Le bien commun dans les philosophies contemporaines de la démocratie
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2017 – 2, n° 11. Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie - Author: Girard (Charles)
- Pages: 53 to 74
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Le bien commun
dans les philosophies
contemporaines de la démocratie
La prise de décision collective doit, en démocratie, viser le bien commun. C’est du moins la thèse défendue par maintes théories démocratiques contemporaines, qui renouent ainsi avec une tradition ancienne en philosophie politique – que soit dans le courant participatif, par exemple chez Benjamin Barber1 ou Carole Pateman2, dans le courant délibératif, chez Cass Sunstein3, Joshua Cohen4 ou Jane Mansbridge5, ou dans la mouvance néo-républicaine, chez Philip Pettit6.
Au-delà de leurs différences, ces conceptions ont en commun de rejeter la vision dite « réaliste » de la démocratie, inspirée notamment par Joseph Schumpeter7, qui a dominé la théorie politique de langue anglaise dans la seconde partie du xxe siècle. Cette vision réduit la politique démocratique à la seule compétition électorale, valorisée soit en tant qu’elle permettrait l’alternance pacifique des factions au pouvoir, pour 54les tenants de la démocratie minimale8, soit en tant qu’elle permettrait l’ajustement de l’offre à la demande politiques, à la façon d’un mécanisme de marché, pour les tenants de la démocratie économique9. Dans les deux cas, la politique démocratique est ramenée à l’affrontement entre des intérêts particuliers contradictoires. Dans un telle perspective, « la théorie de la démocratie fondée sur l’hypothèse du bien commun est tout simplement incohérente10 ».
Les philosophies actuelles de la démocratie qui réaffirment, contre Schumpeter et ses héritiers, que la poursuite du bien commun est constitutive du régime démocratique, entendent réaffirmer par-là l’idéal de l’autogouvernement entre égaux. La démocratie n’est pas seulement le gouvernement par le peuple, qui implique des exigences procédurales – tels le suffrage universel, la règle de majorité ou le débat contradictoire –, mais aussi le gouvernement pour le peuple, qui implique des exigences substantielles : les politiques publiques doivent servir le bien du peuple, c’est-à-dire le bien commun des citoyens qui le composent à égalité. Pour que les décisions collectives soient légitimes, c’est-à-dire pour qu’elles soient telles que les individus qui y sont soumis aient l’obligation d’y obéir en tant que citoyens, y compris lorsqu’ils les désapprouvent, il ne suffit donc pas qu’elles résultent d’un processus équitable, où chacun dispose des mêmes chances d’influencer le choix collectif. Il faut aussi qu’elles soient, dans leur contenu, conformes au bien commun, ou du moins, selon une interprétation plus modeste, qu’elles soient prises dans des conditions généralement favorables à l’arrêt de décisions conformes au bien commun.
Mais qu’est-ce, alors, que le bien commun ? Bien qu’il soit largement convoqué, le concept lui-même a été relativement peu discuté dans les controverses récentes entre théories de la démocratie, à quelques exceptions notables11. Il y apparaît comme le bien de tous, et non seulement comme le bien du plus grand nombre : les philosophies de l’autogouvernement 55ne se satisfont généralement pas de l’objectif utilitariste de maximisation du bien-être social agrégé, retenu par certaines théories économiques de la démocratie. Mais en quoi consiste ce bien de tous ? Le concept rousseauiste de bien commun est régulièrement invoqué dans ces débats et s’y trouve fréquemment identifié à l’intérêt commun à tous les citoyens, ou encore à « l’intérêt public », analysé il y a cinquante ans par Brian Barry, à partir des outils de la théorie économique et d’une relecture du Contrat social12. La référence à Rousseau, qui reste le plus souvent allusive, n’empêche toutefois pas que l’incertitude sur la définition exacte de cet intérêt commun subsiste dans ces théories, de telle sorte que les exigences substantielles qu’elles formulent souffrent d’un défaut certain de détermination. Cette faible attention portée au concept s’explique sans doute par le fait que le bien commun apparaît souvent, dans les approches d’inspiration rawlsienne, comme secondaire par rapport à la question, première, de la justice sociale. Nombreux sont ainsi les auteurs qui reprennent à leur compte la répartition des rôles suggérée par John Rawls entre justice et bien commun : tandis que l’une fixe des contraintes fondamentales que les décisions démocratiques doivent satisfaire pour être justes, le second définit les objectifs spécifiques qu’une communauté particulière peut choisir de poursuivre à l’intérieur de ces contraintes13. Il n’est pas sûr, toutefois, qu’une telle division des tâches puisse satisfaire des philosophies de l’autogouvernement qui, d’une part, veulent faire du bien commun le principal critère substantiel de la légitimité démocratique, et, d’autre part, rejettent la prémisse rawlsienne, liée à la méthode de la théorie idéale, selon laquelle un consensus préalable sur une même conception politique de la justice est déjà disponible.
Nous nous proposons ici d’analyser le concept de bien commun mobilisé par ces théories afin d’évaluer s’il peut jouer le rôle qu’elles lui assignent. La principale objection adressée, au nom du réalisme, au bien commun affirme l’irréductibilité des conflits entre intérêts particuliers (1). La reconstruction du concept doit, en conséquence, partir d’une analyse du concept d’intérêt individuel (2), afin d’envisager les différentes interprétations possibles de l’intérêt commun (3). Cette démarche révèle que 56la définition du bien commun comme intérêt commun, si elle permet d’écarter la thèse réaliste, reste cependant trop étroite pour fournir un critère substantiel de légitimité adapté à la politique démocratique ordinaire (4). S’il doit jouer ce rôle, le bien commun doit plutôt être identifié à la promotion égale des intérêts individuels.
Le bien commun, une illusion dangereuse ?
Les théories de l’autogouvernement doivent répondre à l’objection influente selon laquelle il n’existe que des intérêts particuliers divergents. Invoquer le bien commun reviendrait en conséquence à évoquer une illusion, par naïveté ou hypocrisie. Le problème n’est pas seulement que le bien commun serait trop exigeant du point de vue de la psychologie morale, les individus étant mus principalement par leurs intérêts individuels – eux-mêmes définis étroitement par les théories économiques de la démocratie en référence à des fins exclusivement égoïstes. Il tient également, et plus fondamentalement, à ce qu’il ne renvoie aucune exigence sensée, car les intérêts individuels ne peuvent pas tous s’accorder de façon harmonieuse. C’est le sens de la critique influente formulée par Joseph Schumpeter dans Capitalisme, socialisme et démocratie : « il n’y a rien de tel qu’un bien commun uniquement déterminé, sur lequel tous les citoyens pourraient s’accorder ou être conduit à s’accorder par la force du raisonnement rationnel. Ceci ne tient pas seulement à ce que certains peuvent vouloir autre chose que le bien commun, mais aussi […] à ce que le bien commun sera quelque chose de différent pour différents individus ou groupes14 ».
Cette critique n’est pas propre aux seules théories d’inspiration schumpétérienne. Elle se trouve également reformulée de l’intérieur des courants participatifs ou délibératifs de la démocratie, notamment par des auteurs pragmatistes, tel James Bohman15, ou féministes, telle Iris Marion Young. Cette dernière estime que si la délibération publique est 57réglée par un « appel au bien commun dans le cadre duquel [les participants] sont censés délaisser leurs intérêts et expériences particuliers, les perspectives des privilégiés vont probablement contrôler la définition de ce bien commun16 ». Il faudrait plutôt admettre, affirme-t-elle, « que les propositions politiques n’ont pas à être exprimées sous la forme d’un intérêt général, d’un intérêt que tous peuvent partager ; elles peuvent renvoyer à des revendications relatives à une obligation de la part du public de reconnaître et de satisfaire les besoins singuliers de personnes situées de façon singulière17 ». Dans la mesure où le processus social de définition du bien commun est toujours biaisé dans le sens des intérêts particuliers dominants, il faudrait même renoncer entièrement à ce concept. La difficulté, toutefois, est alors de savoir quel critère indépendant des rapports de force permettra de distinguer les revendications singulières qu’il convient de satisfaire de celles qui peuvent ou doivent être rejetées, puisque toutes ne peuvent être satisfaites simultanément. Young suggère que la multiplication des perspectives et des revendications particulières permet d’accéder à une « objectivité sociale supérieure18 ». Mais en l’absence d’une définition du point de vue correspondant à l’objectivité sociale, il n’y a aucune raison de penser que le seul élargissement – ou la multiplication – des perspectives suffise à l’atteindre ou à garantir le juste traitement des revendications particulières.
Il ne suffit pas, pour répondre à cette version révisée de la critique, de dire que le processus politique – la délibération publique, notamment – doit faire place tant aux intérêts particuliers qu’au bien commun sans préciser la nature de leur rapport. Cette stratégie d’évitement est adoptée, dans un article collectif, par plusieurs partisans de la démocratie délibérative conscients du problème pointé par Young19. Ils insistent sur l’importance qu’il y a à laisser une place, dans la conceptualisation de la démocratie, tant aux intérêts particuliers qu’au bien commun, mais ils refusent d’entrer dans les controverses théoriques sur la nature de ce 58dernier – car ils ne s’accordent pas sur une définition. Ils affirment ainsi qu’il faut reconnaître la valeur que peuvent revêtir en démocratie les revendications particulières, et proposent de distinguer en conséquence deux procédures décisionnelles distinctes : la délibération publique, centrée sur le bien commun, et « la négociation délibérative » qui vise à trouver un compromis équitable (plutôt que fondé sur les rapports de force) entre intérêts particuliers. Mais cette distinction entre deux procédures est elle-même problématique, faute d’une élucidation du concept de bien commun. Comment pourrait-il y avoir deux procédures distinctes, si l’on ne s’accorde pas le plus souvent à l’avance, ni même après coup, sur le partage entre les revendications qui concernent le bien commun et celle qui ne concernent que des intérêts particuliers ? Ce n’est pas l’invocation nominale du bien commun ou de l’intérêt général qui importe, en effet, mais le lien objectif entre les propositions ou demandes politiques formulées et le bien du peuple dans son ensemble. Si la différence ne peut être faite ex ante, et qu’elle reste contestée ex post, il n’est pas possible de choisir de s’engager dans l’une ou l’autre de ces procédures. La distinction entre deux procédures mobilisables selon le type d’intérêts concernés – particuliers ou général – présuppose un accord sur la délimitation entre les uns et les autres qui fait généralement défaut. Pour répondre à la critique du bien commun sans rencontrer pareil écueil, il faut clarifier le sens de ce dernier et le rapport qu’il entretient avec les intérêts individuels.
L’intérêt individuel
Le bien commun est parfois décrit comme un bien transcendant, et donc menaçant potentiellement, les intérêts individuels. Ce serait un bien moral indépendant, émanant de la communauté20 ou de Dieu21, qui devrait être reconnu comme bon en soi même s’il suppose le sacrifice des intérêts individuels, ou encore le bien d’une entité collective homogène, dont l’intérêt propre serait indépendant des intérêts de ses membres et 59prioritaire par rapport à eux. De telles définitions n’ont rien d’incohérent. Elles supposent toutefois soit des prémisses morales ou théologiques qui ne peuvent être simplement imposées à la raison, soit une identification immotivée du peuple politique à une entité pensée de façon organique, comme la nation, ou institutionnelle, comme l’État. Elles s’accordent donc mal avec l’idée d’autogouvernement entre égaux, qui implique, d’une part, que le bien commun est le bien du peuple, plutôt qu’un bien qui s’imposerait au peuple et devrait être servi par lui, et, d’autre part, que le peuple est composé à égalité des citoyens, de telle sorte que son bien propre n’est pas indépendant de leurs intérêts individuels.
Le bien commun rousseauiste par exemple, accusé par les critiques antitotalitaires du Contrat social22 de mettre en péril ces intérêts, n’est en réalité constitué que d’eux. Concept négatif23, il ne désigne pas un élément supplémentaire venant s’ajouter aux intérêts individuels, mais plutôt ce qui en reste lorsque ce qui se contredit entre eux a été écarté. « C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée24 ». Le bien commun est, en d’autres termes, cette partie des intérêts individuels qui est commune à tous, de même que la volonté générale est ce qui reste des volontés individuelles lorsque les citoyens veulent seulement ce que tous peuvent vouloir pour tous25. C’est pourquoi « il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous26 ». L’intérêt de l’individu en tant qu’homme particulier et son intérêt en tant que citoyen sont tous deux ses intérêts ; seulement le premier n’est que son « intérêt apparent », tandis que le second est son intérêt « bien entendu27 », c’est-à-dire son intérêt tel qu’il le perçoit une 60fois admis qu’il lui faut, pour être libre, se soumettre à la contrainte de réciprocité.
Le bien du peuple, loin de transcender les intérêts individuels, est ainsi constitué par eux. Cette thèse est admise par la plupart des philosophies actuelles de l’autogouvernement, qu’elles conçoivent le peuple appelé à se gouverner lui-même à l’échelle nationale, supranationale – dans le cas de l’Union Européenne, notamment – ou encore mondiale, dans une perspective cosmopolitique. C’est précisément ce qui les expose à l’objection dite réaliste : le bien commun ne saurait exister, car les intérêts qui devraient s’accorder pour le constituer sont toujours en conflit. Les théories minimales et agrégatives de la démocratie, et plus largement les interprétations « adversariales28 » de la politique démocratique, qui jugent qu’elle ne peut dépasser la lutte entre intérêts particuliers, affirment d’une part que la conduite individuelle est intéressée, donc égoïste, et d’autre part que les intérêts individuels ne s’accordent jamais au sein d’une société. Il faut donc, pour répondre à cette critique, reconsidérer l’intérêt individuel et son rapport à l’égoïsme, puis examiner s’il peut exister un intérêt commun.
Est dans l’intérêt d’un individu ce qui l’avantage, c’est-à-dire ce qui augmente ses chances d’obtenir ce qu’il veut. Cette définition, proposée par Barry29, rend compte des usages les plus communs de ce concept. Elle permet de dire qu’une action ou une politique est dans mon intérêt même si je ne la désire pas : bénéficier d’une éducation supérieure ou d’une campagne publique de vaccination peut être dans mon intérêt, même si je ne le veux pas, dès lors que cela augmente mes chances d’obtenir ce que je veux par la suite, en renforçant mes compétences ou ma santé. Elle permet de dire à l’inverse que je désire parfois ce qui n’est pas dans mon intérêt : conduire en état d’ivresse ou voter pour un parti dont les politiques dégraderont ma situation économique n’est pas dans mon intérêt, même si je le veux, car cela diminue mes chances d’obtenir par la suite ce que je veux. Cette définition oblige ainsi à distinguer ce que je veux ponctuellement ou superficiellement, et ce que je veux de manière suffisamment constante, intense et cohérente : mon intérêt se comprend par rapport à ces désirs seulement qui forme un ensemble cohérent dans le temps, c’est-à-dire par rapport mes fins essentielles, 61qu’elles correspondent à des besoins communs à tous les êtres humains, ou à des projets qui me sont propres.
L’intérêt, ainsi compris, n’implique nullement l’égoïsme. Il n’y a tout d’abord aucun sens à dire que l’intérêt individuel est en lui-même égoïste ou altruiste, car la relation entre un individu et ce qui est dans son intérêt – entre ses fins et ce qui peut augmenter ses chances de les voir réalisées – est objective : il ne choisit pas ce qui est dans son intérêt. Ses fins sont supposées, par contre, dépendre de sa volonté et peuvent dans cette mesure être tenues pour égoïstes lorsqu’elles ne sont tournées que vers son propre sort et sont indifférentes à celui des autres. Il n’est toutefois pas nécessaire de délimiter l’intérêt individuel uniquement par rapport à de telles fins. Barry prend certes soin, pour sa part, d’exclure les désirs orientés vers autrui ou vers des valeurs de la définition de l’intérêt individuel30, suivant en cela la même méthode que les théories économiques de la démocratie. Ce partage est pourtant doublement problématique. Il soulève tout d’abord un sérieux problème de démarcation. Mon désir de voir mon enfant en bonne santé constitue-t-il, par exemple, une fin tournée vers moi-même ou vers autrui ? Il fragilise ensuite la vraisemblance anthropologique du concept d’intérêt : les fins pour nous les plus importantes sont souvent tournées vers autrui ou vers des valeurs. La bonne santé d’un être aimé est dans mon intérêt, en même temps que dans le sien, si je désire intensément et durablement sa présence heureuse à mes côtés. Des politiques de lutte contre le réchauffement climatique sont dans mon intérêt, en même temps que dans celui des générations futures, si leur adoption est l’une des fins organisant ma vie de militant écologiste. Selon la définition élargie de l’intérêt, mon intérêt ne se confond pas dans ces cas avec celui d’autrui, mais il se comprend à partir des fins qu’il est pour moi essentiel de voir réalisées, qu’elles concernent mon propre sort ou celui d’autrui. Il importe certes, comme le note Barry, de pouvoir distinguer les cas où je sacrifie mes intérêts par souci pour autrui ou au nom d’une valeur, mais cela reste possible avec la définition élargie de l’intérêt, qui offre même une vision plus riche des sacrifices possibles. Je peux en effet renoncer à ce qui servirait mes fins orientées vers autrui, par exemple en renonçant aux moyens de lui imposer la conversion religieuse qui pourrait à mes yeux sauver son âme, parce que je juge que cela irait contre mon devoir moral de respecter son autonomie.
62Le maintien d’une définition étroite, plutôt qu’élargie, de l’intérêt oblige les théories qui veulent tenir compte des fins non égoïstes des citoyens à développer une double terminologie, en opposant « intérêt » et « valeur ». Les préférences privées exprimées sur le marché renverraient par exemple selon Sunstein à des intérêts, tandis que les choix collectifs construits par la délibération publique renverraient à des valeurs : en délibérant « les citoyens décident, non ce qu’ils “veulent”, mais plutôt qui ils sont, quelles sont leurs valeurs, et ce que ces valeurs requièrent31 ». L’opposition stricte entre intérêts et valeurs rend toutefois difficilement concevable la continuité – que révèle le problème de la démarcation – entre les fins tournées vers soi et les fins tournées vers autrui ou vers des valeurs. Elle oblige en conséquence à penser le passage possible du point de vue du consommateur à celui du citoyen sur le mode de la rupture ou de la conversion, plutôt que de l’évolution progressive : il faudrait s’arracher aux intérêts pour servir les valeurs. L’articulation possible des fins individuelles et des fins collectives, de la volonté de l’homme particulier et de la volonté du citoyen, en une psychologie morale unifiée apparaît alors difficile. Cela tient à ce que l’anthropologie des théories économiques de la démocratie est pour partie préservée – l’intérêt de chacun est défini à partir de ses seules fins orientées vers lui-même – et pour partie abandonnée – le postulat de l’égoïsme universel est écarté et la possibilité d’un bien commun affirmée. Une conception plausible du bien commun, qui ne le réduit pas à une somme d’égoïsmes mais ne l’érige pas en bien transcendant les intérêts individuels, doit donc intégrer des éléments habituellement associés aux intérêts et aux valeurs, soit en intégrant au registre des valeurs les fins des individus orientées vers eux-mêmes, soit, comme ici, en intégrant au registre de l’intérêt leurs fins orientées vers autrui. Si le bien commun est défini à partir des intérêts individuels, il faut que ces intérêts soient déterminés en tenant compte de toutes les fins individuelles essentielles.
Est ainsi dans mon intérêt, selon la définition élargie retenue, ce qui augmente mes chances d’obtenir ce que je veux en général – pour moi et pour autrui –, c’est-à-dire mes chances de voir mes fins essentielles réalisées.
63L’intérêt commun
Les intérêts individuels peuvent-ils alors s’accorder pour former un intérêt commun ? Une action ou une politique peut-elle être dans l’intérêt de tous ? Les adversaires de Rousseau le niaient déjà : « l’opposition des intérêts particuliers » qui rend nécessaire les institutions politiques est irréductible, il est « impossible de les accorder tous, même en un point32 ». Les tenants des approches agrégatives le confirment : s’il est des intérêts particuliers, individuels et collectifs, aucun « intérêt public », aucun « intérêt totalement inclusif33 », aucun intérêt collectif « de la société tout entière34 » n’existe. Comment parer une telle objection ?
Une première réponse fait valoir cette évidence simple : nous connaissons, pour toute communauté politique, des intérêts communs. Ils sont simplement peu visibles, car, en l’absence de conflits d’intérêts, ils ne font pas l’objet de revendications politiques35. Au sein d’une communauté nationale, nul ne propose que les forces armées de l’État larguent l’ensemble de leurs bombes sur le territoire national, car personne n’y a intérêt ; tous ont à l’inverse intérêt à ce que l’État maintienne les services minimaux permettant leur survie commune et assurant leurs besoins essentiels. À l’échelle mondiale, nul n’a intérêt à ce qu’un conflit nucléaire mondial ne se produise ou à ce que le réchauffement climatique rende rapidement la planète inhabitable. Plus généralement, si l’existence maintenue des institutions politiques est rendue nécessaire par l’antagonisme des intérêts particuliers, elle est rendue possible par l’existence de tels intérêts communs. Cette réponse ne saurait toutefois suffire, car le bien commun ne peut être visé par la décision collective que s’il existe aussi là où s’affrontent des intérêts particuliers et où naissent en conséquence les conflits politiques.
Une seconde réponse, plus systématique, invoque le caractère variable des intérêts : ce qui est dans l’intérêt d’un agent varie avec 64ses fins et avec les circonstances. Dire que « X est dans l’intérêt de Y » revient en effet à effectuer une comparaison implicite, comme le note Barry36. Une action est dans l’intérêt d’un individu si elle augmente plus que les autres actions possibles les chances qu’il a d’obtenir ce qu’il veut. L’extension du réseau télégraphique a pu être dans l’intérêt des nations au xixe siècle, mais ne l’est plus une fois apparu les réseaux numériques. En conséquence, l’action politique peut faire naître un intérêt commun là où il n’y en avait pas, en modifiant l’éventail des options disponibles – en en créant ou en en supprimant. Certains problèmes d’action collective relatifs au « resquillage37 » (« free riding ») peuvent être résolus ainsi : lorsque chacun se voit privé de la possibilité de bénéficier de la coopération sociale sans coopérer lui-même, il devient dans l’intérêt de tous de coopérer, pour peu que l’alternative, à savoir la fin à terme de la coopération, soit le pire scénario pour tous. S’il est par exemple dans l’intérêt de chacun de profiter des services publics sans payer d’impôts, l’interdiction – et la sanction efficace – de la fraude fiscale font qu’il devient dans l’intérêt de tous que tous contribuent à l’impôt.
La possibilité de modifier la répartition des intérêts en jouant sur les options envisagées fait toutefois surgir le risque d’une manipulation arbitraire. Un groupe peut sans doute décider à l’unanimité d’agir ainsi, lorsque chacun juge que cela est dans son intérêt. C’est la solution proposée par certaines théories contractualistes qui voient dans la réciprocité la condition de la liberté : même si resquiller semble, à court terme, dans l’intérêt apparent de chacun, il est dans l’intérêt bien compris de chacun, à long terme, de rendre impossible pour tous le resquillage, afin de préserver la coopération sociale. Mais s’il doit être dans l’intérêt de tous de modifier ainsi les possibles pour qu’une telle manœuvre soit légitime, elle ne peut être qu’exceptionnelle. Cette condition serait satisfaite lorsque la décision met en jeu la survie de la coopération sociale ou des institutions politiques, mais également lorsqu’elle porte sur ce que l’économie appelle des « biens publics », c’est-à-dire des biens à la fois non rivaux (ils peuvent être consommés par les uns sans que cela altère leur disponibilité pour les autres) et non excluables (il n’est pas possible de faire payer l’accès à ces biens), tels un air de qualité, une 65couche d’ozone préservée ou encore une défense commune38. Ces deux cas sont toutefois loin de couvrir tout le périmètre de la décision politique.
L’objection de l’inexistence du bien commun peut ainsi être écartée, puisque toute communauté politique, même vaste, connaît des intérêts communs et peut parfois légitimement en créer. Mais il faut à présent considérer une autre objection : l’intérêt commun, ainsi délimité, n’est-il pas trop étroit pour servir de visée à la décision collective, et définir en conséquence les conditions substantielles de la légitimité ? S’il ne peut être poursuivi que là où il n’y a pas de désaccord et là où le désaccord est causé par une mécompréhension des intérêts réels, alors il s’agit d’une exigence inadaptée à la politique démocratique ordinaire. Il faudrait sinon juger contraires ou extérieures au bien commun les innombrables mesures qui servent les intérêts d’un groupe particulier mais sont communément jugées légitimes, tels les congés parentaux subventionnés, le financement public du dépistage du cancer du sein ou le versement de pensions d’invalidité. Or la liste de ces politiques peut faire l’objet de désaccords, mais nulle conception de l’autogouvernement ne nie qu’il en existe. Le risque est donc de sacrifier des intérêts particuliers qui ne devraient pas l’être, ce qui était précisément la crainte exprimée par Young.
La difficulté est apparente lorsque la généralité est érigée en indicateur du bien commun. La volonté générale doit, selon Rousseau, l’être dans son objet comme dans son essence : elle « doit partir de tous pour s’appliquer à tous ; et […] elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé39 ». Comment comprendre, toutefois, cette exigence de généralité ? Si elle interdit de faire des lois visant des individus spécifiques mais autorise les lois traitant différemment diverses catégories de citoyens – distingués selon leur âge, métier ou sexe par exemple –, elle n’exclut pas des mesures privilégiant les uns aux dépens des autres. Si elle signifie plutôt que la loi ne doit pas distinguer entre différentes catégories de citoyens, elle interdit de prendre en compte la diversité des besoins ou des fins des individus. Si elle implique, enfin, que de telles distinctions ne sont acceptables qu’à 66condition d’être compatibles avec l’intérêt commun, alors ce n’est pas la généralité qui permet d’identifier le bien commun mais le contraire : il faut d’abord savoir si la loi exprime la volonté générale pour pouvoir dire si son objet est ou non général. La difficulté peut être écartée par Rousseau car l’assemblée souveraine du Contrat social a vocation à se prononcer uniquement sur les termes les plus généraux de l’association politique. Or les lois fondamentales d’un régime politique peuvent être formulées en des termes indifférenciés – c’est le cas par exemple du premier article de la constitution de la Ve République française, qui affirme « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Rousseau ne soumet pas les décrets par lesquels le gouvernement règle la politique ordinaire à la même contrainte de généralité, car le gouvernement ne peut pas éviter de distinguer entre les intérêts, donc entre les citoyens.
Il faut, pour répondre à cette seconde objection et faire malgré tout du bien commun la visée de la politique démocratique ordinaire, pouvoir relier au bien commun ces intérêts qui ne sont pas immédiatement partagés par tous, mais dont la promotion est pourtant jugée légitime.
Une première stratégie met en avant la définition élargie de l’intérêt : dès lors que les fins orientées vers autrui entrent dans sa définition, des mesures qui ne paraissent avantager directement que certains peuvent en réalité être dans l’intérêt de tous. Celle qui n’est ni mère, ni malade, ni invalide peut compter, parmi ceux dont le sort lui importe suffisamment pour façonner ses fins, des parents, des malades et des invalides. Des mesures politiques satisfaisant leurs besoins spécifiques augmentent alors ses chances d’obtenir ce qu’elle veut. Cette stratégie sous-estime toutefois la possibilité bien réelle que des fins individuelles soient orientées vers autrui de façon négative, de telle sorte qu’il soit dans l’intérêt de l’individu de voir le sort d’autrui se dégrader, par exemple à cause de la haine, de la jalousie ou de la compétition. Lorsqu’un groupe social fait de la persécution d’un autre groupe l’un de ses objectifs premiers, par exemple, la prise en compte des fins orientées vers autrui n’élargit pas nécessairement le périmètre de l’intérêt commun.
Une deuxième stratégie consiste à définir le bien commun comme l’intérêt commun aux individus en tant que citoyens, et non en général, comme le proposent Barry et Pettit. Nos intérêts varient en effet en fonction des différents rôles que nous endossons dans la vie sociale : il 67faut distinguer « entre les intérêts d’un homme en tant que φ (c’est-à-dire en tant qu’il a une certaine qualité) et son intérêt net à voir une politique adoptée (en prenant en compte la manière dont il est affecté globalement, une fois déterminé le solde des plus et des moins subis en ses différentes qualités –citoyen, employé, parent, etc.)40 ». Parmi tous les rôles sociaux que les membres du peuple endossent dans une société, celui de citoyen leur est commun, en conséquence les fins partagées41 et les intérêts qui sont associés le sont aussi. Or une mesure politique qui n’est pas dans l’intérêt net de tous les individus peut néanmoins être dans leur intérêt commun en tant que citoyens.
Il est toutefois douteux que cette stratégie règle le problème, car il reste à déterminer quels intérêts chacun a en tant que citoyen ; or on ne peut pas les distinguer nettement de ceux qu’il a dans ses autres rôles sociaux. Chacun entre en effet dans le processus politique en se souciant des intérêts relatifs à ses différents rôles : il ne peut pas et ne devrait pas éviter de se préoccuper de ce que la décision collective lui imposera en tant qu’employé ou en tant que parent. Si mes intérêts en tant qu’automobiliste et en tant que piéton peuvent être nettement distingués, selon l’exemple de Barry, mon intérêt en tant que citoyen n’est pas distinguable de la même façon de l’un ou de l’autre. Rousseau, qui inspire cette définition, n’envisage d’ailleurs pas en réalité une telle dissociation, l’intérêt du citoyen est pour lui l’intérêt bien compris de l’individu. S’il juge nécessaire que les intérêts particuliers soient proches les uns des autres pour que la volonté générale puisse s’imposer, c’est précisément parce que chacun doit pouvoir voir l’intérêt commun depuis son intérêt particulier. La segmentation des intérêts de l’individu en fonction de ses rôles ignore ce rapport spécifique de l’un à l’autre.
Une troisième stratégie, plus prometteuse, définit les intérêts individuels en tenant compte de l’incertitude sur l’avenir. Ce qui n’est pas dans mon intérêt aujourd’hui peut le devenir demain, or il est rationnel de tenir compte dès aujourd’hui de mes futurs besoins ou fins. Ainsi l’institution de prestations familiales peut-elle être jugée dans l’intérêt de toute personne qui pourrait avoir des enfants, ceux qui n’en veulent pas aujourd’hui pouvant changer d’avis demain. Le périmètre de l’intérêt commun se trouve ainsi étendu lorsque les intérêts individuels sont 68définis ex ante. Mais outre que cette extension soulève des difficultés relatives à la rationalité des choix assurantiels en contexte d’incertitude, elle ne résout pas le problème de ces risques qui frappent de manière prévisible certaines catégories de citoyens et pas d’autres, ou qui frappent de manière disproportionnée certaines catégories de citoyens plutôt que d’autres, et dont nous ne voudrions pas pour autant exclure la prise en charge du périmètre du bien commun, tel le cancer du sein (ou celui de la prostate). Rendre les individus tous également susceptibles de développer les besoins ou fins dont la prise en charge politique est jugée légitime supposerait de définir les intérêts individuels non seulement ex ante, mais ex ignorantia – derrière un voile d’ignorance qui cache par exemple aux individus leur âge, métier ou sexe. Ce raisonnement est toutefois peu justifiable dès lors qu’il ne s’agit pas de représenter le point de vue impartial propre au raisonnement moral42, qui ne devrait pas être biaisé par les positions sociales de ceux qui s’y livrent, mais plutôt de déterminer ce que les membres réels d’une communauté politique déterminée, dotés d’intérêts liés à leurs positions, peuvent tenir pour leur intérêt commun. Si la définition ex ante de l’intérêt commun, pleinement justifiée, étend bien le périmètre de ce dernier, il est permis de douter, avec Barry, que « l’incertitude du futur soit le secret permettant la réhabilitation des intérêts communs dans tous les domaines de la vie sociale43 ».
L’identification du bien commun à l’intérêt commun, si elle permet d’écarter la critique réaliste, suscite donc malgré tout une difficulté considérable : il apparaît trop étroit pour l’usage qu’en font les philosophies de l’autogouvernement lorsqu’elles l’érigent en visée de la politique démocratique ordinaire. Il conduirait alors à déclarer contraires, ou au mieux indifférentes, au bien commun maintes politiques publiques communément admises comme légitimes.
69la promotion égale
des intérêts individuels
Il y a, en outre, une seconde difficulté : le gouvernement pour le peuple implique, dès lors que le peuple est composé d’individus égaux, que les politiques publiques soient également avantageuses pour tous. Or le concept d’intérêt commun est agrégatif, et non distributif : le fait qu’une politique soit dans l’avantage de tous ne nous dit rien sur la répartition des avantages au sein du groupe. Un contrat de travail inique apportant des bénéfices considérables à l’employeur et une protection minimale à l’employé est dans l’intérêt de l’un et de l’autre, si les seuls autres scénarios envisagés dans le contexte considéré n’apportent même pas cette protection minimale. Mais s’il faut définir le bien commun comme ce qui est « à l’avantage de tous de manière égale44 », alors son périmètre se trouve encore drastiquement réduit. Hormis pour les décisions portant sur les termes les plus fondamentaux de l’association politique, telles les clauses constitutionnelles n’exigeant aucune distinction entre catégories de citoyens, et pour la prévention contre les maux susceptibles de frapper avec une égale probabilité tous les individus, le bien commun sera dans ce cas introuvable.
Il est tentant, dès lors, de renoncer à préciser la nature du rapport entre intérêts individuels et bien commun, en se contentant d’une définition fonctionnelle. Virginia Held suggère ainsi de considérer que « x est dans l’intérêt public » signifie simplement qu’une revendication portant sur X est « affirmée justifiable45 ». Cette définition, qui saisit l’intérêt public (ou le bien commun) au niveau des usages discursifs qui en sont faits dans le processus politique, exprime le rôle de critère substantiel de légitimité qui lui est assigné. Mais elle ne se prononce pas sur la méthode appropriée dans un système politique pour distinguer les propositions valides à propos du bien commun des propositions invalides. Elle rend compte par-là de la fonction du concept, mais n’apporte aucune clarification quant à son contenu, que Held paraît renoncer à élucider. Seule la « décision d’une histoire ouverte » peut départager « des revendications concurrentes 70concernant ce qui est justifiable et ce qui ne l’est pas, pour des politiques réelles et des individus réels46 ». Le concept de bien commun ainsi obtenu reste indéterminé et se distingue mal de tous les autres critères substantiels susceptibles d’être invoqués pour présenter une revendication politique comme justifiable, tels l’équité ou l’utilité. Il ne permet pas de définir la visée de la politique démocratique autrement que de façon tautologique.
Une réponse distincte à ce problème consiste à partir là encore du processus politique dans lequel le bien commun est invoqué, mais en définissant ce dernier comme le résultat auquel ce processus aboutirait sous des conditions idéales précisément définies. Le bien commun peut ainsi être compris, à la façon de Jürgen Habermas, comme cet « intérêt général que tous [peuvent] reconnaître comme tel » au terme d’une discussion réalisée sous des conditions adéquates, en particulier du point de vue de l’égalité et de la liberté des interlocuteurs47. Cette définition procédurale, plutôt qu’agrégative, définit le bien commun à partir de ce que les individus peuvent venir à reconnaître comme leur intérêt partagé au terme d’un processus rationnel, plutôt qu’à partir de ce qui est – et serait directement saisissable de façon objective – dès le départ dans leur intérêt. Elle délègue, en d’autres termes, l’élucidation du rapport entre intérêts individuels et bien commun au dialogue intersubjectif, plutôt que de le fixer à l’avance, comme le fait la définition agrégative par l’intérêt commun, ou de s’en désintéresser, comme le fait la définition fonctionnelle. Cela lui permet d’affirmer que la politique démocratique « ne peut […] tirer sa puissance de légitimation que du processus en vertu duquel les citoyens s’entendent sur les règles de leur vie en commun48 ». Les « intérêts généralisables » – c’est-à-dire pour Habermas universalisables – se distinguent des « intérêts non généralisables49 » en ce qu’ils peuvent susciter un consensus – une reconnaissance universelle – entre interlocuteurs rationnels à l’issue d’une discussion argumentée dans une « situation idéale de parole50 ». Habermas cite les 71droits de l’homme comme exemple d’intérêts généralisables, mais il est difficile d’anticiper les contours d’une telle conception du bien commun. Comment déterminer précisément ce qui constitue un intérêt généralisable, c’est-à-dire ce qui est acceptable par tous sous des conditions idéales, étant donné que les processus politiques réels s’effectuent toujours dans des conditions non idéales ? Ce qui est dans l’intérêt commun de tous est certainement acceptable par tous, mais il est difficile de s’avancer plus avant. Les tentatives pour définir le bien commun comme ce qui est acceptable par tous – sous des conditions et entre des partenaires qualifiés d’une certaine façon – se heurtent toutes à la même difficulté. Si une définition non procédurale du bien commun est disponible, elle peut être employée pour départager les politiques envisagées sans passer par la procédure, et la définition procédurale perd sa valeur ; si, à l’inverse, aucune définition non procédurale n’est disponible, il n’est possible de départager grâce à elles les politiques envisagées qu’en réalisant dans les processus politiques réels les conditions procédurales idéales qui ont été définies.
Il faut donc, pour faire du bien du peuple la visée du processus démocratique, en maintenir une définition qui, tout en l’étendant au-delà du seul intérêt commun, indique le rapport qu’il entretient avec les intérêts individuels. Cette définition alternative est suggérée à la fois par l’idée du gouvernement pour le peuple, c’est-à-dire pour les citoyens égaux et par la nécessaire prise en compte des intérêts particuliers légitimes. Elle identifie le bien commun à la promotion égale des intérêts individuels. Ce qui est avantageux pour tous de manière égale n’a pas besoin d’être réduit, en effet, à ce qui avantage dans une proportion strictement égale tous les individus, mais peut également s’entendre comme ce qui avantage les individus en les traitant en égaux – c’est-à-dire sans favoriser l’un ou l’autre en raison de son identité. Cette seconde interprétation est d’ailleurs fréquemment à l’œuvre derrière les formulations invoquant l’intérêt général, leurs auteurs rechignant pour les raisons mentionnées à restreindre de façon littérale l’intérêt commun à ce qui avantage tous les individus, sans exception. Le bien commun, compris comme promotion égale des intérêts individuels, comporte donc deux éléments : d’une part la promotion de l’intérêt commun (égal), c’est-à-dire la poursuite de ce qui est dans l’intérêt de tous dans une proportion égale ; d’autre part la promotion égalitaire des intérêts 72particuliers, c’est-à-dire la poursuite de ce qui, étant dans l’intérêt de certains mais non de tous, peut néanmoins être poursuivi par des politiques accordant une considération égale aux individus. Un tel concept a à la fois une dimension agrégative et une dimension distributive. Cette définition ne réduit pas le bien commun à l’exigence selon laquelle « les décisions politiques doivent répondre aux intérêts [des] membres [de la communauté] dans un esprit d’impartialité51 », mais elle suppose bien une conception de ce qui constitue un traitement impartial d’individus égaux. En d’autres termes, le concept de bien commun doit reposer sur une conception égalitaire de la justice, qui indique comment des intérêts individuels peuvent être traités également lorsqu’ils divergent – en tenant compte de l’importance, mais aussi sans doute de l’acceptabilité, des besoins ou des fins en fonction desquels ils se déterminent. Cette définition – qui laisse ouvert le choix de la théorie égalitaire de la justice pertinente – offre un périmètre assez large au bien commun pour permettre d’inclure dans le bien commun des politiques jugées légitimes qui répondent aux fins ou besoins d’une partie seulement du peuple. Mais elle constitue également une interprétation plausible de l’idée du gouvernement pour le peuple : le pouvoir est exercé pour le bien commun lorsque la répartition des bénéfices de l’action politique traite les citoyens en égaux.
Reste-t-il suffisamment de commun, toutefois, dans cette définition du bien commun comme promotion égale des intérêts individuels pour justifier l’emploi de ce terme ? Il en reste assez, en réalité, car la promotion égale des intérêts individuels est le seul principe de répartition des avantages qui peut être dit dans l’intérêt commun égal de tous les citoyens, dès lors que nul n’est assuré de voir les forces servant ses intérêts s’imposer dans la compétition politique. Dès lors que le processus politique est suffisamment pluraliste pour rendre son issue incertaine – ce qui est en particulier le cas quand les citoyens sont politiquement autonomes –, il est effet dans l’intérêt de chacun, au moins à long terme, que les décisions collectives bénéficient également à tous, soit qu’elles promeuvent individuellement des intérêts partagés par tous, soient qu’elles traitent, considérées ensemble, les intérêts individuels de façon égale. Certes chacun pourrait préférer que les politiques publiques 73le favorisent au détriment des autres, mais étant donné le risque que constitue pour lui à long terme un régime où les gouvernants exercent le pouvoir dans l’intérêt d’une seule faction, il est dans l’intérêt de tous que les institutions politiques soient organisées par l’exigence selon laquelle ces politiques doivent servir également tous les gouvernés.
Conclusion
Si le bien commun doit constituer la visée de la politique démocratique, et définir les conditions substantielles de légitimité en démocratie, alors il doit être identifié à la promotion égale des intérêts individuels. Sa définition comme intérêt commun permet certes d’écarter l’objection dite réaliste, mais elle détermine un périmètre à la fois trop étroit, car elle écarte toutes les politiques servant des besoins ou des fins particuliers, et trop étendu, car elle admet des politiques qui avantagent tous les citoyens mais de façon très inégale. La promotion égale des intérêts individuels exige par contre, d’une part, la promotion de l’intérêt commun lorsqu’il est égal, et, d’autre part, la promotion égalitaire – c’est-à-dire qui traite les individus en égaux – des intérêts particuliers. Dans la mesure où la spécification de ce traitement égalitaire ne peut s’enraciner que dans une théorie de la justice, cette définition ne fait pas du bien commun une visée indépendante ou concurrente de la justice. Elle inverse toutefois le rapport qui est établi dans les théories d’inspiration rawlsienne entre bien commun et justice. Loin de se limiter aux objectifs que l’on peut poursuivre à l’intérieur des contraintes déjà fixées par la justice, les désaccords sur le bien commun portent également sur cette dernière, puisqu’il consiste en la juste promotion des intérêts d’individus égaux. Une communauté poursuivant son bien commun poursuit par-là même la réalisation de la justice en son sein (elle peut toutefois en agissant ainsi être injuste du point de vue d’une communauté située à une plus grande échelle, une nation pouvant par exemple sacrifier la justice mondiale à son propre bien). Ce renversement résulte des présupposés distincts que se donnent les théories néo-rawlsiennes de la justice sociale et les théories 74de l’autogouvernement. Loin de supposer un consensus préalable sur une conception politique de la justice, ces dernières admettent que les conflits sur la justice ne sont pas tranchés lorsque s’engage la délibération du peuple52.
Charles Girard
Université Jean Moulin Lyon 3 – IRPhiL
1 Benjamin Barber, Démocratie forte, trad. J. L. Piningre, Paris, Desclée de Brouwer, [1984] 1997.
2 Carole Pateman, Participation and Democratic Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1970.
3 Sunstein, Cass, « Beyond the Republican Revival », The Yale Law Journal, vol. 97, no 8, p. 1539-1590, 1988.
4 Joshua Cohen, « Délibération et légitimité démocratique » (1989), trad. C. Girard, in C. Girard et A. Le Goff (éd.), La Démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Hermann, p. 207-241, 2010.
5 Jane Mansbridge, « Conflict and self-interest in deliberation », in S. Besson, J. L. Martí (dir.), Deliberative Democracy and its Discontents, Aldershot, Ashgate, 2006, p. 107-132.
6 Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, [1997] 2004 ; On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2012.
7 Joseph Alois Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. G. Fain, Paris, Payot, [1942] 1990.
8 Adam Przeworski, « Minimalist conception of democracy. A defense », in I. Shapiro et C. Hacker-Cordon (dir.), Democracy’s Value, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
9 Downs, Anthony, Une théorie économique de la démocratie, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, [1957] 2013.
10 Przeworski, Adam, Democracy and the Limits of Self-Governement, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 27.
11 Philip Pettit, « The common good », in K. Dowding, R. Goodin et C. Pateman (ed.), Justice & Democracy, Essays for Brian Barry, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 151-169 ; Jane Mansbridge, « The Common Good », The International Encyclopedia of Ethics, Wiley, 2013.
12 Brian Barry, Political Argument, London, [1965] 1976.
13 John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, [1971] 1987, § 36.
14 Joseph Alois Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, op. cit., p. 331.
15 James Bohman, « Raison publique et pluralisme culturel. Le libéralisme politique et la question du conflit moral » (1995), trad. A. Le Goff, in C. Girard et A. Le Goff (éd.), La Démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Hermann, 2010, p. 243-291.
16 Iris Marion Young, « Communication et altérité » (1996), trad. A. Le Goff, in C. Girard et A. Le Goff (éd.), La Démocratie délibérative, Op. cit., p. 312.
17 Ibid., p. 315.
18 Ibid., p. 316.
19 Jane Mansbridge, avec James Bohman, Simone Chambers, David Estlund, Andreas Follesdal, Archon Fung, Cristina Lafont, Bernard Manin, et José Luis Marti, “The Place of Self-Interest and the Role of Power in Deliberative Democracy”, The Journal of political philosophy, vol. 18, no 1, 2010, p. 64-100.
20 Amitai Etzioni, The Common Good, Cambridge, Polity, 2006.
21 Jacques Maritain, La Personne et le bien commun, Paris, Desclée de Brouwer, 1947.
22 Céline Spector, Au prisme de Rousseau. Usages politiques contemporains, Oxford, Voltaire Foundation, 2011, ch. 2.
23 Melzer, Arthur M., Rousseau. La bonté naturelle de l’homme, trad. J. Mouchard, Paris, Belin, [1990] 1998 p. 308-309.
24 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, in Œuvres Complètes, III, Paris, Gallimard, p. 349-470, [1762] 1964, p. 368.
25 Gabrielle Radica, L’Histoire de la raison, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 174-175.
26 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Op. cit., p. 373.
27 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social ou essai sur la forme de la République, Première version dite « Manuscrit de Genève » [1758-1760], in Œuvres complètes, III, Paris, Gallimard, p. 279-346, [1762] 1964, p. 288-289.
28 Jane Mansbridge, Beyond Adversary Democracy, New York, Basic Books, 1980.
29 Brian Barry, Political Argument, Op. cit., chap. x.
30 Ibid., p. 177.
31 Cass Sunstein, « Preferences and Politics », Philosophy & Public Affairs, vol. 20, no 1, p. 3-34, 1991, p. 8.
32 Paul Louis De Bauclair, Anti-contrat social, Paris, Vrin, [1765] 1981, p. 46.
33 David B. Truman, The Governmental Process. Political Interest and Public Opinion, New York, Alfred Knopf, 1951, p. 51.
34 Arthur Bentley, The Process of Government. A Study of Social Pressures, New Brunswick, Transaction Publishers, [1908] 1995, p. 222.
35 Brian Barry, Political Argument, Op. cit., p. 195.
36 Ibid., p. 192.
37 Philip Pettit, « The Common Good », Op. cit., p. 152.
38 Paul A. Samuelson, « The Pure Theory of Public Expenditure », Review of Economics and Statistics, vol. 36, no 4, p. 387-389, 1954 ; Vincent et Elinor Ostrom, « Public Goods and Public choices », in E. Savas (dir.), Alternatives for Delivering Public Services : Toward Improved Performance, Boulder, Westview Press, 1977, p. 7-49.
39 J. J. Rousseau, Du contrat social, Op. cit., p. 373.
40 Barry, Brian, Political Argument, Op. cit., p. 196.
41 Philip Pettit, « The Common Good », Op. cit.
42 John Rawls, Théorie de la justice, Op. cit., § 24.
43 Brian Barry, Political Argument, Op. cit., p. 200.
44 John Rawls, Théorie de la justice, Op. cit., p. 283, nous soulignons.
45 Virginia Held, The Public Interests and Individual Interests, 1970, p. 167.
46 Ibid., p. 198.
47 Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. M. de Launay, Paris, Payot, [1962] 1992, p. 244.
48 Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes [1992], trad. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, p. 99.
49 Jürgen Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Cerf, [1983] 1991, p. 94.
50 Ibid., p. 110.
51 Stanley Benn, et R. S. Peters, The Principles of Political Thought, New York, Free Press, 1959, p. 321.
52 Ce texte a bénéficié des commentaires précieux de Kévin Buton-Maquet, Pierre Crétois, Thomas Christiano, Blondine Desbiolles, David Estlund, Alessandro Ferrara, Christopher Hamel, Florence Hulak, Silje Langvatn, Hervé Pourtois, Juliette Roussin, Nicholas Southwood, Pierre-Étienne Vandamme et Federico Zuolo, ainsi que des deux relecteurs anonymes de la revue Éthique, Politique, Religion. Qu’ils en soient remerciés.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-406-07765-7
- EAN: 9782406077657
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0053
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-09-2018
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Common good, common interest, individuel interest, democracy, Brian Barry, Jean-Jacques Rousseau