La société et la guerre dans l’histoire des nations modernes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2015 – 2, n° 7. Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours - Auteur : Karsenti (Bruno)
- Pages : 77 à 95
- Revue : Éthique, politique, religions
La société et la guerre
dans l’histoire des nations modernes
Une interprétation de la politique bergsonienne
La sociologie avait voulu, depuis Comte, être un nouveau pouvoir spirituel. L’articulation entre la politique et la science sociale avait cherché à mieux se justifier et se construire dans la période suivante. La philosophie bergsonienne ne lui dispute pas ce rôle, mais conteste qu’il puisse être occupé par l’un ou par l’autre, par le sociologue dépassant le philosophe, ou par le philosophe reprenant la main en dernier ressort. Elle identifie la cible finale de son discours dans les politiques eux-mêmes, maintenus à leur place, et pas même assignés à une consultation périodique des savants. Reconnaissons-le : Les Deux Sources s’achève en un discours pour les élites éclairées, qui se borne à leur ménager l’accès à une meilleure prise de conscience de la tâche qui leur incombe, celle d’imprimer une certaine direction aux sociétés humaines dans le contexte spécifique de l’entre-deux-guerres. Politiquement, Bergson n’a rien d’un révolutionnaire, il n’a rien non plus de ces grands « réformateurs sociaux » du siècle précédent, ceux dont s’était précisément nourrie la tradition sociologique1. Il reste philosophe jusqu’au bout, parlant du dehors aux hommes de bonne volonté auxquels reviennent les décisions à prendre.
On dira que ce discours construit une nouveauté essentielle, qui provoque par elle-même un bouleversement quant au sens de la politique, et donc aussi quant à sa pratique. Cette nouveauté, c’est la « société ouverte ». Ce concept est la seule manière de faire surgir l’image de l’humanité dans la société, d’engager les nations dans une voie qu’on dira
universaliste, de reprendre et de tirer toutes les implications du grand mouvement qui part du christianisme et aboutit à la formulations des droits de l’homme, ces propositions « absolues et quasi évangéliques2 » que les grands États occidentaux sont parvenus à inscrire dans leurs constitutions respectives, donnant à leurs politiques particulières et particularisées une orientation commune. Et pourtant, à présenter les choses ainsi, on manque complètement la portée du propos bergsonien. C’est que Bergson fait partie – au même titre que Freud – de cette génération profondément désillusionnée sur les progrès de l’humanité et sur la construction graduelle d’une société humaine à l’échelle mondiale, fondée sur des principes universels reconnus par tous. Plus exactement, Bergson fait partie de cette génération qui a encore en tête ce rêve de pacification et de progrès, alors même qu’elle constate qu’il n’aura été qu’un rêve, brutalement démenti par l’histoire du premier xxe siècle. Elle est le sujet d’expérience double, où aucun des deux traits ne s’annulent. Dans le cas de Bergson, cela signifie que la société ouverte n’est pas la source qu’il faudrait de nouveau libérer pour rouvrir nos perspectives après la Grande Guerre. Son affirmation ne va pas sans consumer l’idée même de progrès, tout au moins sous la forme qu’on avait jusqu’ici admise, dans une perspective évolutive qu’on pouvait suspecter d’intellectualisme. La grande innovation des Deux Sources, du moins si on fait l’effort de lire le livre depuis les « Remarques finales » où s’y révèle son adresse aux politiques, est moins la conception de la société ouverte, que celle de la société close. Plus exactement, c’est en présentant une certaine image de la solidarité sociale proprement humaine que la question de l’ouverture acquiert sa pertinence.
La société close originelle
Il faut à cet égard reprendre le début des « Remarques finales », et se laisser surprendre par ce qu’elles disent exactement, au moment où elles s’interrogent sur la portée pratique, et pas seulement théorique, de la
distinction du clos et de l’ouvert. Celle-ci serait proprement inutile, elle serait d’une utilité nulle « si la société close s’était toujours constituée en se refermant après s’être momentanément ouverte. On aurait alors beau remonter indéfiniment dans le passé, on n’arriverait jamais à du primitif ; le naturel ne serait qu’une consolidation de l’acquis3 ».
Le refus de l’hérédité de l’acquis est vraiment la thèse princeps, constamment rejouée, traversant et commandant tout l’ouvrage, mais déployant différemment ses effets à chaque niveau d’argumentation où on la remobilise. Ici, que revient-elle exactement à admettre ? Elle oblige à considérer qu’il y a une nature indestructible, que le naturel ne se laisse jamais chasser, qu’il est toujours agissant sous la même forme, sa forme originelle. Et donc qu’il y a de la « société close originelle4 » – c’est là l’expression exacte de Bergson dans ces lignes – qu’il faut distinguer par conséquent de la société close non-originelle. Évaluer la catégorie de progrès, l’histoire des sociétés humaines comme traversées d’un mouvement qui a une certaine direction, c’est distinguer analytiquement trois termes, et non pas deux : la société close originelle, unique et universelle, les sociétés closes historiques, non originelles, et différenciées selon les lieux et les époques, et les mouvements d’ouverture qui produisent l’image de la société ouverte, ramenée à l’humanité, mais d’une humanité non-inscriptible socialement sur un autre mode qu’une traduction culturelle – et non naturelle – de la clôture. En d’autres termes, le concept de société ouverte aura surtout une utilité pratique en ce qu’il aura permis de discriminer des modes de la clôture, et de discriminer de deux manières différentes : l’une qui pose une différence première entre nature et culture, distinguant le clos originel du clos non-originel, l’autre qui instaure une lisibilité différenciées des figures plurielles du clos non-originel, ethnologiquement et historiquement.
Partons de la première discrimination. C’est elle, notons-le, qui porte le coup fatal à l’idée communément admise de progrès véhiculé par un certain positivisme, à commencer par celui de Spencer, ennemi bien
plus radical que Durkheim dans l’ensemble de l’œuvre bergsonienne5, et encore dans ce dernier livre. C’est que cette philosophie, qui était rappelons-le une philosophie des sciences, où l’on passait sans solution de continuité de la biologie à la psychologie et à la sociologie, reposait « à peu près entièrement sur l’idée de la transmission héréditaire des caractères acquis6 ». L’argument de Bergson est strictement rousseauiste : on s’est mépris sur la nature humaine y en projetant les produits de la civilisation, et cela s’est produit à partir du préjugé social du progrès érigé en thèse sociologique – c’est de là, et non de la biologie, que vient pour Bergson l’évolutionnisme spencérien – bref, on a été subjugué par ce que les acquisitions sociales ont représenté, au point qu’on a perdu de vue la permanence d’une nature indestructible, dont aucune société, en tant qu’elle est humaine, ne peut se départir. On a refoulé la vraie nature sociale de l’homme, et Les Deux Sources est d’abord, à travers le combat acharné contre l’hérédité de l’acquis, un travail d’anamnèse sociologique, la levée d’un refoulement. Il faut rejoindre, selon une expression à laquelle Bergson adjoint parfois, en une précaution significative, des guillemets, la « société naturelle7 », et par conséquent « gratter la civilisation8 » sans se laisser subjuguer par elle. Si une sociologie se détache du projet bergsonien, elle doit être affranchie de l’auto-représentation des sociétés évoluées, avec tout le chemin qu’elles estiment avoir accompli, au point de convertir l’habitude acquise en tendance naturelle – au point de naturaliser l’habitude, du côté de la science positive comme du sens commun. Plusieurs méthodes sont utilisables pour creuser sous l’acquis : la théorie de l’éducation, l’examen des sociétés dites primitives, l’introspection. C’est tout Rousseau, stylistiquement et philosophiquement, qui est impliqué dans ces quelques lignes, de L’Émile au Second Discours, en passant par les Confessions et les Rêveries. Mais c’est aussi la reprise et l’approfondissement de ce que les critiques de l’évolutionnisme ont produit de meilleur – redonnant aux sciences sociales une nouvelle impulsion, authentiquement comparative – à partir de la fin du xixe siècle.
Il reste que la distinction du clos originel et du clos non-originel se heurte à un obstacle : c’est que ce schéma général de vie sociale que la
nature a voulu pour l’homme, on ne l’atteindra jamais que sous une forme altérée. L’acquis peut être creusé, il ne peut être éradiqué. Il n’est pas indestructible au sens de permanent, mais il est ce dont les faits, si on les prend vraiment comme des faits sociaux, ne peuvent être complètement isolés. Notons que pour l’instant, on reste sur la ligne d’une réflexion théorique, rien d’ordre pratique n’est engagé dans ce qu’on dit. Celui qui creuse sous l’acquis est le philosophe, et non pas le mystique, lequel accomplit son forage en l’appliquant à la nature elle-même. Dira-t-on alors qu’on s’adresse déjà au politique, à celui qui, parmi les personnages engagés dans ce dernier livre, n’intervient que in fine, une fois que le philosophe a identifié le mystique comme agent culturel spécifique, signifiant par-là même la limite au-delà de laquelle il ne peut plus que s’aventurer ? Non. Le politique ne sera interpelé qu’après le premier forage, celui du philosophe, mené jusqu’au bout.
La guerre, de l’originel au non-originel
Que découvre le philosophe qui se tient encore sur la lancée de l’Évolution créatrice, prolongée par la nouvelle sociologie radicalement antiévolutionniste, plus anti-évolutionniste que celle de Durkheim, de Mauss et de Lévy-Bruhl, parce qu’inspirée par la philosophie nouvelle, celle qui mobilise contre l’évolutionnisme les arguments les plus forts et les plus radicaux ? Il découvre la guerre, et il la découvre comme une dimension constitutive du clos originel. Plus exactement, il la découvre comme ce qui vient en premier, dit Bergson. « L’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation9 ». Cette phrase, on peut la prendre en deux sens, presque contradictoires : soulignant la force de l’instinct guerrier, on peut en accentuer le caractère éminemment naturel, faire de la guerre le trait fondamental de la société close, ramenée aux tendances originelles dont elle est le produit. Mais on peut aussi se dire, selon un ordre qui serait plutôt de connaissance que de genèse, qu’il est ce qui se trouve au plus près de la surface, ce qui affleure avec le plus d’évidence, parmi l’ensemble des traits repérables.
Dans les deux cas, on se tient fermement à la grande thèse bergsonienne : la guerre est naturelle. Et le naturel étant indestructible, la guerre est indestructible. Mais dire qu’elle est l’instinct le plus fort, ce n’est pas dire qu’elle est ce qu’il y a de plus expressif de la clôture, dans ce qu’elle a d’essentiel et d’originel. Avec la guerre, il faut plutôt dire que nous tenons un outil de lecture, qui permet de voir comment la nature perce au niveau de la culture, comment les sociétés closes se modalisent et se différencient. Avec la guerre, on tient l’opérateur qui nous permettrait de passer du premier au second niveau distingué plus haut : de la discrimination entre le clos originel et le clos non-originel, à celle entre différents modes de clôture « cultivées » – différenciées selon la façon dont la guerre s’y conduit, puisqu’elle doit toujours s’y conduire, du seul fait de ce que la clôture signifie vraiment.
Notons, avant de poursuivre, que la méthode employée s’avère ici inséparable de son contexte historico-politique. Trouver la guerre, c’est certes, on va le voir, analyser correctement la société close originelle, voir qu’un instinct fort – le plus fort sans doute mais pas nécessairement le plus expressif – y pousse au combat. Mais trouver la guerre, c’est aussi faire état de notre histoire, celle du premier xxe siècle et du désastre de la civilisation européenne. Le constat n’a rien d’un truisme, parce qu’il se tourne immédiatement en un diagnostic sidérant : notre guerre – nos guerres, dirions nous avec un peu plus de recul – a été une guerre particulière, où la poussée de l’instinct a tout renversé – science, technique, culture, raffinement, moralité – avec une brutalité qui ne peut s’interpréter que comme un déferlement naturel, quelque chose comme une catastrophe. Or il n’en va pas ainsi de n’importe quelle guerre. D’autres guerres appartenant à notre histoire, ou encore les guerres menées dans d’autres civilisations que la nôtre, n’ont pas cette violence et cette naturalité. Pour Bergson, quoi qu’il en soit de son revêtement technique et de sa sophistication stratégique, notre guerre est plus proche de l’instinct que toute autre guerre, qu’on l’ait connue jusque-là ou qu’on l’observe ailleurs. Il faudra évidemment se demander en quoi, et déterminer cette singularité naturelle en fonction d’un certain développement culturel, faisant jouer par conséquent la seconde grille de lecture – celle d’une qualification sociologique de la civilisation moderne, comme une clôture d’un certain type, relatif à une certaine culture. Il s’ensuit que les politiques, nos politiques, sont déjà convoqués à ce niveau du diagnostic.
Ils sont ces hommes qui ont connu la Grande guerre, et doivent agir au regard de l’inédit qu’ils ont connu. Et le philosophe leur parle, quant à lui, en tant qu’il a compris en quoi consistait cette guerre-ci, au regard du phénomène général de la guerre, comme phénomène social cardinal, surgissement du naturel dans le culturel comme aucune autre guerre ne l’a été.
Que les hommes soient faits pour la guerre est une conclusion directe de la société close originelle. Les hommes y tiennent les uns aux autres au sein de groupes restreints, qui ne voient pas les autres hommes autrement que comme les membres de groupes différents menaçant le leur. Ils sont dans une attitude de combat, et la guerre est « naturelle10 » à la mesure de cette attitude. Encore faut-il cependant dire comment on passe de l’attitude à l’action. Car l’attitude, en l’espèce, n’est qu’un effet de la solidarité naturelle, de cette « tenue » mutuelle qui fait que l’on se tient et que l’on tient les uns aux autres par le tout de l’obligation11, l’un de ses aspects, non son caractère général. Si l’on fait l’effort de rejoindre ce qu’il y a de plus naturel dans la guerre naturelle, ce que l’on touche en premier, c’est l’attitude défensive : la défense de ce qui nous lie, dans un groupe restreint, qui est défense d’un « nous » particularisé par ces liens mêmes que le tout de l’obligation à la fois tisse et totalise.
Pour que la guerre ait lieu, il faut cependant qu’il y ait agression, et non pas défense. Or l’agression plonge elle aussi dans la naturalité du « nous », quoiqu’à un autre niveau. Elle tient à ce que cette société close est bel et bien humaine, et non pas animale. Étant humaine, elle met en jeu l’intelligence fabricatrice. L’homme est sociable et intelligent, les deux caractères étant ici les deux faces d’une même pièce. La société, pour lui, n’est pas inscrite dans un schéma déterminé, mais correspond à un dessin à remplir et à organiser culturellement. On comprend pourquoi l’expression « société naturelle », chez l’homme, s’écrit difficilement sans guillemets : c’est qu’il n’y a à tout prendre que des sociétés dotées chacune d’une culture particulière, si primitive soit-elle, si peu « épaisses » soient ses dispositifs institutionnels et ses constructions techniques – en un mot ses « acquisitions12 ». Les primitifs de l’ethnologie n’échappent pas à la description. Eux-aussi ont une histoire, eux-aussi révèlent un
dépôt caractéristique de leur culture propre. Autant dire que la nature se présente toujours, dans le cas humain, recouverte par l’acquis – concept biologique qui prend son sens sociologique en faisant résonner politiquement et socialement le verbe « acquérir ».
Ce à quoi l’on tient en tenant à nos liens, en tenant les uns aux autres, c’est à du propre, à du culturel inscrit dans un rapport de propriété, à une acquisition. Là encore, les traces de Rousseau dans Bergson ne se démentent pas, même si la torsion est par ailleurs évidente : la guerre vient de la propriété, mais toutes deux sont naturelles, ce que Rousseau ne pensait justement pas. Disons qu’elles sont reconduites au genre de nature sociale propre à l’homme, telle que Bergson est parvenu à la définir.
L’hérédité de l’acquis, la thèse nous captive et nous égare, on l’a dit plus haut, pour une raison qui tient à notre développement culturel. On comprend maintenant qu’elle s’impose aussi pour une raison enfoncée dans notre nature, qui est justement de construire la culture en tant que pure extériorité, et d’avoir à son égard une attitude, naturelle, de type acquisitif. La propriété vient naturellement de ce que l’homme acquiert, que sa vie sociale naturelle ne peut se produire qu’à travers des acquisitions différenciées, spécifiant les cultures, c’est-à-dire ici les sociétés prises comme groupes restreints. Or de ce qu’il acquiert, il découle aussi qu’il conquiert. Sans doute la conquête n’est-elle pas première, puisque c’est d’abord dans le repli d’une défense que l’instinct guerrier se détermine. Mais la conquête est un aboutissement inévitable, dès lors que se profile l’avantage qu’il y a à prendre du « déjà fabriqué » par d’autres, et à occuper un territoire étranger13. La prédation et l’occupation s’inscrivent dans le sillage de la propriété, qui est d’abord propriété des instruments, du sol et de la force de travail. À cet affrontement naturel de sociétés dotées de cultures, incitent la poussée démographique et la surpopulation, autres grandes hantises de Bergson au moment où il écrit et dans l’époque du développement de l’espèce qu’il pense vivre14. Que cet affrontement soit vecteur d’agrandissement ne change rien au caractère de la clôture. L’Empire est une modalité du clos. Il est éminemment instable, toujours soumis à l’effet disruptif de l’instinct, y compris lorsqu’il parvient à prolonger sa durée de vie en composant avec l’indépendance relative des peuples et territoires conquis. En ce sens, l’agrandissement par la guerre
est voué à la dislocation, et à la recomposition de groupes restreints d’où repart à nouveau le conflit. Rien, dans ce processus, ne contient de facteur d’empêchement de la guerre. Et du reste, on ne voit pas non plus pourquoi il faudrait l’empêcher. Puisque les forces qui disciplinent les hommes et les font tenir en sociétés où il est naturel qu’ils vivent, convergent tout aussi naturellement dans l’instinct guerrier, puisque les conditions naturelles de vie font naître par elles-mêmes la guerre, quel sens peut-il y avoir à ne pas vouloir la guerre ?
Nationalisme et impérialisme
On se gardera ici de faire émerger l’injonction de la paix de la seconde source de la morale, on se gardera de faire appel à la morale ouverte pour fonder directement les forces contraires à la guerre. Le faire, ce serait ici déroger au mouvement suivi par Bergson dans sa propre démonstration, ou plutôt dans la divagation très contrôlée, cette divagation qui ne touche qu’au vraisemblable et qui pourtant commande son propos expressément pratique, à savoir son adresse aux politiques de son temps. Rappelons-le une fois encore : certes, la distinction du clos et de l’ouvert est cardinale, mais elle l’est théoriquement. Pratiquement, elle serait inutile15 si l’on se bornait à souligner une alternance, à jouer ou à rejouer constamment le bon côté de la nature humaine contre l’autre, à valoriser sur une ligne qu’on voudrait continue – c’est l’idée naïve du progrès qu’on a quittée en commençant – les effractions à la clôture, allant jusqu’à les capitaliser en remplissant fièrement le mot sanctifié de civilisation. Il n’y a pas de progrès en ce sens, parce que l’acquis ne se laisse pas ainsi capitaliser, parce qu’il n’y a pas d’acquis de l’ouvert comme tel, que l’acquis se reconduit en réalité à l’acquisition externe, et que celle-ci est toujours soumise aux poussées d’une nature disruptive. La véritable alternance historiquement attestée – et donc pratiquement significative – est l’alternance entre grandes associations par conquête et petites sociétés proches de ce que la nature a vraiment voulu, les premières vouées à une dislocation au mieux retardée, les secondes à une
renaissance périodique dans un antagonisme tout aussi inévitable. La bonne opposition dont il faut partir, ce n’est pas celle du nationalisme et du cosmopolitisme – le second étant porteur d’une idée normative de l’humanité – c’est celle du nationalisme et de l’impérialisme. Cette opposition, notons qu’elle correspond à l’histoire des sociétés que raconte Bergson, aussi bien qu’à la situation historique dans laquelle il la raconte, et il ne fait aucun doute que la collusion, avec son effet d’allusion, est délibérée. Cela étant, quelque chose a changé dans notre histoire : c’est que des petites sociétés closes a émergé un sentiment patriotique, qui n’est pas reconductible à un « égoïsme de la tribu16 », et qui est même la seule rupture dont cet égoïsme soit susceptible au niveau de la société close. Autrement dit, il y a dans l’idée de nation, et dans le mode d’attachement qui le caractérise, un élément culturel spécifique. Un genre de société close, non originelle, a instauré une forme de vie qui contrecarre la poussée instinctive de la société close originelle. Plutôt que de se référer à l’ouverture, il faut donc creuser la distinction au sein de la clôture, pour se demander ce qui est arrivé aux nations modernes qui les distingue de toute les formes antérieures d’attachement à la patrie, y compris celle des Anciens et de leur attachement à la cité. La référence aux Anciens, son ressourcement en contexte moderne, est trompeuse. Le véritable événement dans l’histoire des sociétés closes n’est pas l’invention de la cité et du citoyen, c’est l’invention de la nation, au sens moderne du terme. Et par là, il faut entendre avant tout que quelque chose est arrivé à la guerre.
Naturelle, elle n’a pas disparu. Mais sa modalité d’existence a changé. Le patriotisme, dit Bergson, est une
vertu de paix autant que de guerre, qui peut se teinter de mysticité mais qui ne mêle à sa religion aucun calcul, qui couvre un grand pays et soulève une nation, qui aspire à ce qu’il y a de meilleur dans les âmes, enfin qui s’est composé lentement, pieusement, avec des souvenirs et des espérances, avec de la poésie et de l’amour, avec un peu de toutes les beautés morales qui sont sous le ciel, comme le miel avec les fleurs17.
La cité n’est pas pensable, pour Bergson, sans l’invocation d’un dieu tutélaire, qui l’assistera dans ses combats. Sa piété – religieuse et politique,
inséparablement – est calculatrice en ce sens, et l’égoïsme de la tribu n’y est pas démenti. Elle a connu le patriotisme, mais son amour de la patrie n’était pas en rupture avec le calcul dans l’enchaînement qu’on a vu, de l’acquisition à la conquête. De fait, elle n’a pas freiné, mais au contraire avivé la tendance impérialiste. Jamais, dans la guerre, elle ne visait la paix. La seule paix accessible pour elle était la paix entre deux guerres, en un repos qui était toujours un réarmement. Il n’en va pas de même, pour Bergson, de la nation moderne. L’opposition à l’impérialisme, ici, s’est radicalisée : elle est devenue exclusive de toute recomposition et relance dans l’alternance de l’agrandissement et de sa dislocation.
Paix et guerre sont entrées dans une nouvelle combinaison. Pour comprendre laquelle, il convient de suivre à la lettre le passage que j’ai lu, avec bien entendu la référence à la mysticité – à l’imitation de l’état mystique, comme dit encore Bergson –, mais aussi avec la glissement qu’il indique du religieux au moral. Parler de mysticité, semble-t-il, c’est renvoyer à l’ouverture, ou du moins à son impact. On aurait alors une traduction de l’ouvert dans le clos, susceptible d’orienter celui-ci.
Ce n’est pourtant pas ainsi que la pensée politique de Bergson doit à mon avis être lue – sans quoi on en reviendrait au risque d’inutilité de la distinction maîtresse, souligné plus haut. Bien plutôt, il faut noter que si la nation est affectée d’une religiosité spécifique, d’une piété, c’est sans recours à l’invocation du dieu tutélaire, assistant dans le combat qu’on sait devoir mener. La nation se tourne plutôt vers elle-même, vers les âmes qui la composent. Elle est une mobilisation des âmes, dans ce qu’elles ont de meilleur – autrement dit, en essayant de se libérer du vocabulaire de Bergson, ou en déplaçant sa propre terminologie et en la repliant sur elle-même, elle vise un autre rapport à l’acquis culturel : les souvenirs, le composé lent d’une identité, l’accumulation graduelle sur laquelle Bergson insiste ici, des productions de la culture moralement et esthétiquement qualifiées. Sa religion, dédivinisée, c’est sa morale, celle qui la fait vivre en permettant aux âmes de s’unir dans ce qu’elles ont de meilleur.
La thèse princeps du refus de l’hérédité de l’acquis n’est pas ici trahie : la nature reste ce qu’elle est, les hommes sont toujours ces êtres disciplinés et armés pour le combat. Mais c’est la forme de leur union qui se prend elle-même pour objet, qui s’aime elle-même, sous la forme d’un acquis moral spécifique, fait de souvenirs spécifiques, de productions morales, intellectuelles, esthétiques spécifiques. Or de cet acquis-là, il
est possible d’hériter, non pas naturellement – en nature, on n’hérite d’aucun acquis – mais culturellement. C’est possible, puisque cela a eu lieu dans la forme de ce qu’on appelle nation18. De là, ne sont pourtant pas nés des êtres doux et tendres. Sont nés plutôt des êtres pour lesquels leur paix, comme délectation de leur union à un niveau qui n’est pas celui de la défense de leurs acquis calculables – de leurs instruments, de leur force de travail et de leur sol – est devenu ce à quoi ils tiennent le plus, et pour quoi ils sont toujours prêts à la guerre.
La guerre pour la paix est une proposition qu’il ne faut pas craindre de dire nationaliste. Et son ennemi est toute nation – qui n’en est pas vraiment une, mais qui est une tribu déguisée – qui envisage son union autrement, retombe à l’état naturel, et se lance dans le cycle impérialiste. Il s’ensuit une conclusion essentielle : si la paix est préférable à la guerre, ce n’est pas qu’elle est en soi préférable : c’est qu’elle est préférable pour nous, qu’elle est devenue préférable de fait, dans l’histoire des sociétés closes. Car celles-ci ont vécu leur repos autrement qu’un entre-deux de la guerre. Dans l’entre-deux-guerres que Bergson vit subjectivement, et dont, comme tout observateur lucide, il pressent qu’il n’est qu’un intermède, son propos est de dire qu’il faut changer de regard sur cette situation objective : son époque pourrait être autre que ce qu’elle est, car si elle demeure ce qu’elle est, c’est par déviation avec l’histoire des nations, qui ont précisément inventé ce temps de la paix substantielle, voire de la paix comme seul but de guerre tenable.
Histoire d’une déviation :
le dimorphisme
Mais une fois qu’on a dit cela, on n’a pas levé l’interrogation principale sur le fait de savoir comment un tel destin a pu se décider. N’est-ce pas alors que l’invocation de l’état mystique, quoi que sous sa forme
seulement imitative, s’avère nécessaire pour expliquer ce tournant ? Les âmes se sont ouvertes, et la société ouverte a pu sur cette base faire porter son ombre bénéfique sur notre histoire, se déposant pieusement sur le destin des nations modernes. On sait qu’il n’en est rien puisque les nations modernes se sont justement déchirées, et qu’il ne s’agissait pas là d’une guerre accidentelle, mais bien d’une guerre essentielle, de la vérité de la guerre de tous contre tous dans sa naturalité la plus brutale, avec des instruments que l’accumulation technique permettaient, élevant le conflit naturel à un niveau de violence inimaginable. Aussi, pour comprendre le lien du patriotisme national – et pas seulement civique – au motif bergsonien de l’ouverture, et pour comprendre du même coup son diagnostic sur le sens civilisationnel de la première guerre mondiale, il faut procéder autrement. Il faut se concentrer plus intensément encore sur le mode de clôture de la nation. C’est-à-dire sur la singularité qu’elle traduit dans l’ordre de ce qu’on a appelé les sociétés closes non originelles.
Cette singularité est politique, et c’est bien politiquement que Bergson l’analyse. Pour cela, en une extraordinaire économie de moyens, il a recours à un instrument et un seul : le dimorphisme. On en connaît le schéma général : très classiquement, il découle d’une certaine manière d’interpréter la division du travail comme principe de solidarité sociale – un durkheimien dirait « solidarité organique19 » – où les organes et les fonctions se distinguent et se complètent. Cela étant, ce schème classique est infléchi immédiatement : si la division du travail préside à l’organisation des sociétés humaines, ce ne sera pas comme pour les sociétés animales.
Chez Durkheim aussi, la distinction était clairement faite : il y a chez les animaux un rigidité du rapport entre organe et fonction qui bloque tout changement organisationnel, et c’est le relâchement de ce rapport qui voue les sociétés humaines à faire de la division du travail un principe évolutif de cohésion. La fonction, disait Durkheim, s’affranchit des déterminations du substrat organique. Bergson adopte une tout autre description : il y a polymorphisme animal, et dimorphisme humain20. Alors que chez les premiers, la différence organique correspond à la diversité des fonctions sociales, il y a chez l’homme une division fonctionnelle
principielle, qui traverse psychiquement – et non pas psychiquement et physiquement – tout individu : celle entre obéir et commander. Autrement dit, c’est la fonction politique, le rapport commandement-obéissance, qui est principalement structurante. Durkheim s’était refusé à engendrer la division du travail à partir d’une division première ; ce n’est ni le cas de Marx – qu’on se souvienne de l’opposition du travail matériel et du travail intellectuel dans l’Idéologie allemande21 – ni celui de Bergson, le dimorphisme fournissant à l’unification sociale une base expressément politique. Et cependant, on reste sur la ligne d’un certain fonctionnalisme biologique : à la fonction d’obéir et de commander, les individus sont tous aptes, quoique inégalement. À l’échelle de l’espèce, cette distinction fonctionnelle penche largement en faveur de l’obéissance et non du commandement. Mais si le dimorphisme est ainsi déséquilibré, il n’en reste pas moins que les deux tendances persistent en chacun, et c’est de là que le problème politique découle intégralement. Il ne vient pas de la séparation des individus en deux classes, par manifestation des aptitudes. Il vient de ce que des individus généralement inaptes au commandement, satisfont cependant le penchant atrophié de leur dimorphisme en trouvant, dans certaines conjonctures, les moyens de l’exercer tout de même.
Qu’arrive-t-il alors ? Il arrive que la solidarité naturelle, nécessairement hiérarchique, n’a pas l’organe qui convient à sa fonction. Le dimorphisme, en d’autres termes, désigne une disjonction de la fonction sur l’organe, mais en un sens strictement inverse de l’optique sociologique : c’est l’organe qui s’accapare une fonction qui n’est pas faite pour lui. La rareté des grands politiques, insiste Bergson, est plus élevée que celle des grands intellectuels ou des grands artistes22. À bien y réfléchir, cela ne tient pas à la difficulté qui serait particulière à cette fonction-ci, mais plutôt au fait que tous ont naturellement une inclination à la remplir, alors même que c’est l’aptitude inverse qui domine naturellement en eux. Autrement dit, la rareté des grands politiques recouvre un phénomène fondamental : la profusion des serviteurs qui agissent en position de maître, la fréquence de ceux que Bergson appelle les « chefs manqués ».
Évidemment, cette caractérisation du dimorphisme engage une certaine vision de la guerre et de la politique. À mon sens, elle est aussi la clef
pour entrer dans le problème du nationalisme moderne, de ce patriotisme singulier sur lequel Bergson paraît faire fond. Ce n’est pas seulement le dimorphisme qui est naturel, c’est aussi le déséquilibre dimorphique. La société naturelle, par conséquent, est celle où, le plus souvent, les chefs manqués dominent. Ceux-ci remplissent deux fonctions : celle de discipliner le collectif, et celle de l’armer et de le conduire dans la guerre. L’instinct de discipline et l’instinct de guerre sont convergents, et ils supposent l’action des politiques imparfaits – au sens où ils ne peuvent pas, dans la plus grande généralité des cas, ne pas supporter les effets du déséquilibre. Mais ce qui complique l’histoire des sociétés closes, c’est que ce déséquilibre en vient à être perçu. Certes pas par les chefs eux-mêmes, qui se croient toujours, indûment, « d’une race supérieure23 ». Mais il est perçu par ceux-là mêmes qu’ils contraignent à leur obéir, par les dominés, ou plutôt les « dirigés », pour parler exactement comme Bergson. Ceux-ci, en dépit de tous les subterfuges des dirigeants pour justifier et fonder en nature leur domination – ce qu’ils font, une fois encore, en usant du grand appareil idéologique de l’hérédité de l’acquis, de la transmission héréditaire des vertus de supériorité – voient bien que les chefs sont de même nature qu’eux. Ils perçoivent qu’ils ne sont pas plus aptes qu’eux à exercer le commandement. On se dit alors qu’un esprit démocratique va naître de la protestation des dirigés, émerger des classes inférieures pour renverser les classes supérieures. Mais ce ne peut être le cas, parce que l’instinct est trop fort : la discipline et la guerre sont des réquisits trop puissants de l’existence des sociétés closes pour que le renversement des chefs manqués viennent d’en bas.
Nation et démocratie des élites
C’est à ce point que Bergson expose ce que je crois être sa grande thèse politique, difficile à situer sur l’échiquier traditionnel à l’aide des distinctions d’usage. Cette thèse est que le passage de la hiérarchie à l’égalité est un passage nécessaire, mais nécessairement tardif dans l’histoire des sociétés closes, qu’il est le levier de formation des nations
modernes, en tant que nation, mais surtout qu’il ne peut venir que d’en haut, c’est-à-dire de ceux que la hiérarchie sociale a surdotés. L’archétype situationnel est évidemment la nuit du 4 août 1789, où la noblesse décide elle-même de l’abandon de ses privilèges. Cette scène, rappelons que Durkheim l’avait lui aussi invoqué dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, afin de montrer comment un collectif pouvait développer un type de pensée et d’action qu’aucun de ses composants individuels pris à l’état isolé n’aurait pu produire24. Ici, on en a une interprétation foncièrement différente : l’enjeu n’est pas d’attester le dépassement introduit par le collectif comme tel, mais l’effraction produite d’en haut à la structure hiérarchique, à la triade « Autorité, hiérarchie, fixité25 ». À nouveau, la question surgit : s’agit-il alors d’un phénomène d’ouverture ?
La réponse de Bergson est très ambiguë. Bien entendu, en soulignant le caractère « quasi évangélique » des énoncés démocratiques, en reconduisant Rousseau et Kant à leur soubassement religieux chrétien, en accentuant la question de la fraternité et en lui accordant le rôle architectonique dans la devise républicaine – au-dessus, ou plutôt au principe de la liberté et de l’égalité, comme la condition de leur conciliation26 – il semble bien que l’élément de mysticité en politique vienne gagner la nation moderne par le biais d’une démocratie d’essence proprement religieuse, qui d’ailleurs ne peut se réaliser comme telle, mais seulement lancer la vie des sociétés dans une épreuve répétée et approfondie de critique d’elles-mêmes, des inégalités qu’elles reproduisent, des hiérarchies qu’elles avalisent, des manquements à la fraternité qui ne cessent pas de les caractériser. Mais l’on doit se retenir ici, et garder à l’esprit les aléas du dimorphisme : ce qui s’avère déterminant pour que les propositions démocratiques, si religieuses soient-elles, se frayent un chemin en politique, c’est le destin des chefs, qui mettent eux-mêmes en jeu leur domination. C’est l’effraction de ceux qui, soit par ambition personnelle, soit par sentiment de justice (Bergson met ici les deux motifs au même niveau, parce que ce qui compte, c’est ce qui arrive fonctionnellement au pouvoir dans l’évolution des sociétés closes), creusent l’espace pour le recueillement de cette intuition. On n’a pas ici à supposer, insistons sur ce point, qu’ils sont guidés ou animés
par elle. Ce qu’il faut par contre supposer, c’est qu’ils se sont penchés sur les protestations des dominés, qu’ils ont entendu l’objection aux chefs manqués.
Le chef, ne l’oublions pas, s’il est avant tout le produit du double instinct de guerre et de discipline, a la charge de défendre le groupe, et donc de conquérir. Originellement, il est toujours un chef impérial. Comment devient-il un chef national ? Il me semble que la thèse de Bergson est qu’il ne devient un chef national qu’en se tournant vers le collectif pour le saisir dans la façon dont il se possède lui-même, et qu’il exerce son action contre les forces qui menacent sa cohésion du dedans. C’est à ce moment qu’il entend les dominés. Son sentiment de justice est encore celui du calcul des parts. En cela, il n’est pas incompatible avec une ambition personnelle, celui d’être chef autrement, justifié autrement par le peuple, pour avoir répondu à sa demande d’égalité. Le peuple, de son côté, ne peut avoir qu’une vision « classiste » – il proteste contre, objecte en se coulant dans le schéma de ce qu’il faut bien appeler la lutte des classes, et donc dans un schéma de guerre. Le dominant, ou le chef, entre dans un destin national quand il a voulu la paix – et qu’il l’a voulue, non comme une idée quasi évangélique, à partir d’une intuition mystique, mais qu’il l’a voulue comme le contraire de la guerre sociale. Il veut la paix sociale. C’est alors que tout chef manqué qu’il est, et sans avoir à supposer un homme providentiel qui serait un bon chef – un chef naturellement apte à commander, et commandant effectivement – il s’ouvre à la fraternité, il dégage dans le clos l’espace pour une idée répondant à la société ouverte. Il est un agent de progrès politique, sans être un mystique.
Pour Bergson, il y aura toujours des chefs, manqués ou bons. Disons qu’on peut espérer qu’il y en ait de plus en plus de bons, au sein de cette élite éclairée qui est l’adresse finale de son livre. Les bienfaiteurs de l’humanité, célébrés ou appelés au sein de la Société des Nations, à œuvrer de concert pour la paix mondiale, sont sans doute des politiques avisés, qui recueillent quelque chose du mysticisme, sans être nécessairement eux-mêmes les sujets de l’intuition qu’il renferme. Mais ce n’est pas là, au fond, le plus important. Ou plutôt, pratiquement, et pas théoriquement, une question se pose aux différents politiques des États-nations modernes, au sein des sociétés closes qu’ils prennent en charge. Comment faire travailler l’unité morale, dans un sens qui, sans exclure
la guerre – sans négliger la mobilisation générale, qui doit demeurer toujours possible – fait de la paix un état proprement politique ?
Ce qui amène à formuler cette question, c’est l’histoire des sociétés closes, ressaisies au point d’apparition de ce qu’on appelle, non plus des cités, non plus des empires, mais des nations. De ces formes politiques nait un patriotisme, qui, pour la première fois dans l’histoire humaine, met la paix et la guerre au même niveau, les aligne sur un même axe. On vient de le voir, cela est arrivé en fonction d’une certaine histoire du pouvoir politique. Cette histoire a croisé l’histoire du christianisme, et y a pris cette coloration mystique qui signe le patriotisme moderne et fait sa grandeur. Tout cela est vrai. Mais il serait faux de croire que c’est du mysticisme que le mouvement est venu. Il est venu d’une certaine aventure de la clôture, c’est-à-dire d’un développement culturel spécifique – des transformations de ces acquis dont on n’hérite pas, ressaisis au plan des institutions politiques. Alors s’est détachée une élite à laquelle le philosophe qui a compris ce que le mysticisme chrétien implique de fraternité et d’humanité peut effectivement s’adresser. Et cela, quoi qu’il en soit du genre de chef, manqué ou réussi, visé par sa parole. Nul angélisme, on le voit, ne vient inspirer en sous-main un livre comme Les Deux Sources.
Bruno Karsenti
EHESS – Institut Marcel Mauss
Bibliographie
Bergson, Henri, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, GF, 2012.
Durkheim, Émile, De la Division du travail social, PUF, 1996.
Durkheim, Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1990.
Marx, Karl et Engels, Friedrich, L’Idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968.
Mauss, Marcel, La Nation, édition établie par M. Fournier et J. Terrier, PUF, 2013.
Reybaud, Louis, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, Paris, Guillaumin, 1864.
Verdeau, Patricia, « Sur la relation de Bergson à Spencer », Annales bergsoniennes, III, Bergson et la science, Paris, PUF, 2007.
1 On reprend ici l’appellation classique de Louis Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, Paris, Guillaumin, 1864.
2 Les Deux Sources de la morale et de la religion, GF, 2012, p. 353 (p. 301 dans la pagination de référence).
3 Les Deux Sources, Op. cit., p. 342 (p. 289).
4 « De proche en proche, on se transporterait à une société close originelle, dont le plan général adhérait au dessin de notre espèce comme la fourmilière à la fourmi, avec cette différence toutefois que dans le second cas c’est le détail de l’organisation sociale qui est donné par avance, tandis que dans l’autre il y a seulement de grandes lignes, quelques directions, juste assez de préfiguration naturelle pour assurer tout de suite aux individus un milieu social approprié », Les Deux Sources, Op. cit., p. 342 (p. 289).
5 Voir à ce sujet P. Verdeau, « Sur la relation de Bergson à Spencer », in Annales bergsoniennes, III, Bergson et la science, PUF, 2007, p. 361 sq.
6 Les Deux Sources, p. 343 (p. 290).
7 Les Deux Sources, p. 350 (p. 298).
8 Les Deux Sources, p. 354 (p. 303).
9 Les Deux Sources, p. 354 (p. 303).
10 Les Deux Sources, p. 354 (p. 303).
11 Les Deux Sources, p. 144 (p. 67).
12 Les Deux Sources, p. 345 (p. 292).
13 Les Deux Sources, p. 346 (p. 294).
14 Cf. Les Deux Sources, p. 360 (p. 309).
15 Cf. Les Deux Sources, p. 342 (p. 289).
16 Les Deux Sources, p. 347 (p. 295).
17 Les Deux Sources, p. 347 (p. 295).
18 Il y aurait à cet égard grand intérêt à comparer les thèses bergsoniennes sur la nation avec la réélaboration sociologique de cette forme politique que conduit Mauss dans les mêmes années, dans un manuscrit resté cependant en partie inédit jusqu’à une date récente. Cf. Marcel Mauss, La Nation, PUF, 2013.
19 Cf. Durkheim, De la Division du travail social (1893), PUF, 1996, chap. iii.
20 Les Deux Sources, p. 348 (p. 296).
21 Cf. Marx et Engels, L’Idéologie allemande, Éditions sociales, 1968, p. 76.
22 Les Deux Sources, p. 346 (p. 293).
23 Les Deux Sources, p. 350 (p. 298).
24 Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), PUF, 1990, p. 300.
25 Les Deux Sources, p. 353 (p. 301).
26 Les Deux Sources, p. 352 (p. 300)
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN : 978-2-406-05782-6
- EAN : 9782406057826
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0077
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2016
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Guerre, politique, nation, société close, dimorphisme, civilisation