennent plus sur la réserve – et de se faire servir par un nombre réduit de domestiques dont il ne peut se passer.
[Les veillées]
Supporter les longues veillées est l’une des plus nobles vertus princières alors que se livrer au sommeil est l’un des vices les plus abjects. Après avoir veillé le premier quart de la nuit, le Prince se couche avant de se réveiller quelques heures avant l’aube. Il doit recourir au sommeil diurne pour éviter de s’exposer à des épreuves imprévisibles qu’il ne pourrait surmonter. Quant aux événements nocturnes, le Prince redoute notamment leurs conséquences néfastes. C’est pour cette raison que certains animaux comme les chiens et les oies – qui ont été créés pour assurer notre protection – sont enclins à la veille.
105[Les bains]
Les bains contribuent à la conservation de la santé puisqu’ils permettent de digérer le surplus de repas et de boissons. Les Princes en ont plus besoin que leurs sujets puisque ceux-ci évacuent cet excédent grâce aux mouvements et aux travaux pénibles.
Pour nettoyer son corps des impuretés, il faut pénétrer dans la troisième pièce118 du hammam, sans pour autant faire violence à son corps. Le Prince déverse ensuite sur son corps de l’eau tiède pour fermer les pores, faire pénétrer la chaleur au fond du corps et en empêcher l’âpre avachissement.
Après avoir terminé son hammam, le Prince ne doit absolument ni manger, ni boire avant de s’être reposé et d’avoir fait une sieste afin d’apaiser un organisme qui vient d’être secoué et balloté. En plus d’être dangereuse pour sa santé, une telle attitude favorise la contraction de plusieurs maladies.
[Les exercices physiques]
L’exercice physique contribue considérablement à la conservation de la santé. Mais il faut que la pratique soit modérée et en adéquation avec les habitudes et l’endurance de chacun. Le jeu de balle est le sport qui convient le mieux aux Princes car, en plus de l’effort physique, il permet d’agir avec agilité et de s’habituer aux duels.
[La crainte de Dieu]
Le gouvernement de l’âme réside tout d’abord dans la crainte de Dieu le Tout-Puissant et dans la quête des bonnes actions destinées à servir de provende auprès de Lui. Le Prince doit se souvenir constamment que Dieu l’a comblé de Ses bienfaits, l’a élevé tout en rabaissant les sujets dont Il lui a confié l’administration et qu’Il l’a préféré à eux. Aussi, doit-il sans cesse remercier Dieu le Tout-Puissant et, en signe de reconnaissance de Ses bienfaits, gouverner avec justice, faire montre de bienfaisance à l’égard de ses sujets, veiller à leur sécurité et déployer toute son énergie pour les protéger. Qu’il ne s’imagine point que l’objectif 106du gouvernant consiste à jouir d’une vie paisible et sereine, mais à se dépenser et s’épuiser plus que tous les autres sujets.
[Les plaisirs princiers]
Quant aux plaisirs, ils résultent des travaux physiques ou des productions intellectuelles. En réalité, le gouvernant vertueux ne s’accorde de repos ni n’éprouve du plaisir que dans la mesure où il se préserve durant les moments de répit que lui accordent sa fonction. Il doit trouver la juste mesure entre [ces plaisirs] et le temps qui doit être consacré à la belle invocation [de Dieu], à la quête d’inestimables provendes et, enfin, à la satisfaction de son supérieur hiérarchique éventuel. Il n’y a, en effet, de plus belle distinction que celle octroyée par la puissance, ni de plus noble ornement que le pouvoir de l’homme dont les ordres sont exécutés, ni de vêture plus sublime que celle de l’éloge et du remerciement.
Tels sont les plaisirs des gouvernants sages ainsi que les labeurs et les peines qui forment leurs pendants. S’ils préservent les fondements [du pouvoir], ils pourraient profiter des occupations occasionnelles – c’est-à-dire les plaisirs – sans que cela n’affecte l’exercice de leurs fonctions. Les deux ordres [le fondamental et l’occasionnel] seraient ainsi réconciliés.
[De la procrastination]
Il faut absolument éviter de remettre au lendemain la réalisation d’une tâche puisque chaque travail a son propre temps. Il n’y a pas plus dangereux qu’une nature portée à la procrastination car elle provoque une série de dérèglements et cause la ruine des nations119.
[De l’obéissance]
Qu’il œuvre à ce que l’élite et la masse lui obéissent par amour, et non par crainte, parce qu’une telle obéissance lui assure leur protection. Dans le cas contraire, le Prince doit s’en méfier. Ces deux situations sont très différentes : la première transforme les hommes en gardiens ; la seconde contraint le Prince à rester sur ses gardes. L’absence de crainte 107chez les sujets ne doit pas résulter de la haine qu’ils éprouvent à son égard. Au contraire, même lorsqu’ils le craignent, ils devraient garder une confiance en sa justice et ne redouter ni son oppression, ni son injustice. C’est une crainte semblable à celle qu’éprouve l’enfant devant son père – soit par peur de lui, soit par respect à son égard – parce qu’il sait que son géniteur ne veut que son bien.
[Les fondements de la politique]
Le fondement de la politique réside dans la promesse et la menace, la récompense et le châtiment, la constance dans les situations sérieuses et frivoles, le recrutement basé sur la compétence et non sur l’intérêt ainsi que dans l’attention accordée à la situation des contrées proches et lointaines. Celui qui saisit toutes ces dimensions et en comprend les modalités aura embrassé tous les aspects de la politique.
C’est en Dieu Très-Haut que nous avons confiance.
[L’acquisition des vertus]
Le Prince doit constamment œuvrer à acquérir autant que possible les vertus de l’âme : le savoir, la prudence, la longanimité, la libéralité et le courage.
La connaissance de l’actualité dans les moindres détails et l’intérêt porté à tous les événements, qu’ils soient importants ou futiles, témoignent de l’étendue de son savoir.
Se désintéresser des gains convoités par ses sujets est l’une des marques de sa prudence. Il doit [au contraire] s’employer à trouver une source de profit en adéquation avec la noblesse de son rang et l’éminence de son statut. Agissant ainsi, il ne risque ni de porter préjudice à la religion ou à la prud’homie, ni de s’en prendre de manière injuste ou hautaine à l’un de ses sujets.
La longanimité consiste à adresser plusieurs avertissements au coupable et à fermer les yeux sur les premiers120 délits qu’il a commis avant de le punir. Mais lorsque le coupable ne peut plus être pardonné, la condamnation s’impose pour garantir le respect des lois et non pour assouvir un désir de vengeance, pour honorer la justice et non l’iniquité.
108Quant à la libéralité, c’est le fait de s’acquitter à temps des sommes dues, de répondre aux attentes [de ses sujets] et de combler ceux qui implorent son secours. Le Prince s’assure, en contrepartie, un gouvernement puissant et une autorité solide. Qu’il sache aussi que tout souverain est un dépositaire de l’argent de Dieu et qu’il a le devoir de secourir les voyageurs et les nécessiteux. Ainsi, doit-il accomplir la mission dont il a été chargé par Son mandant pour éviter d’être remplacé par quelqu’un d’autre et s’exposer à la colère divine.
Le courage consiste à ce que le prince se dise que le couard ne peut maintenir l’ordre ni protéger les sujets, et que si ses ennemis et subalternes découvraient en lui ce défaut, ils chercheraient à tirer parti de sa mollesse et à ne plus le craindre. De même, est un prince courageux celui qui dirige tout son effort vers la mobilisation des hommes et l’approvisionnement en armes, en chevaux et en équipements121.
[Les récits des Anciens]
Lorsque le gouvernant est certain d’avoir acquis [ces vertus], il doit entreprendre l’étude des récits des Anciens pour s’inspirer des plus louables et se détourner des plus condamnables d’entre eux. Il s’agit là d’un chapitre fondamental de la politique.
LE GOUVERNEMENT DE L’ÉLITE
Sache que le gouvernement de l’élite diffère de celui de la masse. Celui-ci réside dans la conservation de son obéissance, l’utilisation de l’espoir et la crainte à son égard ainsi que l’instauration de la justice. Toutefois, le Prince ne doit pas songer à imposer à la masse l’acquisition des bonnes mœurs car il s’agit là d’un dessein difficile, voire irréalisable. Il faut qu’il veille, au contraire, à réformer l’éthique de l’élite et à corriger ses mœurs pour qu’elle devienne plus apte à accomplir les missions qui lui incombent. L’élite est au chef ce que les organes sont au corps. S’ils ne sont pas dans d’excellentes dispositions, ou s’ils doivent faire face à 109un accident qui les empêcherait tous ou en partie d’accomplir le rôle initial auquel ils sont destinés, c’est tout le corps qui est alors affecté par ce dérèglement.
[Redresser l’élite]
Lorsqu’on aborde ce chapitre, il faut commencer par rappeler que le dirigeant se doit constamment de redresser l’élite, de s’enquérir de son état et de punir son imposture, même si elle fait souvent montre de discernement et de droiture. Son attitude rappelle celle de l’artisan qui a besoin d’instruments dans l’exercice de son métier. Le temps aidant, certains instruments qui perdent inéluctablement leur fiabilité ont besoin d’être affûtés après avoir été émoussés, restaurés après avoir été déformés et réparés en cas de dysfonctionnement.
Il en est de même du dirigeant qui doit porter un regard vigilant sur ses auxiliaires afin de les inspecter. Il pourra ainsi consolider subtilement leur droiture et les éloigner de la corruption en utilisant les moyens appropriés à de tels desseins. Même les personnes compétentes auxquelles il délègue l’accomplissement d’une mission, sans qu’il n’ait besoin d’intervenir, doivent être inspectées et surveillées. Il faut que le dirigeant soit conscient de la nécessité de leur témoigner sa bienveillance et de les examiner personnellement. Il se comporterait ainsi à leur égard tel un maître-artisan qui confie à ses élèves la fabrication d’un produit tout en veillant sur eux pour s’assurer de l’absence de défauts. C’est un principe fondamental qu’il faut soumettre à la réflexion et prendre en considération.
[Vertus indispensables au gouvernement de l’élite]
Les rapports qu’il entretient avec l’élite doivent être fondés sur une confiance et une affection sincères et inaltérables. D’où la nécessité pour le dirigeant de mobiliser quatre qualités :
1. Faire preuve de bienfaisance à son égard car « les cœurs des hommes sont enclins à aimer les personnes qui se montrent bienfaisantes envers eux122 ». Avant d’interroger l’élite sur sa gestion des affaires, il convient 110de s’enquérir de ses nouvelles et de la rasséréner pour lui exprimer sa sollicitude et sa bienveillance. Aborder un individu en lui témoignant au préalable une certaine affection laisse en lui une meilleure impression et un effet plus durable qu’une générosité excessive précédée d’une sollicitation [pressante].
2. Pardonner ses écarts pour ne pas la mettre dans l’embarras.
3. Éviter de s’enquérir de la situation de l’élite lorsqu’elle est en mission. Il lui épargne ainsi des tourments pouvant dissiper sa sérénité et son plaisir123 d’exercer ses fonctions. Si chaque homme a une tâche à accomplir, il ne peut tolérer qu’on lui demande incessamment des comptes car dès qu’il se sent constamment observé, il éprouve une lassitude et un ennui qui gâchent la réalisation de son travail. Or, il se révèle plus efficace et témoigne au Prince une affection grandissante et infiniment renouvelée lorsque celui-ci montre une certaine bienveillance à son égard.
4. Lui assurer qu’il pardonnera rapidement la plupart des maladresses commises par des amis importuns.
[Les qualités des fonctionnaires]
Il est rare de trouver une personne qui soit à la fois compétente et digne de confiance. Lorsque ces deux qualités sont réunies, c’est une perle rare qui est alors découverte.
Le secrétaire est un homme à la discrétion duquel on se fie. C’est une personne éloquente parce que la belle expression a un effet extraordinaire sur les âmes. Elle est également versée dans les sciences. Quand on lui demande de rendre des comptes, le secrétaire est au courant de tous les écrits qu’il a reçus et envoyés quand il était en charge de ce service.
Quant au chambellan, c’est un homme jovial, vertueux et aimable. Ainsi, s’il répond favorablement à la requête de quelqu’un, il ne l’humilie pas pour autant ; s’il la rejette, il le fait avec bienveillance, en utilisant des paroles conciliantes. Il doit connaître aussi toutes les classes d’hommes pour les honorer selon leurs rangs et accorder à chacun d’entre eux l’attention qu’il mérite.
111Le percepteur doit se montrer bienveillant envers le peuple et faire montre de justice et d’équité tout en restant affable et enclin à la clémence et à la douceur. Il faut qu’il s’attende aussi à être interrogé, à chaque instant, sur toutes ses allées et venues.
Le chef des armées doit être un chevalier courageux qui connaît l’équipement de ses troupes et qui a un bon jugement. On exige de lui qu’il soit au courant de l’état des soldats qui composent son armée afin de distinguer ceux qui répondent présents de ceux qui manquent à l’appel. Une fois équipés de tout leur appareil, il leur ordonne de protéger les portes [de la ville] pour intimider les émissaires des rois et les espions des ennemis.
La chef de la police inspire la crainte par son apparence, révèle une mine austère, jouit d’une bonne estime et n’a pas de propension à la plaisanterie. Il est intransigeant envers les personnes suspectes au point de les poursuivre dans leurs derniers retranchements. C’est un homme de confiance connu pour sa probité et un fidèle conseiller. Il possède une complexion harmonieuse et il est d’un commerce agréable. Il ne faut pas qu’il pardonne les écarts des menteurs, en leur adressant de simples avertissements, puisque la gestion des affaires de la cité repose entièrement sur ses ordres.
Le gouvernant est une personne savante, sage, honnête et désintéressée.
En plus d’avoir une belle conduite, le censeur124 doit être probe et digne de confiance. C’est un fin connaisseur des sources du profit, des fraudes et des intérêts des sujets.
[Les injustices subies par le peuple]
Il existe deux formes d’injustice : l’une visible, comme tout ce qui a trait à l’immoralité notoire ; l’autre, invisible, revient au commissaire de police. Ce type d’injustice est peut-être plus néfaste que le premier tant il est inapparent et indécelable.
Le choix de l’émissaire envoyé en légation dépend de son élégance, de sa belle apparence, de l’aisance dans sa manière de s’exprimer, de sa faculté à mémoriser le discours qu’il est censé prononcer et le message 112qu’on lui a transmis, et repose sur la certitude qu’on ne peut le soupçonner ni de falsification ni d’enjolivement.
LE GOUVERNEMENT DE LA MASSE
C’est l’élément qui permet d’accroître le pouvoir du Prince. Plus elle est nombreuse, plus le pouvoir du Prince est grand. Il n’est pas aisé de réformer la masse à cause de sa diversité et de la difficulté à trouver un remède à sa corruption. D’ailleurs, lorsque le roi est confronté à des agitations causées par la masse, il ne peut apaiser son courroux qu’au prix de quelques destructions125 d’un côté, et de la restauration des piliers de sa politique qui ont été ébranlés, d’un autre côté. Aussi, doit-il constamment œuvrer à faire régner l’ordre au sein de la masse et ne pas la pousser à de tels agissements.
[La résolution du Prince]
La résolution du Prince se manifeste dans sa politique bienveillante à l’égard de ses sujets et dans l’obtention de l’obéissance de chacun d’entre eux malgré la diversité de leurs attentes. La dureté et la violence sont inutiles de même que la douceur et le relâchement ne sont pas adaptés à l’administration de ses sujets. Si certains sont corrompus par les honneurs, d’autres par les vexations.
[Les classes du peuple]
La connaissance des différentes classes de la masse, notamment les plus vertueuses, est un préalable à toute politique entreprise à son égard. Le Prince leur demande alors de se mettre à son service et d’être sous ses ordres, excepté ceux qui ont une excuse valable et révèlent une impuissance manifeste. Les hommes pieux et les savants doivent toujours rester à ses côtés, à l’exception de ceux qui ont fait le serment solennel de se dévouer à Dieu et de suivre une retraite absolue. Il faut qu’il se détourne des hommes de religion qui sont très sollicités par le peuple, à l’instar d’Abū ‘Alī b. Abī al-Hīš126, qu’il ne s’immisce pas dans leurs 113affaires et qu’il se garde d’invoquer leur bénédiction et de commettre la moindre injustice à leur égard.
En ce qui concerne les religieux appartenant à une classe inférieure, dont l’attitude rappelle celle des hommes pieux et des savants, ils doivent bénéficier amplement de sa justice. De même, le Prince doit les solliciter autant que possible pour son service et éviter qu’ils ne désertent les salles de conseil. Mais il ne faut pas qu’ils prennent l’habitude de frapper sans cesse à tes portes car une telle attitude risque de les corrompre. Si l’on ne s’attarde pas sur cette idée, c’est qu’elle a été décrite par Ardašīr127 dans son Testament.
Il est du devoir du Prince de connaître la situation de ses invités, de préserver leur estime et de les recevoir selon leurs rangs et leurs fonctions, sans perdre de vue ni leur nature bienveillante ou malveillante ni les avantages et les inconvénients qu’il pourra en tirer.
[Honorer les vertueux]
Il doit également traiter avec beaucoup d’égards les hommes vertueux appartenant aux classes inférieures, soumettre les méchants et récompenser ceux dont l’obéissance est certaine pour mieux l’affermir. Mais il faut qu’il inflige un châtiment exemplaire aux personnes qui refusent de lui faire allégeance et à leurs semblables et qu’il répande la justice pour que chaque sujet puisse en profiter.
[Instaurer la justice et la sécurité]
Le Prince doit faciliter toute démarche visant à éradiquer l’injustice dans sa racine et répandre son amour dans le cœur de ses sujets.
Il lui incombe de protéger les frontières et de sécuriser les déplacements de ses sujets pour qu’ils puissent assurer leur subsistance et faire prospérer leur commerce. Il doit aussi infliger un terrible châtiment aux dépravés et aux voleurs – ces épines semées au milieu d’une plantation – en les 114condamnant à une mort atroce ou à de longues peines de prison. Ces épines doivent être éliminées pour que la plantation fleurisse après avoir été défrichée.
[La bienveillance à l’égard des impuissants]
Le Prince est invité à faire preuve de bienveillance à l’égard des débiles en leur épargnant les durs labeurs pour l’État, qu’il s’agisse de corvées qui leur ont été imposées ou d’un service qui leur a été demandé.
Qu’il sache que beaucoup de discordes éclatent à cause des plaintes des pauvres et de la haine des riches. D’où la nécessité de réserver le même traitement à ceux qui sont étrangers aux arcanes de la politique et de la justice qu’à ceux qui y sont familiers, voire plus. D’ailleurs, n’est point un gouvernant [habile] celui dont la fermeté ne concerne qu’une partie de son royaume. Il en est de même des affections passagères qui, lorsqu’elles ne sont pas décelées à temps, [peuvent être aussi dangereuses] qu’un membre malade dont la négligence risque de mettre en péril tout l’organisme.
[La corruption]
Les pots-de-vin versés aux agents128 et aux amis doivent être la chose la plus odieuse pour un Prince puisqu’ils sont la source de l’iniquité et de la corruption. La bonne gestion des contrées lointaines repose sur deux dispositions : la réception des plaignants et la nomination constante d’hommes de confiance, loyaux et expérimentés.
[La proximité avec tous les sujets]
Nous avions rapidement esquissé l’idée que le Prince doit s’entourer de personnes influentes, de savants et d’hôtes illustres pour en faire respectivement ses familiers, ses invités d’honneurs, ses convives et ses commensaux. Mais il ne faut pas que cette proximité soit restreinte à son cercle privé puisque le traitement dont il bénéficie devrait être répandu à tous les sujets. Le Prince peut ainsi créer une certaine intimité avec tous les gouvernés et dissiper la distance qui les sépare.
115[Les relations avec les principautés voisines]
Il faut entretenir de bonnes relations de voisinage avec les principautés limitrophes, de les traiter comme le ferait n’importe quel sujet avec ses voisins, tant le besoin de coopération est l’un des fondements de l’existence humaine. Quant à leurs émissaires, il convient de les recevoir avec tous les honneurs, de les flatter en ornant la salle du conseil – pour mettre en avant la beauté et l’agrément de ce lieu – et de faire montre de bienfaisance et de générosité à leur égard. Que Dieu abrège leur séjour auprès de lui ! Il serait long d’expliquer pourquoi une telle situation est néfaste. Durant leur séjour, ils doivent être surveillés et empêchés de fréquenter quiconque appartenant à l’élite ou à la masse, à l’exception des connaissances du Prince.
[La surveillance de toutes les cités sous son contrôle]
Il revient au Prince d’inspecter non seulement sa cité, mais également toutes celles qu’il gouverne à travers le contrôle de ses routes et de toutes ses entrées et sorties, et la connaissance des différents écrits qui circulent entre les habitants, qu’ils soient libraires ou autres. Qu’il gouverne enfin sa cité comme le ferait un sujet avec sa demeure : toutes les entrées et les sorties devront nécessiter préalablement une autorisation.
Il doit enfin chercher les informations et sonder les intentions secrètes de ses proches, de la population lointaine et de ses voisins, qu’ils soient ses alliés ou ses ennemis, pour déterminer l’état de leur armement et le degré de leur détermination. Pour y parvenir, il lui est permis de ne pas lésiner sur les moyens et de dépenser sans compter, même s’il doit y laisser toute sa fortune. Et s’il est une situation qu’il voudrait éviter à tout prix, c’est une attaque à l’improviste lancée par ses voisins.
Et la réussite vient de Dieu.
Traduction de
Mohamed Ben Mansour
1 Kitāb fī al-siyāsa, ta’līf al-Wazīr al-Kāmil Abī l-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī al-Maġribī, texte publié et édité par S. al-Dahhān, Damas, Institut français de Damas, 1948.
2 Ibid., p. 50.
3 Voir Ch. Pellat, « Notice sur la vie et les travaux de Henri Laoust, membre de l’Académie », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 130e année, no 3, 1986, p. 502-518 et Pluralismes dans l’Islam, Paris, Geuthner, 1953, p. xiii-xv.
4 Ibn Taymiyya, al-Siyāsa l-ša‘iyya, trad. Fran : H. Laoust, Le traité de droit public d’Ibn Taimiya, Beyrouth, Institut français de Damas, 1948.
5 Pour un aperçu biographique consacré à al-Maġribī, voir P. Smoor, « al-Maghribī », dans l’Encyclopédie de l’Islam, Leiden-New York, E. J. Brill et Paris, G.P. Maisonneuve et Larose, 1953-2005, vol. V, p. 1210-1212 ; C. E. Bosworth « al-Maghribī, al-Ḥusayn b. ‘Alī », dans J. S. Meisami et P. Starkey (eds.), Encyclopedia of Arabic Literature, London-New-York, Routledge, 1998, vol. 2, p. 488. Pour les sources en langue arabe, voir S. al-Dahhān, Kitāb fī al-siyāsa d’al-Maġribī, op. cit., p. 85-118 où il recense la plupart des ouvrages médiévaux ayant fait la biographie d’al-Maġribī.
6 Seul Ibn al-‘Adīm mentionne Alep comme lieu de naissance d’al-Maġribī. Voir Buġyat al-ṭalab fī tārīḫ Ḥalab, Beyrouth, Dār al-Fikr, 1988, vol. VI, p. 2532.
7 L’élément biographique le plus déroutant est sans doute son surnom puisqu’al-Maġribī (le Maghrébin) n’a rien de magrébin. Il ne s’est jamais rendu au Maghreb et ses origines sont ailleurs. Issu d’une famille persane qui a occupé depuis des générations des fonctions importantes au sein de l’administration abbasside et bouyide, ce polygraphe du ive siècle n’a de maghrébin que le surnom. Alors d’où provient cette appellation ? C’est d’Abū l-Ḥasan ‘Alī b. Muḥammad, son arrière-grand-père, que notre auteur tire ce surnom. Ce commis de l’État était à la tête du service des impôts des régions de l’Ouest de Baġdād (dīwān d’al-Maġrib). D’où le surnom géographique d’al-Maġribī qui a été conservé par les générations postérieures de cette famille. Même les circonstances de sa mort n’ont pas été épargnées par le fictionnel, voire le légendaire. Voir Ḫ. M‘addel, al-Wazīr al-kāmil Abū l-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī l-Maġribī, Djeddah, Dār al-Rawḍa, 1997, p. 126-130.
8 Né en 375/985, Abū ‘Alī al-Manṣūr est le sixième calife fatimide. Il régna de 386/996 à 411/1021.
9 Durant sa fuite, al-Maġribī dut également laisser sa femme et son fils en Égypte. Il ne les retrouvera que sept ans plus tard en 407/1016.
10 Partisan des fatimides, il a été nommé gouverneur de la Mecque en 384/994. Mais il a été limogé en 400/1010 après des différends avec le calife fatimide al-Ḥākim.
11 Voir Ibn Bassām, al-Ḏaḫīra fī maḥāsin ahl al-Ğazīra, Beyrouth, Dār al-ṯaqāfa, 1997, vol. VIII, p. 475.
12 Elle a été récemment éditée et traduite en russe par N. Selezynov, Kitāb al-maǧālis li Mār Iliyya muṭrān Nuṣaybīn wa risālatuhu ilā l-wazīr l-kāmil Abī l-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī l-Maġribī, Moscou, Grifon, 2017-2018.
13 Al-Wazīr al-Maġribī, al-‘ālim al-šā‘ir al-nāṯir al-ṯā’ir, (dirāsa fī sīratih wa adabih ma‘ā mā tabaqqā min āṯārih), ‘Ammān, Dār al-Šurūq, 1988, p. 109-162.
14 La liste des ouvrages d’al-Maġribī a été partiellement relevée par Ibn Ḫillikān dans Wafayāt al-a‘yān, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1978, vol. II, p. 172-173 et par C. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Litteratur, engl. transl. J. Lameer, History of the Arabic Written Tradition, Leiden-Boston, Brill, 2016, vol. I, p. 377 et Supplément, vol. I, p. 619. Elle a été complétée par l’étude la plus récente consacrée à al-Maġribī et réalisée par Ḫ. M‘addel, al-Wazīr al-kāmil Abū l-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī l-Maġribī, op. cit., p. 195-231.
15 Outre les travaux d’I. ‘Abbās et de Ḫ. M‘addel – qui sont plutôt des ouvrages de présentation générale de la vie et de l’œuvre d’al-Maġribī – aucune étude ne porte sur sa pensée politique ni sur son ancrage dans la tradition des Miroirs des princes.
16 Al-Rayḥānī, Jawāhir al-kilam wa farā’id al-ḥikam, trad. Anglaise : M. Zakeri, Persian Wisdom in Arabic Garb, Leiden-Boston, Brill, 2007.
17 Voir « Iḫtiyār al-Wazīr Abī l-Qāsim al-Maġribī min al-kutub al-maḏkūra li ‘Alī b. ‘Ubayda l-Rayhānī », dans Persian Wisdom in Arabic Ġarb, op. cit., vol. I, p. 315-316. Cette anthologie de la prose d’al-Rayhānī a été déjà publiée par I. ‘Abbās dans la revue al-Abḥāṯ, no 29 (1981), p. 3-30 sous le titre : « ‘Alī b. ‘Ubayda l-Rayhānī : muḫtārāt min naṯrih iḫtiyār al-wazīr Abī l-Qāsim l-Maġribī ».
18 Al-Rayḥānī, Jawāhir al-kilam wa farā’id al-ḥikam, op. cit., vol. II, p. 927-1009.
19 Cet ouvrage est également intitulé Kitāb al-siyāsa. Voir I. P. al-Baġdādī, Īḍāḥ al-maknūn fī al-ḏayl ‘alā kašf al-ẓunūn, Beyrouth, Dār Iḥyā’ al-turāṯ al-‘arabī, 1945, vol. 2, p. 304.
20 De la politique, op. cit., p. 37.
21 Ibid., p. 30.
22 L’édition de M.Ḥ.I. al-Šāfi‘ī ne mentionne pas cette conclusion. Voir al-Siyāsa l-šar‘iyya (maǧmū‘at rasā’il), Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 2003, p. 91-108.
23 I. ‘Abbās, al-Wazīr al-Maġribī, op. cit., p. 135-137.
24 Ibid., p. 135-137.
25 Voir S. Al-Dahhān, Kitāb fī al-siyāsa, op. cit., p. 40.
26 N’ayant pas pu accéder aux manuscrits de ce texte, cette hypothèse reste toutefois à confirmer.
27 Voir également le Pseudo-Avicenne, al-Farrā’ et al-Iskāfī. En plus d’avoir composé Ādāb al-mulūk, al-Ṯa‘ālibī est aussi l’auteur d’un Miroir perdu portant le même titre que celui d’al-Maġribī.
28 Voir F. ‘A. al-Mun‘im Aḥmad, Maǧmū‘ fī l-siyāsa, Mu’assasat al-šabāb al-Ǧāmi‘iyya, 1982, p. 81-111 pour le premier et p. 7-34 pour le second.
29 À l’époque médiévale, la notion de ṭabaqa avait un sens proche de celui de « catégorie ».
30 Ibid., p. 7.
31 Parmi ses ouvrages les plus connus, on peut citer al-Aḥkām al-ṣulṭāniyya, Adab al-dunyā wa l-dīn, Naṣīḥat al-mulūk et tashīl al-naẓar wa ta‘ǧīl al-ẓafar fī aḫlāq al-malik wa siyāsat al-mulk.
32 De la politique, op. cit., p. 23.
33 Son ouvrage Adab al-ḫawāṣṣ est composé de sept volumes dont seul le premier a été édité.
34 Michel Senellart, Les Arts de gouverner : du « regimen » médiéval au concept de gouvernement, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 31.
35 Quelques brefs développements antérieurs à al-Maġribī sont dédiés à cette question. Voir par exemple Ibn al-Muqaffa‘, al-Adab al-kabīr, trad. Fran : J. Tardy, « Traduction d’al-Adab al-Kabīr d’Ibn al-Muqaffa‘ », Annales Islamologiques, 27, 1993, p. 184. Mais c’est dans Kitāb al-tāǧ attribué à al-Ğāḥiẓ que cette question a reçu le traitement le plus intéressant. Fortement influencé par l’héritage sassanide, cet ouvrage tente de montrer l’existence d’un continuum civilisationnel entre Perses et Arabes en matière d’arts de gouverner de manière générale et d’attention à l’égard du corps de manière particulière (p. 50 et p. 170-172). Voir al-Ğāḥiẓ, Kitāb al-tāǧ, trad. fr. Ch. Pellat, Le Livre de la Couronne, Paris, les Belles-Lettres, 1954.
36 Pour siyāsat al-nafs (gouvernement de soi), voir al-Māwardī qui propose le triptyque (siyāsat al-nafs, siyāsat al-ḫāṣṣa et siyāsat al-‘āmma (« gouvernement de soi, des proches et de l’élite ») dans Naṣīḥat al-mulūk. Cette division se retrouve également chez le Pseudo-Avicenne dans Kitāb al-siyāsa avec quelques légères variations. Les multiples références à ce thème par des auteurs contemporains ou postérieurs à al-Maġribī montrent qu’il devient de plus en plus central dans les traités de Miroirs. Même dans la partie occidentale du monde musulman, al-Murādī reprend presque mot pour mot de nombreux développements d’al-Maġribī sur cette question. Voir al-Murādī, al-Išāra fī tadbīr al-imāra, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 2003, p. 24-27 où il est question de siyāsat al-aǧsām. Peut-on y voir une influence d’al-Maġribī ? Une étude approfondie mériterait d’être menée pour tenter de répondre à cette question et mettre en évidence les possibles influences de ce traité sur la littérature des Miroirs. Quelques ouvrages d’adab consacrent également un chapitre à cette thématique sans lui donner pour autant une coloration politique. Voir Ibn ‘Abd Rabbih, al-‘Iqd al-Farīd, Beyrouth, Dār al-Kutub al-‘ilmiyya, 1983, chap. viii, p. 18-19 pour siyāsat al-abdān et p. 20 à 21 pour tadbīr al-ṣiḥḥa. La littérature médicale a consacré beaucoup d’épîtres à ce sujet. Contemporain d’al-Maġribī, Ibn Mandawayh a écrit plusieurs épîtres portant le titre de tadbīr al-ǧasad. Voir Ibn Abī Uṣaybi‘a, ‘Uyūn al-anbā’ fī ṭabaqāt al-aṭibbā’, Beyrouth, Manšūrāt Dār Maktabat al-Ḥayāt, 1965, p. 459-460. M. Abbès consacre un long développement à ces deux notions dans Islam et politique à l’âge classique, Paris, Puf, 2009, p. 49-63.
37 De la politique, op. cit., p. 24.
38 Ibn Abī Uṣaybi‘a lui consacre une notice dans ‘Uyūn al-anbā’ fī ṭabaqāt al-aṭibbā’, op. cit., p. 313-315. En dépit de la fécondité de son œuvre, la culture médicale d’al-Maġribī semble être très modeste. Comme la plupart des lettrés de son époque, il possède une connaissance générale de la médecine galénique qu’il exploite dans d’autres travaux. Voir Adab al-ḫawāṣṣ, al-Riyāḍ, Dār al-Yamāma, 1980, vol. I, p. 65.
39 De la politique, op. cit., p. 24.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 L’un des développements les plus longs consacré à ces trois registres de la conservation de la santé (thérapeutique, diététique et hygiénique) se retrouve dans le célèbre Secret des secrets (Sirr al-asrār) attribué à Aristote. Voir Sirr al-asrār aw al-siyāsa fī tadbīr al-ri’āsa, dans ‘A. al-Raḥmān Badawī, al-Uṣūl al-yūnāniyya li l-naẓariyyāt al-siyāsiyya fī l-islām, Le Caire, Maṭba‘at Dār al-kutub al-miṣriyya, 1954, p. 96-117. C’est dans cet ouvrage (p. 105-108) que nous avons également l’une des descriptions les plus détaillées du hammam. Mais al-Maġribī ne semble pas avoir eu connaissance de cette source ni s’en être inspiré.
43 La politique envisagée sous l’angle de la conservation de la santé et ses manifestations thérapeutique, diététique et hygiénique est analysée dans un article de M. Senellart intitulé « Mélancolie et politique dans le Miroir du prince de Wolfgang Seidel (1547) », dans Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité au temps des Lumières, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2007, p. 369-391.
44 De la politique, op. cit., p. 25-26.
45 Ibid., p. 24.
46 Ibn al-Ṭiqṭaqā, al-Faḫrī fī l-ādāb al-ṣulṭāniyya wa l-duwal al-islāmiyya (Le Glorieux en matière de règles de la conduite du pouvoir politique et de descriptions des États islamiques), Beyrouth, Dār Ṣādir, 1960, p. 63 et 73-75.
47 À l’exception du Livre de la couronne, op. cit., p. 50-74 et 170-172 du Pseudo-Ğāḥiẓ où cette question est longuement évoquée à travers le goût des souverains perses pour la boisson et la perpétuation de cette pratique bachique chez les Princes arabes, très peu de Miroirs abordent ce sujet. Dans Āṯār al-uwal fī tartīb al-duwal, Beyrouth, Dār al-Ǧīl, 1989, p. 243-246, al-‘Abbāsī décrit le portrait du commensal idéal mais sans faire référence à la boisson. En ce qui concerne al-Šayzarī, son point de vue est animé par des considérations religieuses puisqu’il insiste sur l’illicéité de la boisson. Voir al-Nahǧ al-maslūk fī siyāsat al-mulūk, al-Zarqā’, Maktabat al-Manār, 1987, p. 198-199.
48 De la politique, op. cit., p. 24.
49 Voir al-Adab al-kabīr, op. cit., p. 185, al-Murādī, al-Išāra fī tadbīr al-imāra, op. cit., p. 15 ; al-Ṭurṭūšī, Sirāğ al-mulūk, Le Caire, al-Dār al-Miṣriyya l-lubnāniyya, 1994, p. 263-264 et al-Ṯa‘ālibī, Ādāb al-mulūk, Le Caire, ‘Ālim al-kutub, 2007, p. 24-25.
50 Ibid., p. 32.
51 Ibid., p. 25.
52 Ibid., p. 26.
53 Ibid.
54 Ibid.
55 Dans al-Išāra fī tadbīr al-imāra, op. cit., p. 25, al-Murādī consacre un développement assez bref à cette question mais sans lui donner la moindre consistance politique.
56 De la politique, op. cit., p. 25.
57 Le Pseudo-Avicenne insiste sur la nécessité pour le Prince de connaître au préalable la cause de tous ses défauts avant de les corriger. Mais cette entreprise de réforme éthique est d’autant plus difficile que la masse craint de révéler au Prince ses propres défauts parce qu’il est entouré de flatteurs qui lui offrent des éloges mensongers. Conscient de la difficulté de cette tâche qui exige un travail d’introspection profond, le Pseudo-Avicenne lui suggère de faire appel à un ami ou à un conseiller. Voir Kitāb al-siyāsa, Ğabala, Bidāyāt li l-ṭibā‘a wa l-našr, 2007, p. 65. Plus loin (p. 71), il détonne en inversant ou en équilibrant les rapports entre le Prince et la masse. Celle-ci peut devenir aussi un miroir permettant au Prince de régler sa conduite et son caractère. Mais l’approche du Pseudo-Avicenne est singulière dans l’univers des Miroirs où le Prince est souvent invité à déceler seul ses propres défauts). Cette thèse est défendue par al-Māwardī, Ta‘ǧīl al-naẓar wa tashīl al-ẓafar, trad. Fran : M. Abbès, De l’Éthique du Prince et du gouvernement de l’État, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. 351 et al-Murādī, al-Išāra fī tadbīr al-imāra, op. cit., p. 28. Dans Durar al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, al-Riyāḍ, Dār al-waṭan, 1997, p. 81, al-Māwardī apporte un nouvel éclairage à cette question lorsqu’il affirme que le Prince doit reprendre tout ce qu’il a fait durant la journée (les décisions et les actions par exemple) pour le valider ou le corriger.
58 Dans son ouvrage De l’Éthique du Prince et du gouvernement de l’État, op. cit., p. 223, M. Abbès consacre un bref développement à l’intrication du physique et du politique dans l’œuvre d’al-Maġribī au moment d’analyser les rapports entre médecine et politique dans les Miroirs des princes. Il insiste, à juste titre, sur l’importance du thème de la conservation de la santé dans cette épître. En plus de la centralité de cette idée, elle est à l’origine de la configuration politique du corps à travers la redéfinition de ses propriétés physiques.
59 Al-Maġribī s’appuie sans doute sur les travaux de Galien qui étaient très en vogue à l’époque, notamment sa célèbre théorie des humeurs.
60 De la politique, op. cit., p. 28.
61 Il nous paraît étrange que tous ces traits spécifiques à cette épître, en plus de ceux que nous avons mentionnés dans l’introduction du présent article, n’aient pas persuadé I. ‘Abbās de sa nouveauté et de son originalité alors même qu’il les relève dans son étude. Voir I. ‘Abbās, al-Wazīr al-Maġribī, op. cit., p. 105.
62 Dans Badā’i‘ al-silk fī ṭabā’i‘ al-mulk, Le Caire, Dār al-salām, 2007, vol. I, p. 365-371, Ibn al-Azraq recense diverses définitions du courage tirées des Miroirs antérieurs sans citer celle d’al-Maġribī. Mais aucune d’entre elles, qui présentent généralement le courage comme étant l’opposé de la couardise et la constance dans les batailles, ne coïncide avec celle que propose l’auteur de cette épître.
63 De la politique, op. cit., p. 23.
64 Ibid.
65 Ibid., p. 27.
66 Ibn al-Muqaffa‘, al-Adab al-kabīr, op. cit., p. 183 et al-Māwardī, Durar al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, op. cit., p. 125-126.
67 De la politique, op. cit., p. 23.
68 Voir al-Ṯa‘ālibī, Ādāb al-mulūk, op. cit., p. 36 et 71 ; al-‘Abbāsī, Āṯār al-uwal fī tartīb al-duwal, op. cit., p. 99 et al-Ṭurṭūšī, Sirāğ al-mulūk, op. cit., vol. I, p. 450. Cette idée trouve son origine dans L’abrégé du Testament d’Ardašīr, dans M. Kurd ‘Alī, Rasā’il al-bulaġā’, Le Caire, Maṭba‘at laǧnat al-ta’līf wa l-tarǧama wa l-našr, 1946, p. 382 où il est question de l’impossibilité de réformer la masse avant d’entreprendre celle de l’élite. Quant à al-Māwardī, il inclut l’entourage du Prince avant la masse. Voir Durar al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, op. cit., p. 95.
69 En arabe « al-nās ‘alā dīn mulūkihim ».
70 De la politique, op. cit., p. 36.
71 L’indulgence se traduit par la forte présence de la thématique du pardon dans cet épître en particulier et la tradition des Miroirs de manière générale. C’est un moyen qui lui permet de garantir le soutien de la masse. Voir al-Ṯa‘ālibī, Ādāb al-mulūk, op. cit., p. 49. Dans Sirāğ al-mulūk, op. cit., vol. I, p. 305, al-Ṭurṭūšī la considère comme le fondement des vertus. Al-Murādī spécifie ce pardon puisqu’il le réserve surtout aux grandes familles et aux nobles. Voir al-Išāra fī tadbīr al-imāra, op. cit., p. 51. Enfin al-Māwardī avertit le Prince de ne pas révéler cette qualité au grand jour car elle pourrait être interprétée comme un signe de faiblesse. Voir Durar al-sulūk fī siyāsat al-mulūk, op. cit., p. 122.
72 La plurivocité de la notion de ḫāṣṣa est l’un des éléments caractéristiques de cette littérature. Dans Kitāb al-siyāsa du Pseudo-Avicenne, elle se rapporte à la maisonnée de manière générale. Chez al-Māwardī, c’est le gouvernement de la sphère privée qui est visé. Ibn al-Azraq crée une nouvelle catégorie au sein de la ḫāṣṣa qu’il appelle l’élite de l’élite (ḫāṣṣat al-ḫāṣṣa) qui spécifie les intimes et les confidents. Dans notre texte, la ḫāṣṣa renvoie surtout aux fonctionnaires ou à ce qu’on pourrait qualifier de nos jours d’élite administrative. Elle correspond à la notion de « a‘wān » qu’on rencontre également dans l’œuvre d’al-Māwardī ou dans celle d’al-Farrā’, al-Aḥkām al-ṣulṭāniyya, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 2000, p. 22. Mais lorsque cette catégorie est incluse dans un ensemble plus large composé de « personnes influentes, de savants et d’hôtes illustres pour en faire respectivement ses familiers, ses invités d’honneur, ses convives et ses commensaux », p. 34, cette notion revêt une nouvelle signification dans l’œuvre d’al-Maġribī puisqu’elle renvoie au « cercle privé ou intime » du Prince. Influencée par d’autres textes de Miroirs, P. Crone confond la notion de ḫāṣṣa avec la maisonnée (household management) du Prince alors que l’environnement domestique n’est pas mentionné par al-Maġribī. Voir « The Persian Tradition and Advice Literature », in Medieval Islamic Political Thought, London, Edinburgh University Press, 2005, p. 150.
73 De la politique, op. cit., p. 30.
74 Ibid., p. 32.
75 Ibid., p. 31.
76 Al-Māwardī, De l’Éthique du Prince et du gouvernement de l’État, op. cit., p. 395.
77 De la politique, op. cit., p. 29.
78 Ibid.
79 Ibid., p. 27.
80 Ibid., p. 29.
81 Ibid., p. 30.
82 Ibid., p. 34.
83 Al-Išāra fī tadbīr al-imāra, op. cit., p. 40. Pour la corruption des fonctionnaires, voir également Risāla fī l-ṣaḥāba, trad. Fran : CH. Pellat, Ibn al-Muqaffa‘ mort vers 140/757, « Conseilleur » du Calife, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976, p. 20 et p. 52-57.
84 De la politique, op. cit., p. 31.
85 Ibid., p. 34.
86 Ibid., p. 33.
87 Cette idée est mentionnée par le Pseudo-Ğāḥiẓ : « Une des règles de conduite du bon roi est de chercher à connaître les pensées secrètes de son entourage et de sa famille, et d’entretenir des espions, auprès d’eux, d’une façon particulière, et auprès du peuple, d’une manière générale ». Voir Kitāb al-tāǧ, op. cit., p. 184.
88 De la politique, op. cit., p. 34.
89 De l’Éthique du Prince et du gouvernement de l’État, op. cit., p. 399-408. Voir également Ibn al-Muqaffa‘, al-Adab al-ṣaġīr, dans al-Adab al-ṣaġīr wa l-adab al-kabīr, Beyrouth, Dār Ṣādir, [s.d], p. 26.
90 « Que le Prince sache que la méfiance excessive conduit à l’arrivée de ce que l’on craignait et de ce contre quoi l’on cherchait à se prémunir. La volonté de tout maîtriser pourrait donc se retourner contre le Prince sous la forme d’un échec, et l’extrême méfiance le rendrait peut-être peureux », De l’Éthique du Prince et du gouvernement de l’État, op. cit., p. 340.
91 De la politique, op. cit., p. 29.
92 Al-Adab al-ṣaġīr, op. cit., p. 25.
93 Voir également al-Murādī, al-Išāra fī tadbīr al-imāra, op. cit., p. 26.
94 De la politique, op. cit., p. 29.
95 Ibid., p. 33.
96 Ibid., p. 29.
97 Voir Al-Adab al-kabīr, op. cit., p. 202 et 207. Cette idée est élargie à tous les hommes dans al-Faḫrī fī l-ādāb al-ṣulṭāniyya, op. cit., p. 32.
98 Op. cit., p. 20 et 60.
99 Voir L’abrégé du Testament d’Ardašīr, dans M. Kurd ‘Alī, Rasā’il al-bulaġā’, op. cit., p. 382.
100 Conseils aux politiques pour bien gouverner, Paris, Payot et Rivages, 2007, p. 31.
101 Ibid., p. 33.
102 Risāla fī al-ṣaḥāba, op. cit., p. 60.
103 Ibid.
104 De la politique, op. cit., p. 32.
105 Ibid., p. 29.
106 Al-Faḫrī fī l-ādāb al-ṣulṭāniyya wa l-duwal al-islāmiyya, op. cit., p. 82.
107 Machiavel, Le Prince, Paris, GF Flammarion, 1992, chap. ix « De la monarchie civile », p. 105. Pour l’étude des rapports entre le Prince et le peuple, voir J.C. Zancarini, « Les humeurs du corps politique : le peuple et la plèbe chez Machiavel », dans Laboratoire Italien, « Politique et société », ÉNS éditions, 2001, p. 25-33.
108 Cette vision pastorale est à l’origine d’une infantilisation de la masse dont la pensée d’al-Maġribī se fait l’écho au moment d’évoquer la crainte qu’éprouve la masse à l’égard du Prince : « C’est une crainte semblable à celle qu’éprouve l’enfant à l’égard de son père – soit par peur de lui, soit par respect à son égard – parce qu’il sait que son géniteur ne veut que son bien », De la politique, op. cit., p. 27. Pour la notion de pastorat dans la tradition orientale des Miroirs, voir M. Abbès, Islam et politique à l’âge classique, op. cit., p. 110-121.
109 De la politique, op. cit., p. 27.
110 Ibid., p. 32. Voir également al-Ṯa‘ālibī, Ādāb al-mulūk, op. cit., p. 58-59, où il cite un proverbe anonyme : « les meurtres de quelques-uns redonnent vie à tout le monde » (ba‘ḍ al-qatl iḥyā’ li l-ǧamī‘).
111 « Ṣultān ġašūm ḫayr min fitna tadūm ». Voir al-Ṭurṭūšī, Sirāğ al-mulūk, op. cit., vol. I, p. 215 et al-Qal‘ī, Tahḏīb al-riāsa wa tartīb al-siyāsa, al-Zarqā’, Maktabat al-manār, 1985, p. 96. Cette maxime est attribuée au calife ‘Alī b. Abī Ṭālib ou à ‘Amr b. al-‘Āṣ.
112 De la politique, op. cit., p. 28.
113 Ibid., p. 33.
114 Ibid., p. 32.
115 Ibid., p. 34.
116 Pour la traduction de cette épître, nous avons consulté toutes les éditions disponibles de ce texte, à savoir celle de S. al-Dahhān, Risāla fī l-siyāsa, op. cit., p. 54-82 ; d’I. ‘Abbās, al-Wazīr al-Maġribī, op. cit., p. 202-214 ; de F. ‘Abd al-Mun‘im Aḥmad, dans Maǧmū‘ fī l-siyāsa, op. cit., p. 38-60 et de M. Ḥ. I. al-Šāfi‘ī, dans al-Siyāsa l-šar‘iyya (maǧmū‘at rasā’il), op. cit., p. 91-108. Il existe très peu de différences entre ces éditions. Seule celle d’al-Dahhān a consacré une étude approfondie à cette épître.
117 Dans son édition de cette épître, Sāmī al-Dahhān hésite entre deux noms : Ṣā‘id b. al-Muḥassin al-Ṣābi’ (mort en 448/1056) et Ṣā‘id b. al-Ḥasan al-Baġdādī (mort en 417/1026). Celui-ci est un poète, lettré et linguiste Bagdadien qui n’a ni composé de traités médicaux, ni porté un intérêt particulier à cette discipline. Quant à al-Ṣābi’, nombre de ses ouvrages conservés traitent de science politique comme Kitāb al-wuzarā’ (Le Livre du vizirat) et Rusūm Dār al-ḫilāfa (Protocole et étiquette de l’institution califale). D’autres ouvrages perdus comme Kitāb al-siyāsa (Le Livre de la politique) ou Kitāb al-kuttāb (Le Livre des secrétaires) participent de la même veine. Mais il n’a pas composé de traités médicaux. I. ‘Abbās a rectifié l’erreur du premier éditeur de cette épître en proposant le nom de Ṣā‘id b. Bišr [b. ‘Abdūs] al-Baġdādī. En plus d’avoir été contemporain d’al-Maġribī, nombreuses sont les anecdotes qui réunissent le médecin et le vizir. Voir par exemple celle que relate le fils d’al-Wazīr al-Maġribī dans ‘Uyūn al-anbā’ fī ṭabaqāt al-aṭibbā’, op. cit., p. 313-314.
118 C’est la pièce la plus chaude du hammam.
119 I. ‘Abbās voit dans cette recommandation un reflet de la personnalité politique d’al-Maġribī qui n’admettait aucune forme d’ajournement. Voir al-Wazīr al-Maġribī, op. cit., p. 87.
120 Littéralement premier et second délits.
121 Les deux termes utilisés dans l’édition d’al-Dahhān (‘adad : nombre) et dans celle de F. ‘Abd al-Mun‘im Aḥmad (‘aduww : ennemi) nous semblent disconvenir à la signification de la phrase et au contexte de son utilisation. Il nous a paru judicieux de les remplacer par ‘atād (équipement, attirail ou matériel) qui sied mieux à l’énumération proposée par al-Maġribī. Une confusion calligraphique pourrait être à l’origine de cette approximation.
122 Célèbre dit prophétique mentionné dans plusieurs ouvrages. Voir Abū l-Šayḫ al-Iṣbahānī, Amṯāl al-ḥadīṯ, Bombay, al-Dār al-salafiyya, 1982, vol. I, p. 95 et M. b. Ḥibbān al-Bustī, Rawḍat al-‘uqalā’ wa nuzhat al-fuḍalā’, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1975, p. 243.
123 La plupart des éditions transcrivent « li-ḏātihim » (pour eux-mêmes, pour leur propre personne). On suppose qu’il s’agit plutôt de « li-laḏḏātihim » (pour leurs plaisirs) qui serait en adéquation avec le sens de la phrase.
124 Le terme muḥtasib renferme une réalité historico-politique complexe et fluctuante qui oscille entre le religieux, le politique, le social et l’économique. Mais il semble que dans l’esprit d’al-Maġribī ce type de fonctionnaire n’a conservé que des prérogatives économiques.
125 « Ḫarāb ba‘ḍ al-‘imāra ».
126 À l’instar de tous les autres éditeurs, nous n’avons pas réussi à trouver des informations sur ce religieux.
127 Roi perse, il régna de 224 à 241. Véritable fondateur de la dynastie des Sāsānides, il étendit son pouvoir sur toute la Perse après avoir remporté de nombreuses batailles. Son Testament est un véritable manuel de science politique dans lequel il a consigné sa réflexion sur le pouvoir. La tradition arabe des Miroirs des princes s’est inspirée, dès sa naissance, des innombrables maximes et idées politiques que renferme cet ouvrage. Pour la tradition arabe, voir I. ‘Abbās, ‘Ahd Ardašīr, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1967.
128 Le terme « ‘ummāl » peut être traduit également par percepteurs d’impôts. Mais il renvoie ici aux agents de l’État de manière générale et non à un fonctionnaire en particulier.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-11576-2
- EAN : 9782406115762
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11576-2.p.0075
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Corps, gouvernement, réforme, élite, masse, surveillance