Esquisse d’une caractérisation philosophique du transhumanisme
- Publication type: Journal article
- Journal: Éthique, politique, religions
2015 – 1, n° 6. Le Transhumanisme - Author: Hottois (Gilbert)
- Pages: 33 to 50
- Journal: Ethics, Politics, Religions
Esquisse d’une caractérisation philosophique du transhumanisme
Nous n’entrerons pas dans l’histoire de la nébuleuse transhumaniste au cours des dernières décennies du xxe siècle. Elle est riche en ébauches et en apports divers, indépendants, dont l’« extropisme » de Max More qui énonce dès 1990 les grands principes de la philosophie transhumaniste1. Le lecteur trouvera une esquisse de cette histoire dans “A History of Transhumanist Thought” par Nick Bostrom2. Une systématisation idéologique du transhumanisme a été entreprise dès la fin des années 1990 avec la création de The World Transhumanist Association (WTA) par Nick Bostrom et David Pearce dans un but de regroupement, de structuration et de reconnaissance académique du transhumanisme jusque là morcelé en une nébuleuse d’individualités et de tendances non organisées. Les textes produits dans le cadre de cette association, rebaptisée Humanity+ en 2008, n’épuisent cependant pas les références pertinentes pour une élaboration philosophique du transhumanisme. Ces références concernent une large partie de la littérature bioéthique avec plusieurs auteurs qui ne se déclarent pas « transhumanistes » tout en partageant un certain nombre de leurs idées et valeurs.
Transhumanisme ou posthumanisme
Voici une définition courte du transhumanisme : « Le transhumanisme est un mouvement philosophique et culturel soucieux de
promouvoir des modalités responsables d’utilisation des technologies en vue d’améliorer les capacités humaines et d’accroître l’étendue de l’épanouissement humain »3.
Dans la littérature relative au transhumanisme, il n’est pas rare de rencontrer les termes « posthumain, posthumanisme, posthumaniste, posthumanité ». « Transhumanisme » et « posthumanisme » coexistent et sont à des degrés variables interchangeables. Cette quasi synonymie ne doit pas masquer d’importantes différences.
Alors que le transhumanisme, focalisé sur l’amélioration technoscientifique des capacités humaines, privilégie les sciences et les techniques biomédicales, l’idée du posthumain a crû dans le sillage de la cybernétique, de l’informatique, de l’intelligence artificielle et de la robotique. Ce posthumanisme technoscientifique prophétise l’avènement, délibéré ou accidentel, d’entités artificielles, surhumaines et non humaines, conscientes et super-intelligentes, susceptibles de succéder à l’espèce homo et de poursuivre de façon autonome leur propre évolution4. L’usage de « posthumain » comme quasi synonyme de « transhumain » accentue l’éventualité que l’amélioration continue de l’homme finisse par transformer celui-ci à un point tel qu’il ne serait plus du tout identifiable comme « humain ». Le transhumain serait ainsi en transition vers le posthumain. Les fantasmes, espérances et craintes « posthumanistes » abondent dans la science-fiction qui utilise volontiers le terme « posthumain », tandis qu’on n’y rencontre guère « transhumain »5.
Un usage plus classique de « posthumanisme » consiste à regrouper sous ce terme un ensemble de critiques adressées aux présupposés et aux préjugés des humanismes traditionnels et modernes. Ceux-ci sont fondés sur une conception du sujet humain qui lui attribue une place tout à fait à part dans le cosmos, une conception pré-darwinienne et quasi pré-copernicienne. Le sujet humain, conscient et libre, doué
d’un esprit, ne différerait pas graduellement mais catégoriquement des autres êtres naturels. Être « post-humaniste » revient à dénoncer ces illusions et leurs conséquences : l’anthropocentrisme spéciste qui sépare radicalement l’espèce humaine des autres êtres vivants, les opprime ou les détruit ; la fiction d’un sujet qui méconnaît tous les déterminismes (inconscients, économiques, culturels, idéologiques, sociaux…) qui limitent sa liberté et sa lucidité. L’humanisme traditionnel et moderne serait en outre une invention de l’Occident, ethnocentriste, sexiste, colonialiste et impérialiste. Ce post-humanisme ne veut pas modifier la condition biophysique de l’homme mais certains aspects de l’image et du concept encore dominants de l’homme. Il n’est donc pas hostile aux idéaux humanistes ni critique des moyens exclusivement symboliques traditionnellement utilisés. Il estime seulement que l’humanisme est myope et même aveugle sur des points décisifs ; il invite à approfondir l’effort d’émancipation, à dénoncer toutes les formes de discrimination et à élargir la communauté morale et politique aux autres vivants qui méritent aussi le respect. Certains parlent ainsi d’un « humanisme post-humaniste ». Les transhumanistes rejoignent les critiques que cet « humanisme post-humaniste » adresse aux humanismes traditionnels et modernes, mais ils ne le suivent pas dans son ignorance ou son refus de l’amélioration technologique de l’homme.
Positionnement philosophique et éthique
La grande majorité des transhumanistes se présentent comme agnostiques ou athées, laïques et libre-penseurs. Les valeurs et les intentions affirmées sont proches de l’humanisme laïque progressiste moderne.
Il est vrai que Julian Huxley, inventeur du mot, introduit le transhumanisme comme une idéologie ayant la portée d’une religion sans en partager certaines caractéristiques fondamentales6. Mais le transhumanisme
actuel évite le plus souvent d’afficher semblable ambition. Il se focalise plus modestement autour de la notion d’amélioration physique, cognitive et émotionnelle, et il prône une méthode d’évaluation au cas par cas des améliorations proposées ou potentielles, comme cela se passe dans les comités de bioéthique. Il n’est pas rare que dans ces comités, les discussions conduisent à un partage qui ressemble à l’opposition bioconservateurs-transhumanistes, mais sans le dire ainsi.
Le transhumanisme est porté par un acte de foi optimiste, volontariste et rationaliste, dans le futur, dans la créativité et la responsabilité humaines. Il rejette le fanatisme, l’intolérance, la superstition, le dogmatisme qui caractérisent ou ont caractérisé les grandes religions. Cette foi et l’espérance raisonnées dans l’épanouissement indéfini de l’espèce humaine sur le long terme grâce aux moyens de la science et de la technique le préservent du nihilisme.
La notion de personne et la critique
de quelques préjugés humanistes
Le transhumanisme prend ses distances par rapport aux humanismes traditionnels et modernes par la relativisation de la valeur exclusive accordée à l’être humain en tant que membre d’une espèce biologique. Il dénonce le spécisme de l’humain. La forme biologique propre à l’espèce humaine ne doit pas être sacralisée. Cette forme n’est pas immuable et elle n’a pas le monopole du respect et de la dignité. Le transhumaniste préfère la notion de « personne », une notion définie par la présence de certains attributs : la conscience, la sensibilité, la capacité de raisonner et de choisir, etc. Ce qui sépare l’homme des autres vivants n’est pas une différence absolue mais une question de degrés : les animaux partagent à des degrés inégaux certains caractères de la personne. Ces observations valent aussi pour des entités trans- ou post-humaines, aujourd’hui spéculatives, qui partageraient des attributs de la personne. Le transhumanisme affirme que tous les êtres doués de sensibilité, éventuellement de conscience – pré-humains, non-humains (animaux) ou post-humains – ont droit à un statut moral respectueux de leur bien-être et épanouissement.
L’accentuation de la notion de « personne » dénonce aussi les jugements de valeurs et les discriminations associés aux différences de race ou d’ethnie, de sexe, de genre. Une des critiques adressées à l’humanisme moderne est qu’il a privilégié la figure de l’homme mâle blanc occidental. Le transhumanisme est « post-humaniste » – ainsi que nous l’avons déjà noté – au sens où il dépasse ces préjugés de l’humanisme. Mais il s’agit d’un dépassement qui se veut effectif et pas seulement idéologique et symbolique : l’émancipation de la femme se poursuivra grâce aux techniques, telle, par exemple, l’ectogenèse, et on a pu décrire le transsexualisme comme une mise en application effective d’une liberté et d’un droit transhumanistes.
L’autonomie de la personne
Au cœur des valeurs transhumanistes se trouve le respect de l’autonomie de la personne, libre aussi de modifier son corps, car la personne ne s’identifie pas à une morphologie particulière et contingente. La « liberté morphologique » est une revendication centrale du transhumanisme7. À ce droit fondamental est généralement associé le principe de l’autonomie parentale, la liberté des choix procréatifs. Le transhumanisme est opposé à toute politique totalitaire, irrespectueuse de l’autonomie individuelle et parentale. Le monde d’Aldous Huxley et celui de George Orwell sont radicalement anti-transhumanistes.
Le paradigme « matérialiste »
Le transhumanisme est matérialiste si l’on entend par là qu’il s’oppose au dualisme et au substantialisme spiritualiste. Mais ce matérialisme ne définit pas l’essence de la matière. Celle-ci est à la fois inerte et mécanique,
substance et énergie, vivante et spontanée, pensante et consciente, infime et immense… Un tel matérialisme n’est pas – contrairement à ce que l’on dit souvent – « réducteur » ou « simpliste » ; il est au contraire démultiplicateur. Les outils actuels de cette démultiplication sont les technosciences (notamment, les NBIC : Nanosciences et Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives transversales par rapport aux diverses manifestations de la matière et de l’énergie). Le matérialisme associé au transhumanisme est technoscientifique, il évolue avec les technosciences, leurs instruments et leurs concepts opératoires. Semblable matérialisme ne paraît pas incompatible avec le monisme qui doit caractériser le transhumanisme selon Julian Huxley.
Technologies matérielles
et lutte contre la finitude et la mort
Les technologies dites « matérielles » applicables à l’homme sont tout à fait centrales pour le transhumanisme. Leur importance constitue une différence majeure entre le transhumanisme et les humanismes traditionnels, y compris l’humanisme moderne laïque. Les humanismes voient le progrès d’abord ou exclusivement en termes de transformations sociales, institutionnelles, d’organisation symbolique (éducation, morale, droit, culture, politique), sans modifications biophysiques des humains. L’humanisme, même moderne et laïque, n’a pas l’ambition de modifier en profondeur la nature humaine en ses limites. Le transhumanisme se caractérise par une volonté de lutte effective contre la finitude et contre la mort. Il souligne que de nombreuses recherches technoscientifiques sont en cours dans le domaine de la sénescence et de la longévité chez les animaux et chez l’homme. Religions et philosophies n’ont eu de cesse de « justifier » la mort, aussi longtemps qu’elle était une fatalité contre laquelle il n’y avait effectivement rien à faire. Cette situation a commencé à changer. Le transhumanisme encourage cette évolution, tout en laissant la liberté à chacun de préférer la finitude ou la fiction d’une vie surnaturelle après la mort. Toutefois, désormais, les religions et les philosophies qui justifient ou
prônent la finitude constituent des forces négatives qui encouragent dangereusement l’inaction, le fatalisme.
Le transhumanisme est un humanisme sans limites a priori. La finitude de la personne est empirique, non ontologique. L’optimisme transhumaniste vient aussi de son approche empiriste et expérimentaliste. Si toutes les limites sont empiriques, contextuelles et contingentes, il est toujours possible de se dire qu’un jour, moyennant telle disposition, intervention ou ruse technologiques, il sera possible de …
Bostrom a illustré la volonté transhumaniste de lutte contre la mort d’une manière délibérément naïve et évocatrice par la « Fable du Dragon-Tyran »8. Jusqu’il y a peu, l’attitude du peuple par rapport à la mort représentée par un Dragon tyrannique exigeant constamment son tribut humain, a été soit (a) de soumission consentante allant jusqu’à faire de la mort une grâce, une nécessité essentielle tout à fait positive pour une vie authentiquement humaine ; bref, le peuple, mal an bon an, a collaboré avec l’ennemi ; (b) de vaine révolte, de douloureux et futile refus ; (c) de victoire illusoire, par la croyance en une vie posthume meilleure. Avec les développements technologiques, l’idée d’un renversement effectif du Dragon-Tyran a cependant germé. Mais très difficilement, en raison du scepticisme persistent et aussi d’une opposition violente de la part des théologiens, philosophes et humanistes divers dénonçant et condamnant cette idée et cette entreprise comme insensées, impies, immorales, dangereuses : signe d’hybris, et répétant que « la finitude de la vie humaine est une bénédiction pour tout individu, qu’il le sache ou non. ». Toutefois, ce genre de position s’étant illustrée à propos de bien d’autres entreprises humaines par le passé – par exemple, la folle ambition de voler à travers les airs –, les anti-Dragon se sont multipliés et organisés ; ils ont mobilisé de plus en plus de compétences et de moyens technoscientifiques. À force de persévérance, ils ont fini par mettre au point un projectile capable de percer toutes les défenses du tyran. La destruction du dragon fut une joie immense, exigeant, bien entendu, de repenser l’ensemble de la société, et tempérée par le regret d’avoir si longtemps reculé devant l’audace de l’entreprise. Car on aurait pu éviter bien des souffrances et la perte de tant de personnes précieuses qui ne demandaient que de continuer à vivre plus longuement, voire
indéfiniment, en bonne santé. Bref, il y aurait ici une « urgence transhumaniste » qui ne souffre aucun retard.
Évolutionnisme, espèce technicienne
et nouveau Grand Récit
Le cadre spéculatif et narratif des humanismes, religieux ou non, était l’Histoire. Au sens ordinaire du terme, l’Histoire désigne seulement la transformation des organisations et des relations entre les humains ainsi que des modifications du milieu. Et surtout : elle invite à projeter le futur exclusivement dans cette perspective qui n’affecte pas ou seulement en surface la nature biophysique de l’homme. Le cadre spéculatif et narratif du transhumanisme est l’Évolution, ainsi que Julian Huxley l’avait d’emblée souligné. Plus profondément, le transhumanisme invite à intégrer l’Histoire dans l’Évolution et vice versa. Un intérêt majeur du transhumanisme centré autour de l’idée d’amélioration indéfiniment poursuivie tient au fait qu’il aide à la cristallisation d’un nouveau Grand Récit doté d’un riche imaginaire spéculatif et capable d’intégrer les révolutions technoscientifiques.
Le xxe siècle a été décrit comme celui de l’effondrement des Grands Récits qui donnaient un sens à l’Histoire, religieuse ou non, jusqu’à la Fin fût-elle la Résurrection ou la Société sans classes. Le transhumanisme propose un nouveau Grand Récit, mais ouvert, à écrire siècle après siècle. Un récit sans eschatologie religieuse ou sécularisée sous forme d’utopie finale, un récit néanmoins porteur d’une espérance infinie.
Le Grand Récit transhumaniste s’enracine dans l’évolutionnisme et commence par un regard rétrospectif sur l’évolution cosmique et biologique. Il enchaîne avec l’évolution humaine envisagée sous l’angle technologique. Cette chronique de l’espèce humaine décrite comme ayant toujours été une espèce technicienne (speciestechnica) raconte l’histoire de l’homme comme une histoire d’améliorations grâce à des techniques inventées par les humains : pierre taillée, langage (!), techniques d’éducation, écriture, imprimerie, moteurs, industrie… Internet, NBIC… À chaque fois on pouvait s’opposer – et ce fut souvent le cas – en disant
que c’était mal, risqué, pas naturel, élitiste, hybris… L’hypothèse sur laquelle le transhumanisme fonde la suite de son Grand Récit est que l’évolution technologique va se poursuivre et que toutes les potentialités de la technique seront ainsi progressivement réalisées.
Mais cette hypothèse optimiste n’est pas la seule possible et sa réalisation n’est pas garantie.
Dans « The Future of Humanity »9, Nick Bostrom passe en revue quatre avenirs possibles :
1. extinction de l’espèce humaine : sa probabilité est grande en raison des risques naturels, cosmiques, technologiques innombrables : 99 % des espèces terrestres ont fini par disparaître ;
2. effondrement récurrent : on peut imaginer une succession d’effondrements catastrophiques de la civilisation humaine suivis de reprises. Mais il est douteux que cette série se poursuive indéfiniment ; plus on s’éloigne dans le futur, moins cela paraît probable ;
3. stase : arrêt de l’évolution biologique, technique et sociale : état de stagnation et d’équilibre indéfiniment entretenu. Improbable aussi, surtout à mesure que l’on s’éloigne dans le futur, en raison de toutes les causes potentielles d’instabilité ou de déstabilisation internes et externes à l’espèce humaine ;
4. évolution trans/posthumaine : évolution par auto-amélioration/augmentation/transformation ad infinitum. Cette évolution peut se concevoir avec ou sans rupture radicale par rapport à notre humanité actuelle. La rupture peut être progressive ou brutale. Elle devient plus probable à mesure que l’on s’éloigne dans le futur et à condition qu’il n’y ait pas eu extinction (première hypothèse).
Bostrom estime que sur le très long terme, les deux hypothèses les plus plausibles sont la première et la dernière.
Ajoutons que l’unité du Grand Récit transhumaniste est formelle ; les contenus pourraient en être multiples, rappelant la multiplicité des voies que l’évolution naturelle a suivies. Valorisant l’autonomie, le pluralisme, la libre transformation des personnes, le transhumanisme
projette l’auto-évolution comme épanouissement multiple, diversification. Il ne place pas le futur sous la loi du progrès universel identique pour tous. Il y a du postmoderne dans le transhumanisme. Mais il ne verse pas dans les excès relativistes et nihilistes, car il retient un certain nombre de valeurs modernes ainsi que le respect des méthodologies technoscientifiques.
Équilibrer le symbolique et le technique
Le transhumanisme place sur le devant de la scène l’évolution et les technologies matérielles. Il compense ainsi le déficit humaniste à leur propos. Cette volonté de rééquilibrage n’implique pas l’abandon des acquis éthiques, sociaux, symboliques de l’humanisme, tels les droits humains. Il faut les intégrer en ne les isolant pas, en ne les surprotégeant pas par rapport aux progrès technoscientifiques. Ainsi par exemple, solidarité, égalité, justice sont des valeurs à préserver mais sans les immuniser contre des approches technoscientifiques, de l’éthologie comparée aux sciences du cerveau ou à la génétique. Le transhumanisme réclame un rééquilibrage entre le symbolique et le technique. L’humanisme progressiste moderne, lui-même, ne prendrait pas encore suffisamment en compte les possibilités futures d’amélioration technoscientifique de l’homme qui constituent le défi de l’avenir. Le transhumanisme invite à accorder au moins autant d’importance à la technique et à l’opératoire qu’au symbolique.
Paradigme thérapeutique
versus paradigme évolutionniste de l’amélioration
Le Grand Récit évolutionnaire transhumaniste, centré autour de l’idée d’amélioration, rompt avec la dominance exclusive du paradigme thérapeutique comme grille d’évaluation normative des innovations et de
leurs applications. Les humanismes traditionnels, y compris modernes, demeurent le plus souvent prisonniers du paradigme thérapeutique et des préjugés qui y sont associés, dont celui d’une nature humaine immuablement donnée.
Les transhumanistes estiment que la différence entre action thérapeutique et action améliorative n’est pas stricte. Toute action médicale réussie constitue de fait pour le patient une améliorationde son état. Mais bien des démarches médicales ne sont pas thérapeutiques. Prenons l’exemple de deux enfants de très petites taille. L’un a des parents de taille normale mais souffre d’une déficience pathologique de l’hormone de croissance. L’autre est le fils de parents eux-mêmes très petits et ne présente aucun facteur pathologique. Les deux situations résultent de la « loterie génétique naturelle ». Va-t-on réserver l’hormone de croissance au premier sous prétexte que c’est une indication thérapeutique et l’interdire au second en dépit d’une souffrance psychologique, du souhait des parents et de l’inégalité d’opportunités entraînée par une taille très nettement en dessous de la moyenne ? Autre exemple : la vaccination reste-t-elle dans le domaine de la médecine préventive thérapeutique classique ou s’agit-il d’amélioration (puisqu’on induit une résistance inexistante naturellement) ? Et si l’on passe à l’éventualité d’insérer des gènes renforçant le système immunitaire naturel, change-t-on à ce point de registre qu’il faudrait l’interdire sous prétexte qu’il s’agit à la fois d’amélioration et de génétique ? Des molécules diverses sont thérapeutiques ou augmentatives de capacités selon les circonstances. Des prothèses peuvent augmenter la force ou la précision. La chirurgie réparatrice est depuis longtemps aussi esthétique, de confort et de mode.
Plusieurs problèmes sont liés à l’absence de reconnaissance d’un paradigme centré autour de la libre amélioration-augmentation de l’individu et non assujetti au cadre institutionnel traditionnel de la médecine. Parmi ces conséquences regrettables, relevons :
–l’extension de l’éventail du pathologique et le rétrécissement de celui de la normalité : un individu devrait être considéré comme malade pour que l’on puisse légitimement prescrire des molécules ou des interventions qu’il réclame en toute liberté et connaissance de cause et alors qu’il reste dans l’éventail de la normalité ;
–l’amélioration ne peut être la finalité déclarée d’un projet de recherches ; elle n’est donc pas – surtout pas publiquement – finançable comme telle, ce qui, freine ou exclut des recherches que beaucoup approuveraient. Il faut passer, au moins en apparence, par un financement « respectable » ;
–les molécules et dispositifs avec un potentiel amélioratif et augmentatif ne sont testés, évalués, que dans la perspective d’un usage thérapeutique et non dans le contexte d’un usage amélioratif. Ce dernier – qui existe de facto sinon de jure – est dès lors plus risqué et dépourvu de suivi vigilant.
Comme l’affirment les auteurs de From Chance to Choice, il conviendrait de « modifier le cadre réglementaire d’approbation de médicaments axé sur la maladie en un cadre focalisé sur le bien-être afin de faciliter le développement et l’usage de produits pharmaceutiques d’amélioration cognitive pour des individus adultes en bonne santé »10.
Les transhumanistes revendiquent la reconnaissance de la légitimité de la visée d’amélioration pour la recherche technoscientifique ainsi que l’accès à la médecine d’amélioration pour tout individu libre et informé. Ils estiment que la différence thérapie/amélioration est floue et surtout qu’elle ne constitue pas un critère éthique valable pour accepter ou refuser une demande d’intervention.
Les transhumanistes réclament au moins un droit négatif à l’amélioration : il ne faut pas interdire l’accès à l’amélioration (physique, cognitive, etc.). Quant au droit positif, c’est-à-dire la facilitation sociale permettant qu’une majorité d’individus – voire tout individu qui le souhaiterait – aient accès à l’amélioration, il s’agit là d’un choix de société qui passe, comme c’est le cas pour tant d’autres ressources, par une intervention de l’Etat (prise en charge publique, sécurité sociale).
Les craintes et risques sociaux :
positionnement politique
Si la plupart des transhumanistes considèrent que les préjugés et objections d’origine religieuse ou métaphysique sont irrationnels ou faux, en revanche, beaucoup estiment que les objections de nature éthique, sociale et politique doivent être prises au sérieux.
L’évolutionnisme est un paradigme potentiellement « dangereux » : il peut être interprété et appliqué de façon simpliste, brutale, insensible, et conduire dans un monde de fait inhumain, barbare. La sélection du plus performant ne protège pas les valeurs et formes de vie auxquelles nous tenons. En particulier, des activités dont la finalité n’est pas extérieure à leur exercice et aux plaisirs élevés, au bonheur, qu’elles procurent, telles les activités artistiques ou les comportements relationnels qui trouvent leur fin en eux-mêmes. Le transhumanisme comporte des risques considérables relatifs à l’égalité, la justice et la solidarité dans une société de compétition et de performance dominée par le marché. Ces risques sont parfois sous-évalués par les transhumanistes. Articuler le matérialisme technoscientifique évolutionnaire et les valeurs portées par les traditions est le vrai défi. Cette préoccupation est lisible dans certains Rapports européens de haut niveau11 ainsi que dans des textes de la WTA. Mais le positionnement politique du transhumanisme et de la WTA elle-même (qui connaît des conflits internes à ce sujet) est loin d’être clair et unitaire. Le transhumanisme affirme ne se rallier à aucun courant ou parti politique existant. La diversité des tendances et des individualités auxquelles le terme s’applique comporte en effet des accents qui vont du socialisme au libertari(ani)sme. Ce qui tient ensemble cette multiplicité est l’idée partagée de la poursuite illimitée
par des moyens technologiques de l’amélioration de l’individu dans le respect de l’autonomie personnelle. Sous l’impulsion de Bostrom et de quelques autres, le mouvement a tenté d’introduire de la cohérence et du ciment dans cette diversité. Mais il faut l’entendre davantage comme un groupe de pression intellectuel que comme un parti. L’activisme est sans doute ce qui le décrit le mieux : le mouvement transhumaniste vise l’amélioration effective de l’humanité et s’efforce d’influencer dans ce sens les forces directement (la R&D) et indirectement agissantes (politiques, économiques, financières, mais aussi idéologiques, philosophiques). Le transhumanisme se positionne intégralement au plan du symbolique, de l’influence des idées et non de la R&D technoscientifique proprement dite, même s’il est vrai que nombre de ses adeptes ou sympathisants sont des chercheurs, des inventeurs et des entrepreneurs. Cet activisme fait un usage intensif des nouveaux media hightech au développement desquels une fraction de la nébuleuse transhumaniste est associée, en particulier en Californie (Silicon Valley). Ses abus de rhétorique, de publicité, de marketing et de propagande peuvent ternir et rendre suspects ses intérêts légitimes et le sérieux des idées et des arguments avancés.
Une lame de fond du transhumanisme a été et demeure profondément attachée à l’individualisme libéral, voire néo-libéral et même libertaire. Cette tendance qui s’affiche volontiers comme étant apolitique est de facto proche du techno-capitalisme futuriste de grandes entreprises américaines multinationales dans les domaines des biotechnologie, des TIC, des nanotechnosciences et de l’aérospatiale en lien plus ou moins étroit avec des agences fédérales telles la NASA ou le DARPA (Defense Advanced Research Project Agency). Si les transhumanistes se retrouvent alliés objectifs de ces puissances privées ou étatiques, ce n’est pas suite à des choix politiques ou économiques dictés par l’appât prioritaire ou exclusif de l’argent ou du pouvoir, mais parce que ce sont ces puissances qui portent la recherche de pointe susceptible d’entraîner l’amélioration/augmentation trans/posthumaine.
Simultanément, des transhumanistes socialement sensibles entendent ne pas ignorer les grands problèmes sociaux de la pauvreté, de l’injustice, de l’inégalité, de l’environnement. Ils estiment que les progrès technologiques et leurs applications librement consenties dans le sens de l’amélioration physique, cognitive et morale constituent un facteur essentiel pour répondre à ces problèmes et les résoudre. Il ne faut pas
se détourner de l’amélioration sous prétexte qu’il y a des problèmes économiques et sociaux plus urgents ; il faut mener la lutte sur les deux fronts : humaniste traditionnel et transhumaniste. Un rêve transhumaniste est de concilier individualisme et socialisme : l’amélioration (bien entendu aussi affective, émotionnelle, morale) librement voulue d’individus conduira progressivement à l’amélioration globale de la société et de l’humanité. Selon cette optique, les transhumains ne sont pas à craindre ; ils sont à souhaiter.
Entre apolitisme de tendance technocratique, libéralisme et néo-libéralisme, libertar(ian)isme et social-démocratie, le positionnement philosophique politique du transhumanisme reste irréductiblement divers, même contradictoire, en dépit des efforts d’unification opérés par la WTA.
Risques et limites de la prospective :
amélioration ou transformation
Risques et limites de la prospective sont liés à l’immense complexité de l’entreprise d’amélioration technoscientifique des individus, compte tenu de tout ce qui peut tourner mal rapidement ou à moyen terme dans le domaine de la santé physique et mentale et des relations sociales. Ce danger nécessite un suivi permanent, un monitoring des améliorations à aborder au cas par cas et avec la plus grande vigilance. Toutefois, suivant les transhumanistes, les risques ne seront pas rencontrés par moins de technologie ou par un retour au passé, mais par des technologies nouvelles plus appropriées.
Il reste que les transformations dites « d’amélioration » envisagées par les transhumanistes pourront être à ce point radicales avec des conséquences imprévisibles que l’anticipation de la société et de l’humanité futures est fort limitée et incertaine. Une expression des limites de la prospective transhumaniste est l’idée « posthumaniste » : celle d’une transformation telle que les produits de l’amélioration seraient à ce point éloignés de notre condition humaine que nous n’aurions plus guère avec eux de parenté. Du transhumain – que l’on peut voir comme un
être intermédiaire, transitoire – au posthumain, la frontière est floue et imprévisible.
Le paradigme évolutionniste, l’autonomie individuelle, la liberté et les promesses de la recherche et de l’expérimentation technoscientifiques poussent l’espèce curieuse, exploratrice, inventive, que nous sommes à courir tous les risques. Cet expérimentalisme est perceptible à l’hésitation fréquente dans la littérature trans/posthumaniste entre « amélioration » et « transformation ». Est affirmé le droit à l’auto-transformation, au changement, à l’évolution non dans un but prioritaire d’amélioration, mais afin d’enrichir le champ de l’expérience possible, avec pour idéal ou fantasme une liberté émancipée des contraintes de toute forme définitive ou immuable. L’impératif transhumaniste d’amélioration vient, en principe, infléchir cette liberté compte tenu des contraintes réelles, factuelles, existantes, et des valeurs humanistes revisitées. Mais il peut aussi servir de masque à l’expérimentalisme débridé.
Ces risques et incertitudes ne viennent pas de transhumains ou de posthumains qui n’existent pas. Ils sont associés aux vertus et aux vices de l’espèce humaine.
Si du fait de la science, de la technique et des valeurs humanistes, nous ne sommes pas totalement dépourvus de lumière, cette lumière est limitée.
Pour conclure
Le transhumanisme encourage à regarder en face l’abyssalité de la condition humaine à l’âge technoscientifique (voir les quatre Grands Récits d’après Bostrom) sans chercher refuge dans les abris symboliques des religions et des métaphysiques idéalistes, ni s’abîmer dans le nihilisme ou se dissoudre dans le postmoderne. Il promeut rationnellement et délibérément une espérance d’auto-transcendance matérielle de l’espèce humaine, sans limites absolues a priori, au milieu d’un océan spatio-temporel d’opportunités et de risques dépendants et indépendants des choix et renoncements que les membres de cette espèce opéreront.
Son intérêt est aussi critique : il invite à réfléchir à certains préjugés et illusions attachés aux humanismes traditionnels et modernes dont il révèle, par contraste, des aspects généralement peu ou non perçus. Pour une part dominante, ces humanismes sont anti-matérialistes et spiritualistes. S’ils ne sont plus pré-coperniciens, ils véhiculent des images pré-darwiniennes. Ils reconnaissent l’Histoire, mais guère l’Évolution. Ils ne voient l’avenir de l’homme que sous la forme de l’amélioration de son environnement et de son amélioration propre par des moyens symboliques (éducation, relations humaines, institutions plus justes, plus solidaires, plus égalitaires, etc.).
L’humanisme relève d’une image implicite partiellement obsolète de l’homme. Une obsolescence dont la cause principale est le développement de la science moderne, de la R&D technoscientifique et des révolutions théoriques (conceptuelles, paradigmatiques) et technologiques que les technosciences n’ont cessé d’introduire. C’est à l’actualisation de l’image de l’homme et de sa place dans l’univers que le transhumanisme modéré bien compris travaille12.
Gilbert Hottois
Université de Bruxelles
Bibliographie
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Huxley, J., Religion Without Revelation, Londres, Max Parrish, 1957.
More, M. & Vita-More, N. (eds), The Transhumanist Reader, Oxford, Wiley-Blackwell, 2013.
Nordmann, A., Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies rapport pour la Direction Générale de la Recherche de l’U. E., 2004.
Roco, M. & Bainbridge, W.-S., Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science (CT-NBIC) rapport commandité par la NSF (National Science Foundation) et le DOC (Department Of Commerce), 2002.
Unité S. T. O. A (Science and Technology Options Assessment), rapport Human Enhancement commandité par le Parlement Européen, 2009.
1 Cf. “The Philosophy of Transhumanism”, More, Max et Vita-More, Natasha éds, The Transhumanist Reader, Oxford, Wiley-Blackwell, 2013.
2 Journal of Evolution and Technology, vol. 14, avril 2005 (aussi accessible sur le site de Bostrom).
3 Notre caractérisation du transhumanisme renvoie principalement à la Déclaration transhumaniste et aux FAQ (Frequently Asked Questions) accessibles en ligne (site de Nick Bostrom et site du mouvement transhumaniste : Humanity+). Dans la présente étude, toutes les traductions sont nôtres.
4 C’est le thème de la « Singularité technologique » développé par Vernor Vinge et Ray Kurzweil.
5 Dans notre ouvrage Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience (Paris, Vrin, 2013), nous montrons que la notion de « technoscience » a été, dès son introduction, étroitement associée aux notions de trans/post/abhumain, et nous illustrons ce lien à travers la littérature de science-fiction depuis son origine à nos jours.
6 Julian Huxley introduit « transhumanisme » comme un synonyme d’une expression qu’il utilise antérieurement : « humanisme évolutionnaire ». Voir J. Huxley, New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957 et Religion Without Revelation, Londres, Max Parrish, 1957.
7 Cf. l’article de Sandberg, Anders : « Morphological Freedom. Why we not just want it, but need it », dans More, Max et Vita-More, Natasha éds, op. cit.
8 « The Fable of the Dragon-Tyrant », 2005. Accessible sur le site de Nick Bostrom.
9 2007. Accessible sur le site de Nick Bostrom.
10 A. Buchanan, D. W. Brock, N. Daniels et D. Wikler, From Chance to Choice: Genetics and Justice, Cambridge (U. K.), Cambridge University Press, 2000, p. 11.
11 Tel, en 2004, Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies commandité par la Direction Générale de la Recherche de l’UE et dont le Rapporteur est le philosophe allemand Alfred Nordmann ; ou, en 2009, Human Enhancement commandité par le Parlement Européen via l’Unité STOA (Science and Technology Options Assessment). Ces rapports, parmi d’autres, réagissent au choc causé par le Rapport américain de 2002 : Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science (CT-NBIC), sous la direction de Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge. Il avait été commandité par la NSF (National Science Foundation) et le DOC (Department Of Commerce).
12 L’essentiel de cette étude a été publié dans notre livre : Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Bruxelles, Éditions de l’Académie Royale de Belgique, 2014. Signalons aussi la parution sous la direction de G. Hottois, J.-N. Missa et L. Perbal, de l’Encyclopédie du trans/posthumanisme. L’humain et ses préfixes, Paris, Vrin, 2015.
- CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- ISBN: 978-2-8124-4840-9
- EAN: 9782812448409
- ISSN: 2271-7234
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0033
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 09-18-2015
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: evolution, humanism, person, materialism, post-humanism.