Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Essai et Essayisme. Le potentiel théorique de l’essai : de Montaigne jusqu’à la postmodernité
- Pages : 7 à 9
- Collection : Confluences, n° 1
Chapitre d’ouvrage : 1/13 Suivant
Préface
Le but de ce livre n’est pas de retracer l’histoire de l’essai. Il tente plutôt de reconstruire le potentiel théorique de ce genre de texte depuis Montaigne jusqu’à Roland Barthes et Jürgen Becker. Bien que l’essai soit fréquemment rangé du côté de la littérature et souvent associé à la critique littéraire, il a aussi bien fait ses preuves dans le domaine de la philosophie que dans celui des sciences. Outre ses essais littéraires, Sartre rédigea également des essais philosophiques ; à travers son essayisme sociologique, Georg Simmel contribua à une meilleure compréhension de la modernité tardive ; et en présentant sa sémiologie sous forme d’essais, Roland Barthes réussit à transmettre au lecteur des connaissances théoriques avec une aisance propre aux textes théoriques.
L’essai, défini dans le premier chapitre de cet ouvrage comme « intertexte » pouvant en principe reprendre et modifier des éléments textuels de tous les genres littéraires et non littéraires, s’inscrit au-delà du système des genres, car il peut prendre non seulement la forme d’un récit ou d’une description, mais aussi celle d’une argumentation abstraite. Il revêt parfois les traits d’une lettre, d’un dialogue, voire d’une nouvelle. Il peut ressembler aussi bien à un poème en prose au sens de Baudelaire qu’à un aphorisme ou un traité systématique.
Par analogie avec la distinction qu’a faite Mikhaïl M. Bakhtine entre les romans dialogiques et monologiques (chap. ix), on pourrait distinguer ici les essais monologiques, voisins des traités, des essais dialogiques et les considérer de façon égale. Mais ceci n’est pas le sujet de ce livre où il est avant tout question de la structure dialogique de l’essai. Celle-ci découle, d’une part, de la diversité et de la polyphonie intertextuelle de l’essai qui dépasse les limites conventionnelles des genres, d’autre part, de son caractère expérimental, mis en avant par les essayistes depuis Montaigne (chap. ii et vi).
La diversité linguistique, le dialogisme et l’expérimentation favorisent un « sens du possible » tel que l’a décrit Robert Musil, qui suggère que tout ce qui est n’est pas tout et que tout est également possible 8autrement : qu’il existe au-delà du réel des possibilités concrètes qu’il faut savoir percevoir – même si cela signifie qu’il faut parfois se diriger à contre-courant et aller contre l’avis des « réalistes » qui ne connaissent que ce qui existe et qui, de surcroît, le confondent avec leurs propres représentations du réel.
Le fait d’admettre un « sens du possible » a un impact constructiviste, car il mène à la conclusion que toutes les conventions humaines ne sont que des constructions possibles et que les théories scientifiques sont des constructions de ce genre. Leurs objets aussi sont construits et il ne faut donc pas les confondre avec les « objets en soi ». Dans ce contexte, l’essai, en tant que « sens du possible » et conscience constructiviste, propose une critique de la pensée systématique qui – de Hegel à Luhmann – a tendance à identifier la réalité au système conceptuel, à déclarer qu’elle est rationnelle et à la justifier avec toutes ses imperfections.
Contrairement à la pensée systémique, la conscience essayiste nie l’identité du sujet et de l’objet, de la pensée et de l’être. En tant que conscience constructiviste dotée d’un « sens du possible », elle réfléchit sur le caractère contingent de son discours et accorde à d’autres discours le droit de réagir à ses constructions d’objets en formulant des contre-projets. La critique par les autres devient alors pour elle l’occasion de reconsidérer ses constructions, de les nuancer – ou de les abandonner.
Issue de la conscience essayiste de la non-identité du penser et de l’être, la variante de la Théorie Critique proposée ici fait écho à la dialectique négative d’Adorno. Mais à l’opposé de celle-ci, elle ne se cantonne pas dans un essayisme qui tente finalement – surtout dans la Théorie esthétique (1970) – de se rapprocher, en tant que « parataxis » ou parataxe, de la mimésis artistique. Elle revêt plutôt la forme d’une théorie dialogique qui intensifie la confrontation avec les sciences sociales contemporaines et développe ainsi une composante métathéorique orientée vers la comparaison de théories ainsi que vers le dialogue entre des positions théoriques hétérogènes.
Finalement, il s’agit de dévoiler, au sein même de la Théorie Critique, à mi-chemin entre la dialectique négative d’Adorno et la théorie de l’agir communicationnel de Habermas, un troisième itinéraire qui ne mène ni à la mimésis artistique séparée des sciences sociales contemporaines ni à la « situation de communication idéale » définie par Habermas, qui est un monologue camouflé.
9La Théorie Dialogique présentée dans le dernier chapitre de cet ouvrage, à la suite de What is Theory ? (2007), puise ses racines dans les moments critiques de l’essayisme, tel qu’il a été développé au cours des siècles : de Montaigne jusqu’à Barthes et Jürgen Becker. L’une des fonctions principales de ce livre est de faire apparaître ces moments critiques (réflexivité, constructivisme, dialogisme) dans les ouvrages des auteurs abordés ici et de montrer que Montaigne cherchait déjà à mettre en lumière la vérité dans un dialogue entre des défenseurs de positions opposées.
Les Essais de Montaigne, qui laissent parfois la vérité en suspens, semblent servir de point de repère à Denis Diderot quand, que ce soit dans ses essais ou dans un roman tel que Jacques le fataliste et son maître, il fait aboutir des dialogues à des questions ouvertes et laisse entendre que nous courons de moments de vérité en moments de vérité sans jamais atteindre le lieu de « la vérité » au sens métaphysique du terme. Lui aussi suggère – comme le fera plus tard Friedrich Schlegel – que la vérité ne peut pas être conçue comme une reproduction réaliste de l’objet ou comme une « représentation du monde ». Nietzsche rassemble ces conclusions dans son « perspectivisme » qui postule que chaque théorie ou vérité n’est qu’une « perspective » possible et contingente : une construction.
La Théorie Dialogique renoue avec cette pensée en faisant examiner des constructions dans un dialogue entre des positions théoriques hétérogènes et en les laissant « s’ébranler » au sens de la Erschütterung proposée en 1934 par le philosophe viennois Otto Neurath dans sa critique de Karl R. Popper. À cet égard, elle rejoint un essayisme aspirant à la non-identité entre sujet et objet, telle que l’envisage Adorno. En même temps, elle s’oriente vers « l’examen critique » exigé par Popper. Par ces deux mouvements complémentaires, vers la dialectique négative et le Rationalisme Critique, la Théorie Dialogique cherche à ouvrir la théorie à l’expérience sur laquelle reposent toutes les sciences. Pourtant, l’expérience et l’expérimentation se trouvaient déjà au centre de l’essayisme – de Montaigne à Bense – dont l’importance pour la théorie et son développement a été jusqu’à ce jour négligée.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-06837-2
- EAN : 9782406068372
- ISSN : 2800-535X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06837-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/04/2018
- Langue : Français