Introduction
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2019 – 1, n° 14. Levinas et le soin - Authors: Pierron (Jean-Philippe), Schumacher (Bernard), Zielinski (Agata)
- Pages: 9 to 14
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Introduction
La pensée d’Emmanuel Levinas a connu une réception singulière et considérable dans le monde du soin. Réception singulière tant le style du philosophe, sa langue et les métaphores qu’il convoque et utilise ont contribué à réveiller le langage soignant ou à surligner l’importance de thèmes préexistants dans ce qu’il est convenu d’appeler la culture soignante. Singulière également car le caractère de cette éthique dénonce, sinon interdit, les approches instrumentales de l’éthique qui voudraient en faire un outil d’aide à la décision, mais interroge, ce faisant, comment mobiliser une telle éthique, en plus de sa fonction critique. Réception considérable également car cette proposition éthique est arrivée au moment même où on annonçait dans le domaine de l’éthique une « ère du vide » en même temps que la fin de la morale. Elle venait soutenir les catégories éthiques des soignants alors que la médecine en ses prouesses, paraissait faire triompher la rationalité des moyens dans un glorieux « tout est possible ». Sans doute les mots d’éthique, de visage, de vocation médicale de l’homme, de caresse, d’asymétrie, de responsabilité… qui investissent le style et le dire du philosophe ont-ils pu encourager cette réception, tant ils sont susceptibles de résonner avec la pratique soignante.
De fait, dans ce qui constitue aujourd’hui l’éthique médicale, francophone notamment, à côté de la bioéthique médicale normative (référée par exemple à l’éthique médicale des principes), et à côté des effets de l’éthique utilitariste ou des approches conséquentialistes éminemment présentes au niveau des enjeux institutionnels et économiques de la santé, la petite musique levinasienne trace une voie singulière. D’un côté, Levinas et le soin semblent relever d’un appariement qui est une évidence. Le monde du soin offre une figure concrète à cette vulnérabilité qui oblige à laquelle le philosophe nous a rendu sensible. L’un et l’autre se renforcent mutuellement, le second théorisant et épelant les assises des premières qui les mettent en œuvre. De l’autre, il est un 10malentendu tant la spéculation du philosophe a pu paraître n’être qu’une spéculation de philosophe, sans prise concrète et opérationnelle avec les questions ordinaires qui habitent le monde soignant. Avec Ricœur, Levinas est ainsi très mobilisé dans les milieux soignants. Certains ont déjà commenté ce rapprochement, relevant l’absence de textes de Levinas concernant directement la pratique du soin1. Certes, Levinas n’a jamais prétendu proposer une contribution d’éthique médicale à proprement parler. Mais ses déclarations laissent entendre malgré tout qu’à ses yeux, la relation entre soignant et patient constitue un cas exemplaire de ce qu’il entend par relation éthique. Interrogé par l’éthicien français Emmanuel Hirsch, Levinas dit en effet : « Dans la souffrance il y a un cri et un soupir, une plainte. C’est la première prière. C’est l’origine de la prière : la première parole adressée à l’absent. Le médecin est celui qui entend ces plaintes. Par conséquent, dans ce secours à l’autre, à ce premier appel à l’autre, la première réponse est peut-être une réponse de médecin. Vocation médicale de l’homme2 ».
Nous voudrions ici tenter d’interroger les raisons profondes de cette appropriation soignante de Levinas. Les questions suivantes sont autant de pistes pour explorer et éclairer cet intérêt. La référence à Levinas, si elle n’est pas révérence, ne se fait-elle pas sur un malentendu, dont le mot éthique est peut-être le concentré ? L’éthique entendue comme philosophie première peut-t-elle se réduire sans pertes à une éthique appliquée ? Et peut-on avec Levinas déployer l’éthique comme une méthode pour la relation de soin ? Enfin, Levinas peut-il aider à se déprendre de l’éthique parfois réduite à une technique de décision, à une science de l’action dont l’éthicien serait aujourd’hui la figure ? Et si malentendu il y a, n’est-ce pas sur fond d’un paradoxe : l’engouement pour certains thèmes levinassiens cohabite avec le reproche fait à Levinas d’être trop abstrait, ou encore de proposer une visée inaccessible, une morale purement formelle. Entre éthique pratique et méta-éthique, que peut faire la pensée de Levinas à l’éthique au lit du patient ? Par ailleurs, en mettant au cœur de ses réflexions l’expérience de la vulnérabilité 11d’autrui, Levinas offre une perspective sur la relation de soins qui amène à interroger certaines orientations prises par l’éthique médicale actuelle. La relation de soins peut-elle véritablement se penser sur le modèle du rapport contractuel entre deux sujets autonomes au nom du principe d’autonomie du sujet ? Ne se fonde-t-elle pas plutôt sur une double passivité, passivité du patient face à la maladie, passivité du soignant face à la souffrance de l’autre ? Avant d’être une éthique du respect de l’autonomie, l’éthique médicale n’apparaît-elle pas dès lors comme une éthique de la responsabilité ? Reste à savoir, bien sûr, jusqu’où peut s’étendre cette responsabilité pour autrui, face à l’exigence contemporaine de productivité à tout prix et dans un contexte toujours plus contraignant pour les soignants.
C’est avec ces questions que nous avons donné la parole à des lecteurs de Levinas : certains ont rencontré la pensée Levinas à partir de leur pratique clinique, d’autres ont interrogé le soin ou la réflexion éthique à l’aune de l’œuvre de Levinas – la pratique interrogeant la lecture, et la lecture déployant la pratique. Deux mouvements se dégagent principalement de ce parcours. D’une part, la philosophie de Levinas aide à penser la relation de soin autrement que sur le mode de la norme ou du protocole, permettant sans doute ainsi aux soignants de retrouver l’essentiel du soin, dont on entend beaucoup dire que le manque de temps en vient à le voler : la relation elle-même. Là où les normes hospitalières, la tarification à l’activité viennent encadrer, voire empêcher la relation d’humain à humain, dans un effet de « totalité » englobante, les notions de « visage », d’« infini » de l’autre viennent rouvrir les possibles ou relancer le désir d’un soin qui soit rencontre.
D’autre part, la référence à Levinas permet de pousser le soin à ses limites : celles de la passivité et de la liberté, celles de la corporéité exposée, celles de la souffrance et de la mort. C’est l’existence tout entière qui se révèle à partir du soin. Ces occurrences permettent de ne pas réduire le soin à ses dimensions techniques, en le replaçant dans la perspective de la finitude humaine – une finitude qui rend créatif. C’est peut-être cet aspect que viennent chercher chez Levinas ses lecteurs soignants : retrouver une attention et une créativité relationnelles ; oser envisager le patient du point de vue de son existence, et non uniquement de sa pathologie.
On ne demande donc pas à Levinas d’être, ni même de fonder une éthique appliquée. Mais les grands traits de sa pensée peuvent 12venir irriguer et déplacer la réflexion éthique, et, partant, la pratique clinique vers sa dimension existentielle. Quant à la part réputée abstraite ou formelle des écrits de Levinas, elle invite à ne pas enfouir la rude complexité de l’humaine condition, jusqu’en ses violences et ses contradictions. Levinas permet de ré-enraciner le soin dans l’existence et dans la complexité.
À partir de la lecture de Levinas, le soin redevient le champ existentiel complexe de la relation. La lecture de Levinas serait ainsi elle-même thérapeutique, permettant de retrouver une vitalité là où les modalités de la tâche clinique viennent épuiser la relation.
On verra donc comment penser le soin avec Levinas, et combien la pensée de Levinas ouvre le champ d’une éthique de la relation qui ne se laisse réduire à aucune normativité, en interrogeant le croisement de la souffrance et de la confiance (Benaroyo), en explorant les limites de la réciprocité (Zielinski), en déployant une tournure originale du souci pour autrui, un « soin d’avant le soin » (Pierron). Les positionnements respectifs du soignant et du patient dans le milieu hospitalier se caractérisent par une différence radicale du point de vue du savoir, du savoir-faire et du pouvoir. Plusieurs philosophes ont tenté des approches en vue de rétablir un semblant d’égalité dans le rapport soignant-patient, ou au moins d’éviter une prise de pouvoir du premier sur le second. Levinas repense véritablement cette asymétrie de la relation médicale soignant-patient d’une manière originale : pour lui, l’asymétrie originelle de la relation est renversée. C’est en effet le patient qui détient un « pouvoir moral » sur le soignant. Avec sa conception de la responsabilité, Levinas pense en effet l’« autorité désarmée mais impérative3 » du patient sur le soignant.
Ce que la pensée de Levinas fait au soin ne s’achève pas dans une éthique bien-pensante ; elle conduit le soin au-delà de lui-même, en interrogeant la passivité de la liberté comme réponse à l’être souffrant (Meyer), soulignant le lien entre la souffrance propre et la souffrance d’autrui (Dubost), en développant la passivité du sujet face à la mort, comme révélation anthropologique (Schumacher), ou encore comme une ouverture sans cesse renouvelée qu’aucun protocole ne viendra épuiser – ce que nous rappelle l’éthique de la caresse (Dupuis).
On verra des métiers de la santé s’exposer à l’âpreté des textes de Levinas et s’en trouver déplacés, en tenant à la fois la familiarité et 13l’irréductible distance entre Levinas et le monde du soin (Svandra), en questionnant la responsabilité éthique jusque dans le champ hospitalier institutionnel (Duperret). La responsabilité envers le patient se trouve au cœur de l’éthique levinasienne qui apparaît dans le cadre de la réflexion médicale comme une réponse puissante à l’éthique dominante de l’autonomie et rend possible une thématisation, inédite jusque-là, dans la philosophie, de la vulnérabilité humaine. Cette éthique est encore aujourd’hui séduisante, puisqu’elle permet de rendre justice à la vocation et à la motivation première de tout soignant, trop souvent sous-évaluée par l’éthique de l’autonomie – tout simplement, le souci de l’autre, l’inquiétude pour la vie humaine. C’est cette inquiétude qui transparaît de manière aussi indiscutable que paradigmatique dans le rapport au nouveau-né. Comme le disait le philosophe allemand Hans Jonas : « Sa simple respiration adresse un “on doit” irréfutable à l’entourage, à savoir : qu’on s’occupe de lui4 ». Avant d’être une responsabilité devant (la loi, Dieu, le Surmoi), c’est une responsabilité pour (un autre) qui anime primairement le soignant. En d’autres termes, c’est le visage de l’autre – qu’il ne faut pas réduire à l’espace compris entre le front et le menton, car même une nuque peut être un visage au sens de Levinas – qui est le fondement et la condition de possibilité de la responsabilité du soignant. Dans un exercice rare, des cliniciens, de formation infirmière ou médicale, se sont risqués dans ce dossier à relire Levinas au risque de leur pratique. Si l’exégète académique pourra s’inquiéter du caractère périlleux de l’entreprise, le lecteur trouvera dans cet exercice une manière non pas de « crash test » mais un essai qui féconde l’œuvre du philosophe d’une lecture chargée du poids du difficile et du douloureux de la pratique soignante. Si les soignants n’ont pas attendu les philosophes pour s’intéresser à l’éthique, et si l’éthique philosophique vient toujours en second, elle se trouve lestée par cette confrontation aux questions d’éthique concrète. Ces dernières ne sont pas de simples illustrations de théories philosophiques, mais une vérification, voire un ensemble de variations phénoménologiques sur le thème de l’exposition à autrui.
L’apport philosophique de Levinas est notamment l’idée d’une reconnaissance de la passivité (ou absence de contrôle) essentielle de certaines 14dimensions de la vie humaine : la mort insaisissable, la souffrance inutile, la responsabilité jamais assumée niant la liberté du sujet, la présence déroutante d’une personne qui ne communique pas. Or cette reconnaissance de la passivité est doublée, chez Levinas, d’une réflexion qui lui donne un sens. Ce sens se trouve toujours dans la relation. Relation rendue possible par la fin de l’héroïsme du sujet dans le rapport à la mort et dans la souffrance, relation de celui qui est responsable à celui pour qui il s’inquiète, relation rendue toujours possible par l’expérience de la proximité à autrui, en dépit de l’absence apparente de réponses.
Dans la suite de la journée « Levinas, l’éthique et la philosophie du soin : rencontre ou malentendu ? » (qui s’est tenue à l’Université de Lyon 3, en partenariat avec l’université de Rennes 1, le 2 février 2018) et de la journée « Emmanuel Levinas et la relation aux soins » (à l’Université de Fribourg (Suisse), le 22 avril 2016), nous espérons que ces textes donneront aux soignants et aux lecteurs de Levinas le goût de poursuivre la réflexion et les échanges, appelés à inventer des réponses que rien n’épuise.
Jean-Philippe Pierron
Université Jean Moulin – Lyon 3
Bernard N. Schumacher Université de Fribourg, Suisse
Agata Zielinski
Université de Rennes 1
1 Cf. Nathalie Maillard, « Emmanuel Levinas et l’éthique médicale. De la relation à l’Autre au rapport de soin », Éthique & Santé, 2004, no 1, p. 100-106. Corine Pelluchon, « Levinas et l’éthique médicale », Cahiers d’Études Levinassiennes, 2010, no 9.
2 Emmanuel Levinas, « Entretien avec Emmanuel Hirsch », dans Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, Paris, Cerf, 1990, p. 43.
3 Emmanuel Levinas, Préface à Hors Sujet, Montpellier, Fata Morgana, 1987, p. 12.
4 Hans Jonas, Le Principe responsabilité (1979), traduit par Jean Greisch, Paris, Champs Flammarion, 1990, 2013, p. 251.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-09899-7
- EAN: 9782406098997
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09899-7.p.0009
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-17-2019
- Periodicity: Biannual
- Language: French