L’oubli de la situation du soldat dans le milieu militaire
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2017 – 2, n° 11. Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie - Auteur : Buton-Maquet (Kévin)
- Pages : 139 à 158
- Revue : Éthique, politique, religions
L’oubli de la situation du soldat
dans le milieu militaire
Dans le domaine académique, l’éthique normative est dominée par deux théories et demie. Les deux théories principales sont premièrement le déontologisme, qui tient pour morale l’action accomplie par devoir, par respect pour une règle ou un commandement, et deuxièmement le conséquentialisme, qui juge la moralité de l’action en fonction des conséquences qu’elle promeut. Au-delà de ces deux théories toutefois, l’éthique des vertus esquisse une troisième voie, qui place le critère de la moralité dans le fait que l’action est accomplie par adhésion de l’agent à certains traits de caractères, les vertus. L’éthique des vertus a une ascendance vénérable dans l’histoire de la philosophie, marquée particulièrement par l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Toutefois, et malgré un renouveau d’intérêt dont elle bénéficie depuis la fin des années cinquante1, elle fait actuellement davantage office de challengeur face à ses deux compétitrices.
Lorsqu’on sort des murs de l’université, toutefois, pour entrer dans ceux d’une caserne, le rapport de force semble se modifier considérablement. Certes, les militaires se préoccupent d’autre chose que de théorie morale, pourtant la façon dont ils expriment leurs dilemmes moraux partage une analogie de structure avec ces théories. Premièrement, le souci de respecter le droit des conflits armés, particulièrement les conventions de Genève, est analogue au respect déontologique de certaines règles de comportement. Deuxièmement, placer le succès de la mission avant toute autre considération traduit une veine conséquentialiste dans la culture militaire. Mais c’est bien le vocabulaire des vertus qui y domine, comme le note Paul Robinson en étudiant la mise en place récente de cursus d’enseignements de l’éthique dans les principales académies militaires 140occidentales : « Ces programmes d’éducation à l’éthique militaire ont adopté l’éthique des vertus au titre de principe prépondérant2 ».
Pourquoi l’éthique des vertus est-elle la théorie implicitement privilégiée par bon nombre de militaires dans leurs évaluations morales, tandis qu’elle est encore pour beaucoup de philosophes le vilain petit canard de nos théories normatives ? Il y a là un paradoxe, d’autant plus frappant que l’une des objections souvent adressées à l’éthique des vertus est qu’elle serait « incapable de fournir des principes codifiables 3 », et donc qu’elle échouerait à procurer une véritable orientation morale à l’agent (problème de l’application). Au lieu d’être une morale centrée sur l’acte juste ou injuste, elle se contenterait d’être une morale de la personne et de son caractère. En répondant à la question « Quelle sorte de personne est-ce que je voudrais être ? », elle délaisserait la question du « Que dois-je faire ? » qui serait seule censée guider efficacement l’action. De même, on reproche aussi à l’éthique des vertus sa tendance au relativisme culturel, puisque l’on observe des variations importantes dans le temps et dans l’espace quant aux comportements considérés comme vertueux (problème du relativisme culturel). Pourtant, s’il est exact que les armées optent pragmatiquement pour une éthique des vertus lorsqu’il s’agit de former moralement un soldat, c’est sans doute qu’elles y voient un outil capable d’orienter l’action, d’une part, et sans les inconvénients d’un relativisme moral auquel elles sont notoirement allergiques.
Cette prime à la vertu, dans les armées, est suffisamment originale pour que la philosophie s’y attarde. Il ne s’agit pas d’en tirer argument pour une quelconque supériorité de l’éthique des vertus sur ses deux rivales. Néanmoins, et en premier lieu, il y a peut-être là l’indice que cette éthique comble un besoin de sens spécifique aux problématiques militaires qu’il s’agit de mettre au jour. En second lieu, on peut y voir une opportunité, proprement philosophique cette fois-ci, de penser différemment à propos de deux objections classiques héritées de la théorie normative. Ce sont ces deux points que nous explorerons tour à tour 141dans les sections qui suivent, avant d’en tirer quelques enseignements quant au rôle des vertus dans l’articulation entre le bien et le juste.
L’OUBLI DE LA SITUATION
DU SOLDAT DANS LE MILIEU MILITAIRE
L’hypothèse qui est la nôtre dans cette section est la suivante. Si l’éthique des vertus jouit des faveurs de l’éducation et de la culture militaires, c’est sans doute qu’elle est la mieux à même de rendre compte de la situation spécifique du soldat et des choix moraux qui sont les siens. De ce point de vue (et de ce point de vue seulement), elle se rend moins coupable que les autres théories normatives de ce que nous appellerons une tendance à l’oubli de la situation du soldat dans son milieu.
L’enjeu d’une éthique de la guerre n’est pas purement théorique (par exemple, définir les conditions de possibilité d’une guerre juste), il est tout autant pratique. Certes, l’éthique de la guerre n’a pas vocation à décrire uniquement la façon dont les combattants agissent effectivement sur le champ de bataille, mais bien à penser la façon dont ils devraient agir. Toutefois, l’éthique de la guerre, en tant qu’elle est une éthique appliquée, a l’ambition de dépasser cette perspective normative pour se faire pédagogie. Autrement dit, l’éthique de la guerre s’interroge à la fois sur l’action juste en fonction des circonstances, mais aussi sur la manière dont le soldat peut s’élever à la hauteur de ce que celles-ci réclament de lui. Une théorie normative ne peut pas se contenter de délivrer une morale sub specie aeternitatis, mais elle doit également être en mesure de s’adresser de manière pertinente à ce soldat auquel elle prétend fournir une orientation morale. À ce titre, l’éthique de la guerre ne saurait être entièrement indépendante des faits : une théorie normative doit être rejetée si elle s’avérait incompatible avec ce que nous connaissons empiriquement des guerres contemporaines et des soldats qui les font. Un projet d’éthique de la guerre devrait donc chercher à produire ce que David Miller nomme une « philosophie politique pour les Terriens4 » 142(political philosophy for Earthlings), c’est-à-dire une théorie attentive à la façon dont, en l’occurrence, les soldats eux-mêmes perçoivent la guerre et évaluent ce qui constitue selon eux un comportement éthique.
Or, il nous semble justement que nombre des approches classiques en éthique de la guerre (et notamment, mais pas seulement, les théories de la guerre juste) se sont rendus coupables de ce qu’on pourrait appeler un « oubli de la situation » (Situationsvergessenheit). Nous empruntons ce terme au théologien protestant Gerhard Ebeling5, qui accuse en ces termes les grandes sommes de théologie dogmatique classique (dont la Somme théologique de Thomas d’Aquin constitue l’exemple paradigmatique). Celles-ci définissent l’essence de Dieu et ses attributs en faisant préalablement abstraction du rapport de Dieu à sa création. Cette dernière n’est introduite qu’une fois l’autonomie et l’aséité de son auteur affirmée. Le dogmatisme tient ici à l’ambition de tenir un discours absolu sur le divin, c’est-à-dire séparé, délié (ab-solutus) de toute corrélation à une réalité humaine. Il en résulte une construction métaphysique abstraite, éloignée de la relation qui existe entre Dieu et sa créature. Ce qui est oublié dans l’enquête métaphysique, ce n’est donc pas son objet – qui au contraire n’a jamais été autant glorifié6 – mais la position concrète de l’être fini qui lui fait face.
Cet oubli de la situation en théologie nous fournit une analogie éclairante pour penser l’éthique de la guerre. Cette dernière envisage la guerre à la manière dont la théologie dogmatique envisage Dieu : elle en fixe d’abord l’essence et les propriétés objectives, pour ne s’attacher qu’ensuite à en observer la relation qu’elle entretient avec les êtres humains. Nos théories éthiques ont tendance à construire d’abord une série de critères normatifs objectifs auxquels toute action de guerre devrait se soumettre – par exemple, les différents principes du jus ad bellum et du jus in bello –, puis seulement à considérer l’acte individuel du soldat en tant qu’il respecte ou non ces critères. L’attention du moraliste se porte alors sur l’acte plutôt que sur la personnalité de celui qui agit. La personnalité du soldat agissant peut éventuellement fournir des éléments de contexte, mais ces éléments sont secondaires et ne déterminent pas la moralité de l’acte.
143Prenons un exemple. Comme les soldats anglais discutant sans le savoir avec le roi Henry V dans la pièce éponyme de Shakespeare, bon nombre de soldats de nos jours s’interrogent sur leur devoir de participer ou non à une guerre qui pourrait être injuste7. Que nous disent les théories de la guerre juste à ce propos ? Dans la plupart des cas, celles-ci séparent nettement la question de la justification objective d’une guerre de celle qui concerne les motifs subjectifs d’y participer. Les qualités personnelles de l’individu et ses devoirs professionnels sont autant de facteurs subjectifs expliquant que celui-ci agit comme il le fait, mais ils ne pèsent pas dans l’évaluation morale objective. Le moraliste observe d’abord la conformité du conflit aux critères préalablement fixés ; ainsi, on s’assurera notamment que l’entrée en guerre est décidée au nom d’une cause juste, par une autorité légitime, et qu’elle n’est employée qu’en ultime recours. Étant établi que telle guerre est juste ou injuste, ce n’est que dans un deuxième temps qu’il en vient aux conséquences touchant le comportement individuel des soldats vis-à-vis d’une guerre injuste.
Cette séparation entre le contexte et la subjectivité du combattant est commune à des penseurs qui peuvent par ailleurs occuper des positions diamétralement opposées quant à l’attitude à adopter face à une guerre injuste. Tel philosophe pourra ainsi considérer, comme le fait Michael Walzer8, qu’il est moralement permis à un soldat de participer à une guerre injuste (pourvu qu’il respecte le jus in bello) ; ou bien estimer, comme Jeff McMahan9, que les différents motifs qui peuvent pousser un soldat à participer à une guerre injuste ne peuvent constituer au mieux qu’une excuse mais sans rendre cette participation permissible pour autant. J. McMahan a certes raison d’insister sur la différence entre la permission au sens moral (un acte est permis lorsqu’il n’est pas mauvais) et l’excuse (celui qui commet un acte mauvais est néanmoins excusé lorsqu’il n’est pas coupable – par exemple si on l’a forcé à agir ainsi sous la menace d’une arme). Toutefois, qu’il s’agisse de M. Walzer ou de J. McMahan, tous deux centrent leurs analyses sur la question de la justification de la guerre, indépendamment de la relation du soldat à celle-ci. Par conséquent, la personnalité du soldat, l’institution militaire 144qui l’encadre, le milieu dans lequel il vit n’entrent presque pas en ligne de compte ou sont considérés comme secondaires. J. McMahan, par exemple, envisage surtout comme excuses possibles des contraintes extérieures au caractère moral de l’agent et purement négatives, comme la coercition (être forcé à combattre, comme dans une armée de conscription), la limitation épistémique (l’ignorance des éléments permettant de savoir si l’on combat dans une guerre juste) et la responsabilité diminuée (du fait d’une démence ou encore d’une grande jeunesse). Il s’ensuit que les vertus et la plupart des valeurs activement promues par l’institution militaire ne sont considérées que comme des formes de contrainte, éventuellement des excuses, mais en aucun cas des raisons positives d’agir.
Il y a là un oubli de la situation dans la mesure où le soldat individuel est décrit abstraction faite de son inscription dans une culture militaire. L’ethos que celle-ci distille continuellement, et qui est entièrement orienté vers la préparation et la conduite de la guerre, ne peut donc être décrit par les théories de la guerre juste que comme une contrainte extérieure à l’agent et conspirant bien souvent à lui faire perdre de vue ses devoirs (en le poussant, dans le cas présent, à participer à une guerre injuste). Par exemple, combattre en étant mû par un sentiment patriotique est ainsi considéré par J. McMahan comme par M. Walzer, qu’il cite10, comme une forme de coercition exercée par l’État sur les consciences. Il se distingue de M. Walzer uniquement lorsqu’il précise que cette contrainte, qu’il s’agisse d’une obligation légale (dans le cas d’une conscription) ou d’un devoir patriotique (comme c’est partiellement le cas dans une armée professionnelle), ne fonde pas une permission morale de participer à une guerre injuste mais une simple excuse. Plus loin, toujours à propos de la coercition étatique, il reconnaît que certains individus s’engagent « pour des raisons idéalistes et admirables, comme le fait d’être prêt à défendre son pays dût-il faire l’objet d’une attaque injuste11 ». Mais il n’y voit pas là un motif suffisant pour que cet individu maintienne son soutien même lorsque son pays s’engage dans une guerre qu’il considère comme injuste. Il aura alors le devoir de refuser de participer à une guerre injuste même s’il est membre des forces armées.
Malgré la force morale et la générosité dégagées par l’argument de J. McMahan, il est aussi un exemple d’argument qui manque de 145plausibilité lorsqu’on le rapporte à la situation concrète du soldat. Car ce n’est pas uniquement sous l’effet d’une coercition plus ou moins insidieuse de la part de l’État que l’individu accepte de combattre. Au-delà de cette part qu’on pourrait dire foucaldienne de l’institution (qui cependant existe bel et bien), l’individu fera valoir bien des raisons positives de participer à un conflit : patriotisme certes, mais aussi de manière moins grandiloquente le souci de la mission, la cohésion ou la fraternité d’armes qui empêchent de laisser des soldats amis se battre seuls.
L’éthique militaire (c’est-à-dire l’éthique telle qu’elle est diffusée dans les armées) est ainsi en décalage par rapport à la perspective académique12. Tout d’abord, elle n’est que rarement enseignée explicitement : « Jusqu’à récemment, les politiques d’éducation éthique dans les forces armées étaient développées de manière ad hoc, au lieu d’être tirées d’une théorie éthique considérée systématiquement, ou insérée dans un programme éducatif pragmatique13 ». Cette éducation se fait ainsi par imprégnation, par incrémentation de certaines valeurs et normes de comportement tout au long de la carrière du soldat. Comme le dit un document de formation des sous-officiers de l’armée de Terre, « L’éducation est du domaine du savoir-être : elle ne s’apprend pas pour l’essentiel, elle s’acquiert au contact des autres, en particulier des chefs qui doivent être exemplaires, cultivés, enthousiastes, de haute valeur morale14 ». L’exemplarité est l’idée selon laquelle le chef a le devoir d’être attentif à la façon dont son comportement sera perçu par ses subordonnés au quotidien, et ce à un double titre. Négativement, celui-ci doit s’interdire de commettre une action qui pourrait avoir un impact défavorable sur la troupe. Le chef se voit ainsi interdire toute infraction caractérisée ou faute morale, 146bien entendu, mais aussi dans la mesure du possible toute faiblesse physique ou psychologique en ce qu’elle pourrait pousser ses subordonnés à relâcher leurs efforts. Ce qui est attendu du chef peut aussi être plus subtil. Même en dehors du service, sa tenue doit être correcte et il doit être rasé afin de ne pas laisser penser à ses hommes que les standards militaires ne vaudraient qu’à l’intérieur de la caserne15. En somme, cette éducation à la vie militaire dépasse de beaucoup le cadre restreint de l’action de guerre, et même celui de l’interrogation éthique au sens strict. Pour reprendre une distinction académique, il s’agit moins pour cet ethos militaire de déterminer ponctuellement ce qu’est l’acte juste dans telle ou telle situation, que de transmettre une conception épaisse du bien censée guider le soldat dans tous les aspects de son existence, et pas uniquement sur le champ de bataille.
L’éthique des vertus militaires
et les objections de l’application
et du relativisme culturel
Nous venons de voir que les discours philosophiques sont menacés par un oubli de la situation concrète du soldat au sein d’institutions et d’une culture militaires. Dès lors, on pressent la raison pour laquelle l’ethos militaire emprunte plus volontiers le vocabulaire des vertus. Une éthique des vertus ne s’interroge pas directement sur les critères qui font qu’une action est juste, pas du moins si l’on comprend ces critères comme s’imposant extérieurement à l’agent pour contraindre la forme même de l’acte. L’éthique des vertus ne part pas d’une évaluation de l’acte, mais de la personne. Elle pose la question du type d’existence que l’on veut mener, du type de personnalité que l’on veut incarner. Elle s’efforce de se donner une conception suffisamment riche de la vie pratique, qui ne se réduise pas à la question plus restreinte de la moralité de l’acte, c’est-à-dire à la satisfaction de critères d’obligation ou de calcul des conséquences.
Par conséquent, l’éthique des vertus est davantage susceptible de prendre au sérieux la culture militaire en la recevant comme pertinente 147d’un point de vue moral. On a pu reprocher à l’éthique des vertus, sous prétexte d’être une morale de la personne plutôt qu’une morale de l’acte, de ne pas guider concrètement le soldat16. Mais se concentrer sur l’action de guerre au sens restreint revient à fausser le problème et peut-être à le rendre insoluble, puisqu’on perd alors le sens de l’inscription de l’acte dans un environnement éthique précis. Le développement du caractère moral du soldat, qui expliquera son geste, a lieu en amont de la guerre et selon une perspective plus large, qui englobe l’ensemble de la personne. Il est certes tentant de concentrer l’analyse sur l’action de guerre elle-même, puisque c’est dans la guerre que se joue l’acte décisif justifiant ou condamnant a posteriori la préparation militaire morale et tactique qui le précède. Mais précisément cette préparation est la cause directe de l’attitude morale avec laquelle le soldat aborde cette phase de combat. Elle est donc elle-même moralement pertinente.
Après être passés de l’analyse philosophique de la guerre à celle de la situation du soldat, peut-être pouvons-nous désormais effectuer le chemin inverse, en nous demandant si l’étude des vertus militaires ne serait pas féconde pour l’éthique des vertus dans son ensemble. Il nous semble qu’une telle étude jetterait une lumière nouvelle sur deux objections qui sont couramment opposées à l’éthique des vertus. Il s’agit du double problème de l’application et du relativisme culturel. Il ne s’agit en aucun cas des seules objections qui peuvent être exprimées contre l’éthique des vertus, et qui plus est la seconde en particulier est également couramment adressée au déontologisme ; mais elles comptent sans doute parmi les plus récurrentes et les plus endurantes.
Le problème de l’application est le reproche selon lequel les éthiques des vertus seraient incapables d’orienter concrètement l’action. Le recours au phronimos, ou simplement à des descriptions de vertus, est considéré comme trop vague pour véritablement éclairer la conduite à tenir. Ce reproche constitue en partie un retour de bâton pour la posture initialement critique et négative de l’éthique des vertus à partir de la fin des années cinquante. Celle-ci a d’abord été une réaction face à l’exigence exorbitante du débat de l’époque, qui prétendait que toutes les prescriptions morales pouvaient être ramenées à une poignée de principes normatifs – voire un seul principe architectonique – permettant d’identifier de manière 148non ambigüe l’action juste quelles que soient les circonstances. Une telle exigence ne manque pas seulement de plausibilité17, elle a également l’inconvénient de réduire la vie éthique (l’existence humaine considérée en tant qu’elle manifeste l’intention de mener une vie bonne) à la morale (les prescriptions obligatoires, les lois, les impératifs que l’individu croise sur sa route et qui ne constituent qu’une petite partie de la vie éthique)18. Et en effet, certaines éthiques des vertus n’hésitent pas à renoncer entièrement à la prétention de se constituer en théorie à part entière, pour préférer une approche intuitive et particulariste de la moralité, qui emprunte son modèle à la littérature davantage qu’aux sciences19.
Le problème de l’application perd une grande partie de sa force dès lors que certains soldats font de facto appel à un mode de raisonnement analogue à celui de l’éthique des vertus. En effet, le déontologisme et l’utilitarisme reprochent à l’éthique des vertus de ne pas parvenir à constituer un guide pratique pour l’individu. Or, c’est justement pour faire face aux insuffisances ressenties de l’un et de l’autre que ce dernier a recours à une telle formulation éthique. La façon dont les militaires justifient eux-mêmes leurs actes peut bien entendu varier considérablement en fonction de leur sensibilité respective. Mais il n’est pas rare que, face à un dilemme, ils décrivent leur décision d’une manière typique des éthiques des vertus. Voici comment un officier décrit sa réaction face à un cas de conscience particulièrement sévère :
Dans les moments de solitude où je me suis trouvé dans une situation où même les principes éthiques qui guidaient habituellement mes choix n’étaient plus seuls en mesure de m’aider à répondre à mes questions, je me suis fixé la ligne de conduite suivante : si tu es plus tard capable de raconter ce souvenir à tes petits enfants sans en avoir honte tu peux considérer que ta décision aura été aussi juste que possible20.
Il y a dans cette réponse une manière de replacer l’acte dans le contexte plus général de l’intention éthique d’une vie que l’on retrouve dans 149l’éthique des vertus. L’officier répond ainsi à la question : « Quel type de personne est-ce que je voudrais être ? » plutôt qu’à la question : « Que dois-je faire ? » caractéristique du déontologisme et du conséquentialisme.
Comment se fait-il que l’éthique des vertus puisse apparaître comme séduisante justement eu égard à sa capacité à fournir une orientation pratique ? Sans doute parce que, justement à l’inverse des deux autres théories normatives, celle-ci pense l’action individuelle à partir de la situation dans son unité complexe, plutôt qu’à partir de principes posés objectivement et qui sont ensuite appliqués aux différentes situations. En effet, lorsque ces situations dépassent un certain niveau de complexité, et/ou que l’agent ne dispose que d’un temps de réflexion limité et se trouve donc en situation d’incertitude épistémique (autant de cas assez courants dans un conflit), retracer la démarche qui descendrait de l’unité du principe au divers des circonstances s’avère en réalité impraticable. Il est au contraire beaucoup plus plausible que l’agent interprète les circonstances présentes à partir de certains comportements qu’il tient pour vertueux et qu’il a intégrés par le biais de l’entraînement et de l’expérience. Pouvoir identifier la décision juste est moins utile et moins pertinent que de reconnaître un réseau d’attitudes appropriées pour les circonstances. Nous sommes ainsi très proches de la conception de la vertu comme « prototype21 » telle que la développe Christine Swanton : les vertus suggèrent différentes actions pour une même situation, que l’agent moralement expérimenté reconnaît de la même manière qu’un expert au jeu d’échec reconnaît certaines structures de pièces comme avantageuses ou désavantageuses, comme propices à l’offensive ou à la défensive, sans avoir besoin de rattacher explicitement son inférence à certains principes du jeu. En somme, l’éthique des vertus pourrait apporter une réponse satisfaisante au problème de l’application, voire même une réponse plus satisfaisante que celle proposée par le déontologisme et le conséquentialisme, car elle serait plus proche du fonctionnement cognitif et émotionnel de l’être humain.
Le second problème est l’accusation de relativisme culturel. Dans Après la vertu, MacIntyre consacre le gros de ses analyses à retracer le développement de différentes vertus dans des contextes culturels spécifiques, 150du monde gréco-romain à nos jours, en passant par l’Angleterre victorienne. Mais il manque une solution de continuité entre ces descriptions, de sorte que ce qui sera estimé vertueux ou non variera selon l’époque et le lieu. Cela soulève une difficulté pour toute théorie qui prétendrait parvenir à des normes qui soient valables universellement. Outre cette ambition toutefois, la difficulté est aussi d’ordre politique : l’éthique des vertus développée par Aristote présuppose une conception du bien qui soit partagée par la majeure partie de la communauté. Or nous vivons dans des sociétés libérales où s’expriment de nombreuses conceptions différentes du bien, et par conséquent où se réalisent des formes différentes de vertus. La réponse appropriée serait une attitude de neutralité vis-à-vis des valeurs, tandis que le théoricien qui prétendrait changer cet état de fait à la seule force de sa plume cèderait à un désir utopique22.
Une éthique des vertus, et à plus forte raison une éthique des vertus militaires, est à n’en point douter un particularisme (entendu au sens où ses jugements moraux ne peuvent s’exprimer que dans une forme culturelle particulière). Mais cela n’implique pas qu’elle soit un relativisme (il y a autant de vérités que de cultures différentes). Il convient de distinguer le lieu de l’énonciation morale de son objet : le soldat qui agit ou s’exprime le fait depuis sa culture militaire, mais cela ne signifie pas que son action ou sa parole ne porte que sur sa culture militaire (et rien d’autre). Cette culture militaire permet à l’agent de reconnaître telle situation comme le terrain approprié pour l’exercice de ses vertus militaires. Mais l’acte en lui-même est posé par un individu, il manifeste son intention éthique propre, et par conséquent sa signification n’est pas épuisée par sa référence au groupe.
Un acte peut émerger au sein d’une communauté, tout en ayant une finalité qui dépasse les limites restreintes de la communauté. Un exemple historique connu est le comportement des habitants de Le Chambon, village de la France libre qui pendant la Seconde Guerre mondiale héberge et secourt environ 3000 juifs23. Le passé huguenot de la communauté villageoise a favorisé chez celle-ci le maintien d’une certaine méfiance 151vis-à-vis de l’État, et d’une tendance à accueillir les juifs comme des persécutés qu’il s’agit d’aider. L’histoire de la communauté fournit la trame dans et par laquelle ce geste d’ouverture vis-à-vis de l’étranger devient possible. La communauté est, dans ce cas, le lieu à partir duquel l’acte devient possible, mais cet acte n’a pas pour objet la communauté, mais le juif hors de la communauté.
On peut en donner un autre exemple, dans un contexte militaire cette fois-ci, à savoir le rôle du colonel Picquart dans l’affaire Dreyfus24. Par ses fonctions à la tête du service de renseignements, celui-ci acquiert par hasard la preuve de l’innocence du capitaine Dreyfus condamné quelques années auparavant. Tandis que sa hiérarchie préfère laisser un juif croupir au bagne plutôt que de nuire à « l’honneur de l’armée » en révélant l’injustice, Picquart refuse de dissimuler la vérité. Il sera lui-même condamné, mais sera un artisan indispensable de la réouverture du procès Dreyfus et de l’obtention de sa grâce. On notera que Picquart n’était pas isolé au sein de l’armée : ce saint-cyrien en partageait l’idéologie et certains préjugés (comme peut-être une forme d’antisémitisme mondain). Même après sa découverte, il ne se désolidarise pas de l’institution, mais continue à en appeler à la hiérarchie militaire malgré sa mise à l’écart (en passant au-dessus de ses supérieurs directs, jusqu’à ce que ses convictions parviennent aux oreilles d’un sénateur alsacien). Il ne confiera jamais l’affaire à la presse : il n’est pas un « lanceur d’alerte » au sens où nous l’entendons de nos jours. On peut donc supposer que son geste est motivé par un patriotisme et un sens de l’honneur qui non seulement ne l’empêchent pas de parler, mais l’aident à faire déférence à la vérité. Ces vertus, particulièrement importantes pour l’identité militaire, sont la condition d’émergence d’un acte dont la portée éthique dépasse le corporatisme de l’institution et peut prétendre exprimer une forme d’universalité. Il n’y a donc pas lieu de penser qu’une éthique des vertus devrait nécessairement déboucher sur un relativisme des valeurs.
152L’articulation du juste et du bien
dans la vertu militaire
Nous ne saurions prétendre épuiser en ces quelques lignes le sujet du relativisme ou de l’application. Ce n’est d’ailleurs pas le but de ce travail. Il nous suffit de montrer que certaines des difficultés qui subsistent en éthique des vertus (et qui contribuent à cet apparent manque de sérieux face aux théories concurrentes) se voient, sinon dissoutes, du moins singulièrement mises en perspective lorsqu’elles sont envisagées en situation. En situation, c’est-à-dire en prenant avant tout en compte le contexte dans lequel s’insère l’acte individuel, et sans lequel ce dernier perdrait toute intelligibilité. Cet acte n’est pas seulement une délégation de l’État, comme le souligne déjà Rousseau dans le Contrat social, mais encore l’émanation d’une institution militaire qui a pour but de rendre cet acte possible.
On fait pourtant peu de cas, habituellement, de la spécificité de l’institution militaire lorsqu’on la compare aux autres institutions de nos sociétés démocratiques. C’est pourtant bien cette spécificité qui explique les observations faites en seconde partie. D’une part, en effet, l’éthique des vertus militaires n’est effectivement applicable et appliquée par les soldats que dans la mesure où leur institution développe chez eux une conception épaisse du bien qui les accompagne dans toutes les dimensions de leur existence. D’autre part, alors même qu’elle tire son origine de valeurs fortement minoritaires dans nos sociétés démocratiques, cette éthique revendique malgré tout une portée universelle. L’institution militaire s’oppose vigoureusement à tout relativisme moral, et privilégie une conception épaisse du bien au détriment de tout autre, conception qu’elle estime de surcroît capable d’éclairer moralement ses soldats quelle que soit leur situation.
Cette prédominance d’une conception du bien particulière imposée à tous les membres d’un groupe est incontestablement un trait unique dans nos sociétés démocratiques. Ces dernières sont en effet plutôt caractérisées par une pluralité de conceptions du bien qui incite l’État à la neutralité à leur égard. C’est bien sûr tout le sens du primat du juste sur le bien sur lequel John Rawls bâtit sa Théorie de la justice. Au 153contraire, la communauté militaire impose à tous ses membres une conception éthique et des normes de comportement qu’elle n’hésite pas à considérer comme prioritaires par rapport à toute autre conception du bien (croyances religieuses, attachements familiaux, etc.) dont pourrait se prévaloir l’individu. Il s’agit là d’une exigence exorbitante que l’institution fait peser sur l’individu, d’autant plus lorsqu’on la compare au fonctionnement normal du reste de la société démocratique. Assurément, un tel contexte institutionnel et communautaire doit impérativement être pris en compte lorsqu’on évalue la portée morale de la pratique militaire d’un soldat français au xxe siècle.
Le terme de pratique est emprunté à Alasdair MacIntyre, qui entend par là « toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie par laquelle les biens internes à cette activité sont réalisés en tentant d’obéir aux normes d’excellence appropriées25 ». Faire la guerre, du moins du point de vue du soldat, est loin d’être une activité sans règles, un simple déchaînement de violence comme on l’imagine parfois. De plus, ces règles ne sont pas uniquement des instructions techniques, bien que celles-ci soient nombreuses : de savoir repasser son uniforme, marcher au pas, utiliser ses armes, surveiller une zone etc., jusqu’à des notions tactiques plus abstraites, comme le fait de ne jamais progresser sans appui, ou de conserver l’initiative. Ces dernières notions relèvent moins de l’instruction individuelle, de « l’école du soldat », que de la capacité à appliquer des procédés tactiques généraux à des cas particuliers, « sur le terrain ». Elles en appellent donc à une forme de sagesse pratique qui peut en rendre l’application infiniment complexe, mais il s’agit bien de préceptes techniques à mettre en œuvre de la manière la plus compétente possible.
Ces règles techniques ne sont toutefois ni les seules, ni peut-être même les plus importantes règles de la pratique militaire. L’action du soldat prend sens à partir d’un ensemble de principes qui ne se limitent pas à la recherche d’efficacité technique. Il peut s’agir du respect de symboles, comme tout ce qui a trait aux « traditions militaires » : le culte du drapeau et d’autres lieux de mémoire comme l’hymne national ou les fanions régimentaires, et l’esprit de corps qui pousse chaque soldat à tenir son régiment pour le meilleur espoir des armes de la France. Ces 154différentes règles, nous le disions, n’ont pas pour but premier l’efficacité des armées. Elles y contribuent sans doute dans la mesure où elles renforcent la cohésion des unités, l’émulation et l’attachement à la patrie. Mais elles ont aussi un prix, puisque ce goût de la distinction entre les différentes armées ou les différents régiments se traduit souvent par des antagonismes qui peuvent nuire à l’efficacité de manœuvres interarmes. De même, le zèle envers sa propre patrie conduit malheureusement souvent à mépriser celle des autres. Dans un contexte actuel d’alliances internationales, où très peu de pays démocratiques sont seuls engagés sur un théâtre d’opérations, les préventions entre armées de différentes nationalités ne sont pas sans conséquence. Et bien sûr, la difficulté à susciter une confiance commune entre armées de cultures différentes est au cœur des enjeux de la création d’une armée européenne.
Si les traditions militaires, patiemment et strictement maintenues par l’institution, ne visent pas prioritairement l’efficacité, elles ne sont pas non plus suffisantes pour assurer d’elles-mêmes la moralité de l’action. Il est indéniable que l’esprit de corps puisse donner lieu à des actions morales aussi bien qu’immorales. Il peut pousser l’individu à dépasser ses limites au service de l’effort collectif, mais également à couvrir des exactions ou à exclure les membres du groupes considérés comme déviants. Ces traditions se contentent de fournir un cadre à partir duquel le soldat peut comprendre son propre rôle dans la guerre et donner sens à son action. C’est à partir de ces traditions que le soldat peut comprendre son acte comme moral ou immoral. Les traditions sont le lieu à partir duquel l’individu peut poser un acte qui puisse, dans le meilleur des cas, avoir une valeur morale. Pour le dire autrement, les traditions et plus généralement la culture militaire de l’individu permettent à celui-ci de reconnaître l’éventail des possibles pour chaque situation donnée. L’acte qu’il accomplit, à partir de ces possibles, lui appartient. La valeur morale de l’acte peut s’avérer limitée par cette culture même, incapable de s’en affranchir, ou bien être porteuse d’universalité.
Nous avons déjà mentionné l’exemple de l’affaire Dreyfus. Les officiers qui ont choisi de laisser condamner un innocent ou bien ceux qui ont choisi de parler l’ont tous fait au nom de l’honneur. Autrement dit, l’acte à accomplir (se taire ou parler) est perçu sur le fond d’une conception de l’honneur qui est un héritage direct de l’institution militaire et de sa culture. Mais dans le premier cas, la justification par l’honneur échoue 155à dépasser le contexte culturel qui lui donne naissance. Elle demeure aveugle, et l’honneur n’est alors guère une vertu mais plutôt une forme de corporatisme. Dans le second cas, la justification par l’honneur est tout autant un produit de la culture militaire, mais l’acte parvient à dépasser le réflexe corporatiste. La valeur morale de cet acte est alors évidente, y compris pour toute personne qui ne soit pas focalisée sur le seul bien de l’institution militaire. En somme, la vertu n’est pas morale simplement parce qu’elle s’inscrit dans le contexte d’une pratique militaire qui la rend intelligible, mais parce sa fin n’est pas limitée par ce contexte. Pour employer la distinction bergsonienne entre le clos et l’ouvert, l’action est vertueuse lorsqu’elle n’est pas enclose dans le contexte social qui lui donne naissance, mais qu’elle s’ouvre à une altérité26.
La mise en situation du soldat, que nous venons d’esquisser ici, appelle plusieurs séries de remarques. D’une part, rappelons-le, cette mise en situation n’équivaut pas à une justification morale de l’acte. Le geste individuel du soldat n’est pas moral parce qu’il s’inscrit dans une pratique et des traditions. Encore faut-il que ce geste soit vertueux, c’est-à-dire qu’il s’appuie sur ces traditions pour viser un bien universel (ou du moins, plus modestement, commun). Mais d’autre part, la situation n’est pas pour autant dénuée de toute pertinence morale, bien au contraire. La culture militaire de l’individu fournit les éléments qui lui permettent de reconnaître un comportement digne d’un soldat. Plus l’individu sera pénétré de cette culture distillée par l’institution militaire, plus il sera capable de l’interroger de manière critique27, et plus son action sera intelligente et vertueuse.
Il n’y a donc pas lieu d’opposer le juste et le bien, c’est-à-dire d’une part les critères normatifs qui permettent de parler d’un emploi légitime de la force, et d’autre part l’action considérée comme bonne dans le contexte de la pratique militaire. Au contraire, la conception du bien distillée par l’institution militaire nourrit les critères normatifs de la guerre juste 156qui, sans elle, resteraient formels. La vertu militaire de l’honneur, par exemple, fournit un contexte qui permet de rendre intelligibles tant les prescriptions du droit international que les impératifs opérationnels. En ce qui concerne les impératifs opérationnels, c’est-à-dire le devoir de réussir la mission appointée par le corps politique, nous les avons comparés en début de travail au conséquentialisme en éthique. Le soldat cherche à tout mettre en œuvre pour gagner la guerre, au prix même de sa vie. Toute action est ainsi évaluée à l’aune de sa capacité à œuvrer pour la victoire. Mais gagner la guerre ne peut pas être uniquement envisagé sous la forme d’objectifs matériels à remporter (détruire des infrastructures, prendre un point du terrain, réduire les forces adverses, etc.). Ce point de vue est sans doute valable pour la communauté nationale qui commande l’usage de la force. Mais les soldats eux-mêmes cherchent à vaincre d’une certaine manière, et en particulier d’une manière qui soit honorable. Invité à réfléchir sur la manière dont les armées occidentales peuvent « gagner la guerre sans perdre leur âme », un amiral de la marine américaine demande : « Est-il possible que “gagner” puisse signifier rendre le monde plus juste, et pas uniquement vaincre militairement l’adversaire28 ? ». Dans ce témoignage, le juste est réinvesti à partir de la conviction que la bonne pratique militaire ne se limite pas à une approche technique et quantitative de son rôle.
En ce qui concerne le droit international, enfin, son développement exponentiel dans les engagements contemporains est souvent vécu comme une contrainte arbitraire et inutilement complexe suspendue au-dessus du soldat comme une épée de Damoclès. Cet investissement croissant des conflits par le droit est également accusé de fausser la spécificité des situations de guerre en les interprétant à partir des catégories du droit commun29. Le respect du droit international peut donc être vécu comme une sorte de déontologisme formel et vide, se traduisant en quelques contraintes de plus qu’il faut prendre soin de ne pas enfreindre. Mais il s’agit alors d’une contrainte extérieure à la personnalité de l’agent, et pas d’une obligation moralement ressentie. Ce serait là une contrainte analogue à celle d’une troupe qui adapterait son comportement en présence des 157caméras des journalistes, afin de prévenir les répercussions médiatiques involontaires de telle ou telle action. L’abstention n’est motivée que de manière extrinsèque, par la peur des conséquences fâcheuses, et non parce qu’agir ainsi serait intrinsèquement mauvais. Le corollaire psychologique de cet état de fait étant que, bien entendu, la tentation d’accomplir le geste interdit sera d’autant plus forte lorsque les caméras auront disparu.
Au contraire, l’honneur militaire permet de comprendre que ces efforts ne sont pas uniquement des contraintes formelles pesant sur l’action du militaire, mais correspondent à une visée éthique qui est de « vaincre la violence30 » sans y « perdre son âme », c’est-à-dire sans employer des moyens qui seraient indignes de la façon dont doit combattre un soldat français. Ce dernier se conduit honorablement lorsqu’il résiste à la pente de la violence et ne fait pas inutilement sentir la supériorité de sa force sur les non-combattants ou sur les combattants vaincus. Le bien substantiel qu’est l’honneur et la maîtrise de soi permet donc de fournir une orientation à des critères qui, sans lui, pourraient demeurer purement formels, voire aliénants du point de vue du soldat.
Conclusion
Par rapport à ses deux concurrentes, l’éthique des vertus présente l’avantage d’envisager la vie morale à partir de toute la richesse de la personnalité, plutôt qu’à partir du contexte restreint de l’acte juste. Bien que le déontologisme comme le conséquentialisme puissent aussi éviter l’écueil du formalisme pour s’attacher à la sagesse pratique par laquelle le principe s’incarne dans une situation particulière, il faut admettre que l’éthique des vertus leur est supérieure sur ce point. De même, il ne semble pas que les objections adressées à cette théorie soient mieux résolues par un plus grand travail d’abstraction. Au contraire, plus les vertus sont envisagées dans leur contexte et plus elles en paraissent pragmatiquement adaptées aux sinuosités de notre existence.
158C’est du moins le cas, semble-t-il, en ce qui concerne les vertus militaires. Le soldat sait mieux que quiconque que son geste, par sa gravité même, engage toute sa personne. Ce geste, malgré sa ponctualité, a une histoire qui le rend intelligible, et il a également un avenir, tant certains traumatismes hantent la conscience individuelle, tant certains crimes hantent la conscience collective. C’est par une éthique des vertus militaires que l’institution prépare ses soldats à l’action de guerre. Cette institution présente une physionomie unique dans nos sociétés démocratiques, puisqu’elle valorise une conception du bien particulièrement traditionnelle, ascétique et sacrificielle, souvent à mille lieux des valeurs dominantes de la société qu’elle protège.
Faut-il voir dans ces vertus militaires un reste d’archaïsme qui, au fond, ne ferait que desservir l’efficacité d’un instrument de défense qui devrait rester aussi neutre que les autres institutions étatiques ? Il n’est peut-être pas nécessaire de poser la question ainsi. L’analyse des vertus militaires, qu’il s’agisse d’une analyse synchronique des discours actuellement produits par l’institution, ou d’une analyse diachronique de la structuration progressive du discours éthique dans les armées, conduit au même constat. Comme toute tradition vivante, les vertus possèdent une histoire contrastée et disputée. Chaque vertu est ainsi susceptible d’être comprise dans le sens de la clôture, qui privilégie la cohésion du groupe au nom de son efficacité, ou bien dans le sens de l’ouverture, où l’acte se veut porteur des mêmes valeurs que la société démocratique, et soumis aux mêmes exigences normatives. Ainsi, la conception substantielle du bien qui trouve son origine dans les mythes, symboles et traditions conservées jalousement par l’institution militaire peut permettre de nourrir la réflexion du soldat sur sa propre action juste. Si les vertus militaires ne sont intelligibles que dans leur lieu propre, elles peuvent toujours être évaluées depuis un point extérieur. Le lieu d’expression des vertus militaires n’a pas à être leur prison, et celles-ci ne sont moralement estimables que lorsqu’elles savent en sortir.
Kévin Buton-Maquet
Université Jean Moulin Lyon 3 – IRPhiL
1 Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe, « Modern Moral Philosophy », Philosophy, 1958, no 33, p. 1-19.
2 Paul Robinson, « Introduction. Ethics Education in the Military », in Paul Robinson, Nigel de Lee et Don Carrick (dir.), Ethics Education in the Military, Aldershot-Burlington, VT, Ashgate, p. 1-12, p. 5, nous traduisons et soulignons.
3 Rosalind Hursthouse et Glen Pettigrove, « Virtue Ethics », in Edward Zalta (dir.), Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2016, URL = <https://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/ethics-virtue/>, notre traduction.
4 David Miller, Justice for Earthlings : Essays in Political Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
5 Gerhard Ebeling, Dogmatik des christlichen Glaubens. Prolegomena. Teil 1 : Der Glaube an Gott, der Schöpfer der Welt, Tübingen, Mohr, 1987.
6 On notera que Luther parle justement de « théologie de la gloire » (theologia gloriae) pour désigner cette théologie qui retient surtout les attributs conférant une image d’impassibilité et d’immuabilité à la divinité.
7 Nancy Sherman, The Untold War : Inside the Hearts, Minds, and Souls of Our Soldiers, New York-London, Norton, 2010, p. 40.
8 Michael Walzer, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, Simone Chambon et Anne Wicke (trad.), Paris, Gallimard, 2006, p. 103.
9 Jeff McMahan, Killing in War, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 110-115.
10 Ibid., p. 113.
11 Ibid., p. 118, notre traduction.
12 Par souci de précision, on peut faire une distinction entre l’éthique de la guerre et l’éthique militaire. L’éthique de la guerre est une branche de la philosophie morale qui réfléchit aux choix moraux dans un contexte de guerre. C’est ce dont s’occupent, notamment, les théories de la guerre juste. Mais l’éthique militaire, en revanche, est l’ethos tel qu’il est répandu dans les armées. Paradoxalement, cet ethos ne se limite pas à l’événement de la guerre, ni même à la question de la valeur morale du choix fait par le soldat en telle ou telle circonstance. L’éthique militaire intègre en son giron bien des actes qui n’entretiennent qu’un lien fort indirect à l’action de guerre au sens étroit. Le comportement au combat n’est que l’émanation d’une acculturation du soldat à un ensemble de valeurs qui régissent tout le champ de sa vie pratique.
13 Paul Robinson, « Introduction. Ethics Education in the Military », Op. cit., p. 1, notre traduction.
14 État-major de l’Armée de terre, « Le guide du formateur. Manuel à l’usage des cadres ».
15 Ministère de la Défense, Le Savoir-vivre : un savoir-être pour la Défense, n.d., p. 41.
16 Timothy Challans, Awakening Warrior : Revolution in the Ethics of Warfare, New York, State University of New York Press, Suny Series, Ethics and the Military Profession, 2007, p. 60-61.
17 McDowell, John, « Virtue and Reason », The Monist, 1979, vol. 62, p. 331-350.
18 Paul Ricœur, « Éthique », in Encyclopaedia Universalis [en ligne].
19 Martha Nussbaum, La Fragilité du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques, Gérard Colonna d’Istria et Roland Frapet (trad.), Paris, Éditions de l’Eclat, 2016 ; Martha, Nussbaum, La Connaissance de l’amour. Essais sur la philosophie et la littérature, Solange Chavel (trad.), Paris, Cerf, 2010.
20 Benoît Royal, L’Éthique du soldat français. La conviction d’humanité, 3e éd., Paris, Economica, 2014, p. 90.
21 Christine Swanton, Virtue Ethics : A Pluralistic View, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 275.
22 Robert Louden, « On Some Vices of Virtue Ethics », American Philosophical Quarterly, 1984, vol. 21, p. 227-236.
23 L’analyse qui suit est empruntée à Lawrence Blum, « Virtue and Community », in Moral Perception and Particularity, Cambridge, Cambridge University Press, p. 144-169.
24 Christian Vigouroux, Georges Picquart dreyfusard, proscrit, ministre. La justice par l’exactitude, Paris, Dalloz, 2008.
25 Alasdair MacIntyre, Après la vertu. Étude de théorie morale, Laurent Bury (trad.), Paris, PUF, 2013, p. 183.
26 Henri, Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Frédéric Keck, Ghislain Waterlot (éd.)., Paris, PUF, 2008, p. 29-31.
27 La connaissance de la tradition dans laquelle on évolue n’implique pas le conformisme et l’autoritarisme. C’est là encore un point justement souligné par A. MacIntyre : nulle tradition n’est univoque, et le signe de sa bonne santé est précisément le fait qu’elle ne soit pas figée en une seule forme ni qu’elle ne parle d’une seule voix. Le simple fait de connaître, de première main, les éléments qui composent sa propre tradition conduit à en apercevoir les aspérités et les aspects discordants. Toute recherche sur sa propre tradition charrie ainsi avec elle une dimension critique.
28 Lee Gunn, « Pas de meilleur ami ni de pire ennemi », in Actes des journées internationales de Saint-Cyr Coëtquidan, Guer, Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, p. 341-350, p. 343.
29 Luc Grasset, « Dilemmes en opérations », Inflexions. Civils et militaires : pouvoir dire, 2010, no 15.
30 Il s’agit du sous-titre de l’ouvrage de Jean-René Bachelet, Le général Bachelet a largement contribué à la codification et à l’enseignement de l’éthique militaire dans l’armée française.
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-07765-7
- EAN : 9782406077657
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0139
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/02/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Éthique des vertus, éthique militaire, éthique professionnelle, communauté, bien, relativisme culturel