Introduction Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2017 – 2, n° 11. Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie - Auteur : Desbiolles (Blondine)
- Pages : 9 à 13
- Revue : Éthique, politique, religions
Introduction
Le juste et le bien.
Normativité éthique, modèles politiques et démocratie
La question du juste et du bien alimente, depuis Platon, les débats en philosophie morale et politique, en se déployant sur des lignes de tension distinctes mais qui semblent sans cesse se recouper, se ramifier, se superposer, s’entrelacer. Car réfléchir sur le juste et le bien, est-ce penser leur opposition ? Leur distinction ? Leur complémentarité ? Faut-il les poser comme des concepts, des valeurs, des normes ou des vertus ? Qualifient-ils les individus, les institutions ou les systèmes politiques ? Et comment rendre compte des recoupements ou conflits qu’il peut y avoir entre les différentes conceptions, individuelles et collectives, morales et politiques, du juste et du bien ? Toutes ces questions sont loin d’être les objets de spéculations purement théoriques et contemplatives ; elles portent des enjeux pratiques qui s’aiguisent au sein des sociétés démocratiques, du fait de leur pluralisme et de leurs évolutions contemporaines, et requièrent de la réflexion philosophique non seulement des clarifications, mais plus encore des perspectives pour penser un vivre ensemble aussi juste et bon que possible.
On peut situer la résurgence du problème du juste et du bien en 1971, avec la publication par John Rawls de sa Théorie de la justice et des débats qu’elle a renouvelés en philosophie morale et politique : c’est avec elle que s’est constitué le débat entre libéraux et communautariens, et entre déontologues et téléologues, autour notamment – mais pas uniquement – de la question de la priorité à établir entre « le juste » et « le bien ». Ces deux notions sont ainsi devenues des perspectives morales et dynamiques opposées dans leurs prémisses et leurs dynamiques, recouvrant les différents objets et strates de discussion que nous avons mentionnés. Le débat semble depuis s’être un peu essoufflé ; non que les difficultés aient été résolues ; non que les questions aient été renvoyées au rang de pseudo-questions ; non qu’il y ait eu un assoupissement philosophique. Il 10y a bien plutôt eu un déploiement d’approches alternatives, qui soit envisagent des « troisièmes voies » entre le juste et le bien, soit resserrent leur attention autour de déclinaisons plus spécifiques de l’une ou l’autre notion, soit proposent de partir de phénomènes problématiques ou conflictuels précis ; les discussions ne se placent plus sous les étiquettes, peut-être trop larges aujourd’hui, « du juste » et « du bien », mais se sont affinées et spécialisées pour interroger à travers elles les conditions et limites épistémiques, éthiques et politiques de nos démocraties contemporaines.
L’on dit de plus en plus de celles-ci qu’elles sont « en crise », ou confrontées à des « défis » épineux ; et les événements qui les ont marquées récemment semblent confirmer l’urgence de penser ce que peuvent ou doivent viser les sociétés démocratiques. La montée des suspicions à l’égard des différents mécanismes démocratiques et de leurs résultats parfois déroutants ou inquiétants ; les divisions sociales, culturelles, économiques qui s’aiguisent, et la dénonciation tant de l’individualisme, du « repli communautaire » que de la perte de lien social et politique entre les citoyens et leurs représentants ; les conflits et les guerres, et les interrogations qu’elles soulèvent quant à leurs moteurs, leurs finalités, leur légitimité, leurs soldats ; les enjeux climatiques, écologiques et humains qui s’alourdissent mais peuvent entrer en tension avec ceux, économiques, financiers et industriels des « sociétés développées » ou « en voie de développement » et de leurs innovations technologiques ; tous ces objets et phénomènes, si factuels, pourraient ne pas relever des seules contingences historiques. Car derrière ces difficultés, on peut retrouver à leur fondement des tensions profondes entre les idées de juste et de bien, qui ne sont pas stabilisées et s’entrechoquent au sein des démocraties en termes de normes, de valeurs, de légitimité ; la question est alors de savoir dans quelle mesure ces tensions sont inhérentes au fonctionnement démocratique même, ou symptomatiques d’instabilités plus graves. À la philosophie donc de se saisir de ces problématiques nouvelles ou de plus en plus aiguës pour repenser et peut-être renouveler les idées du juste et du bien à l’aune des défis démocratiques contemporains.
Ce sont ces différentes approches renouvelées du juste et du bien que le colloque international Le juste et le bien, qui s’est tenu à l’Université Jean Moulin Lyon 3 les 19 et 20 mars 2015 sous la direction de Blondine Desbiolles et de Thierry Gontier, et dont ce numéro 11 d’Éthique, politique, religions présente ici les actes, a interrogées et confrontées. Ce colloque s’est 11voulu représentatif du pluralisme inhérent à ces idées, en réunissant des philosophes dont les travaux, de part et d’autre de l’Atlantique, proposent de les interroger, de les éclairer et de les prolonger à partir d’approches et d’outils distincts mais qui tous gravitent autour de l’idée démocratique. Il s’agissait, sur ces deux jours d’échanges, de réinterroger la primauté du juste sur le bien telle qu’elle est défendue, mais également discutée depuis Rawls, en croisant les perspectives politiques, éthiques, métaéthiques et métaphysiques. L’objectif était de dépasser le mode de confrontation traditionnel et binaire de ces notions, et d’interroger les implications de leurs différentes mises en rapport pour la justification publique des politiques et l’évaluation des revendications émanant des citoyens, dans des sociétés démocratiques. Nous remercions ici les auteurs pour leurs contributions qui ont insufflé à ce débat entre le juste et le bien – si ancien mais pourtant toujours si actuel sous ses nouveaux visages – des perspectives revigorantes, parfois complémentaires, parfois opposées, toutes attachées à penser ces concepts à la croisée de l’éthique et de la politique à partir d’entrées originales et soucieuses des enjeux pratiques actuels.
Nous les proposons ici au lecteur dans une progression qui s’est imposée d’elle-même, et qui présente trois moments concaténés : la question de la priorité entre le juste et le bien au sein des démocraties libérales, confrontées à la tension entre neutralité, tolérance et intérêts particuliers ou communs ; la possibilité d’envisager alors non plus une priorité mais une complémentarité voire une combinaison normative, éthique et politique, entre le juste et le bien ; enfin, les formes politiques et éthiques que pourraient prendre cette troisième voie, par-delà le juste et le bien mais dans des situations pratiques actuelles.
Ainsi Marc-Antoine Dilhac repart-il de la conception rawlsienne de la justice, qui défend en termes libéraux la priorité du juste sur le bien, pour interroger sa neutralité et examiner les soupçons de partialité qui ont pu lui être adressés : cette neutralité politique et la tolérance libérale non seulement promouvraient la défense partiale de l’économie de marché, loin donc de toute neutralité, mais plus encore saperaient ce faisant la visée d’une justice égalitariste. Dilhac reprend alors le sens libéral de la neutralité politique, et réfute les différentes critiques du libéralisme rawlsien en soulignant que, en s’appuyant bien plutôt sur la nostalgie d’un « monde moral sans perte », elles manquent le sens politique de la justice et échouent à affaiblir la cohérence théorique et pratique de la 12priorité du juste sur le bien. Si la neutralité et la tolérance libérales résistent ici aux critiques communautariennes, leur défense en termes cette fois multiculturalistes soulève d’autres difficultés, notamment sur les plans culturels et religieux. Sophie Guérard de Latour interroge cette approche, qui propose d’appliquer à la diversité culturelle le modèle libéral de la tolérance religieuse : elle montre ainsi que le multiculturalisme présente des problèmes de cohérence interne, vacillant d’une part entre le maintien libéral d’une neutralité axiologique vis-à-vis de la culture et la défense d’une politique de la différence, et pouvant d’autre part donner lieu à une conception maximale, même indifférentiste, de la tolérance par-delà le juste et le bien. Dans les deux cas, c’est l’égalité et la citoyenneté démocratiques qui se trouvent menacées sans parvenir à atteindre une justice ethnoculturelle. Mais cette visée démocratique ne peut-elle alors reposer que sur ce modèle libéral qui, en posant la priorité du juste sur le bien, écarte la piste du bien commun ? La réflexion de Charles Girard se concentre précisément sur cette idée de bien commun, qui loin de constituer une illusion dangereuse, permettrait de dépasser la conflictualité des intérêts particuliers et de fonder une légitimité démocratique. Il s’attache alors à définir ce que serait que le « bien commun », dans ses rapports aux concepts de délibération publique et d’intérêt, pour montrer que le comprendre en termes d’intérêt commun est insuffisant, et qu’il doit être élargi par l’idée égalitaire. Cela le conduit alors à envisager de faire du bien commun la visée de la délibération démocratique, qui engloberait alors la justice, dans un renversement de la polarité libérale rawlsienne entre le juste et le bien.
Ces trois premières approches réinterrogent ainsi le dilemme entre le juste et le bien en termes de priorités, mais en soulignant que la priorité ne peut signifier une concurrence ou une opposition binaire. Alessandro Ferrara prolonge cette piste sur le plan de la philosophie politique normative en considérant que, s’il y a bien distinction entre le juste et le bien, cette distinction peut ne pas être abordée sous la forme de priorité stricte mais bien plutôt de complémentarité. En s’appuyant sur ce qu’il appelle une « conception jugementielle » de la justice, il défend une approche épistémologique, normative et immanente du juste et du bien, montrant leurs relations complémentaires mais sans prédominance nette. Ferrara souligne que cette complémentarité, essentielle pour que l’on puisse concilier le souci qu’a chacun de son identité et de son épanouissement avec la visée de l’impartialité, se joue dans des mécanismes d’interprétation qui prennent 13place au sein du pluralisme démocratique. Ce dépassement de la priorité du juste sur le bien ou du bien sur le juste en termes de complémentarité se trouve défendue par Blondine Desbiolles sous la forme d’une double combinaison normative, qu’elle identifie dans les réflexions éthiques et politiques de Thomas Nagel. Cette combinaison, qui se joue à la croisée des plans épistémologiques, éthiques et politiques, permet d’envisager plusieurs croisements et hybridations du juste et du bien et contribue à abolir l’idée d’une priorité exclusive de l’un sur l’autre. Mais dès lors, une telle perspective requerrait sur le plan politique le dépassement de l’opposition entre libéralisme et communautarianisme, dépassement qui pourrait consister dans la déclinaison républicaine de la démocratie.
Cette piste du républicanisme est précisément celle que défend Thierry Ménissier : en réexaminant le dilemme entre libéralisme et communautarianisme, il montre que le républicanisme constitue une troisième voie tout à fait spécifique et attrayante, précisément parce que, déployé sans bien commun et à partir d’un ancrage sceptique, il peut permettre de répondre aux enjeux et aux transitions des « sociétés innovantes ». Dans de telles sociétés, la question du statut et de la place du citoyen, et les conflits entre les valeurs de neutralité, de liberté, d’égalité, requièrent de dépasser les différents couples d’opposition qui sous-tendent celle, plus large et abordée en termes de priorité, du juste et du bien, pour tâcher de penser d’autres modalités de la prise de décision normative et politique, capables d’affronter l’imprévisible. Kévin Buton-Maquet propose alors un autre prolongement possible du débat : celui de l’éthique des vertus qui, quoique souvent ignorée dans les débats normatifs entre déontologues et conséquentialistes, se trouve être la conception la plus immédiatement pratique et effective du point de vue des militaires. Opérant un mouvement dialectique entre réflexion philosophique sur la guerre et prise en compte de la situation individuelle du soldat, il invite à envisager l’éthique des vertus militaires comme un point de départ stimulant pour penser la normativité du juste et du bien, point de départ qui ouvrirait la voie longue d’une herméneutique tournée vers l’élaboration d’un sens à la fois situé et élargi de la guerre.
Blondine Desbiolles
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-07765-7
- EAN : 9782406077657
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/02/2018
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français