Uncertainty, market and organization The meaning and scope of the Knight’s contribution
- Publication type: Journal article
- Journal: Entreprise & Société
2021 – 2, n° 10. varia - Author: Gaffard (Jean-Luc)
- Pages: 95 to 117
- Journal: Business & Society
Incertitude, marché et organisation
Sens et portée de la contribution de Knight
Jean-Luc Gaffard
OFCE Sciences Po,
Université Côte d’Azur,
Institut Universitaire de France
Introduction
L’ouvrage de référence de Knight, Risk, Uncertainty and Profit (1921), souvent cité, moins souvent lu, se veut « une tentative d’établir plus précisément les principes essentiels de la doctrine économique conventionnelle et d’en montrer plus clairement les implications que cela n’a été fait. Son objet est le raffinement, et non la reconstruction » (ibid. p ix). Il est, toutefois, porteur d’une analyse sur la nature, le rôle et la fonction de l’entreprise en rupture avec cette doctrine conventionnelle qui va néanmoins perdurer. À l’encontre de la thèse défendue par Knight, en microéconomie, l’entrepreneur est réduit à un producteur répondant aux signaux de prix émis par le marché (parfait ou imparfait), en macroéconomie, l’on ignore jusqu’à son existence pour mettre l’accent sur le consommateur, salarié et propriétaire du capital. Il y a, certes, une exception notable avec Keynes qui, dans The General Theory of Employment, Interest and Money (1936), fait de l’entrepreneur, placé en situation d’incertitude au sens de Knight, l’acteur principal de la vie économique, mais ne dit rien sur la nature de l’entreprise.
Le fait est que la distinction-clé opérée par Knight entre risque et incertitude, généralement saluée, n’est jamais réellement approfondie par 96ceux qui en font état. Les uns s’en tiennent à en minimiser l’importance en se référant à des développements formels de plus en plus sophistiqués de la notion de risque. D’autres invoquent l’existence d’une incertitude radicale, mais sans véritablement s’attacher à savoir comment y répondre sinon en s’intéressant aux phénomènes spéculatifs et mimétiques qui peuvent en découler à court terme et impliquant de se détourner de l’investissement productif.
Une littérature importante a, certes, vu le jour dès les années 1930, portant explicitement sur la nature de l’entreprise et sur son partage d’avec le marché. Pour autant, la plupart des travaux, y compris les plus récents, ont ignoré le poids de l’incertitude au sens de Knight dans le comportement et plus encore dans l’organisation de l’entreprise.
Dans l’introduction qu’il rédige pour la réédition du livre en 1971 à l’occasion de son cinquantenaire, Stigler fait état de l’existence de deux parties qui auraient pu, selon lui, donner lieu à deux livres séparés, l’un consacré à une théorie de la concurrence en tant que théorie de l’échange et des prix, l’autre relevant d’une théorie du changement conçue comme une théorie de l’entreprise ou de l’organisation sociale. Fort de ce clivage, il récuse la caricature de la distinction entre risque et incertitude qui consisterait à n’en faire qu’une différence de degré impliquant que l’incertitude n’ait d’autre effet que l’apparition d’un profit positif ou négatif, une fois rémunérés tous les facteurs de production. Il discerne, alors, ce qu’est la véritable originalité de l’œuvre étudiée. « Je trouve, écrit-il, le second livre de Knight très intéressant pour une raison quelque peu éloignée de la théorie du profit. Il explique, comme aucun autre travail ne l’a fait, l’importance cruciale de l’incertitude, et sa conséquence inévitable, l’ignorance, dans la transformation d’un système économique de ruche en un processus social conscient avec des erreurs, des conflits, des innovations, et des portées et des variétés infinies de changement » (p xiv). Stigler prend, ainsi, acte l’existence d’une rupture entre deux approches difficilement conciliables de l’économie de marché, l’une s’inscrivant dans une théorie de l’échange, l’autre dans une théorie de la production. Il souligne que ce ne sont pas les conditions de détermination du profit en relation avec l’existence (ou pas) d’un pouvoir de marché qui les séparent, mais le rôle attribué à l’entreprise en tant qu’organisation sociale conçue pour maîtriser sinon réduire l’incertitude. Stigler fait, toutefois, le constat que « l’économie moderne commence 97à peine à récolter tout le fruit de cette vision » (ibid.), manière élégante de faire penser que la seule filiation féconde sinon même utile du livre de Knight est celle issue de ce qu’il qualifie de premier livre.
L’approche originale de Knight a été d’autant plus vite oubliée qu’une autre théorie de l’entreprise va s’imposer à partir de l’article séminal de Coase, The Nature of the Firm (1937). Celle-ci s’inscrit dans une théorie de l’échange en expliquant que l’existence de l’entreprise tient, non à l’incertitude, mais à sa capacité à optimiser les coûts de transaction. Ce sont différentes configurations de l’échange qui sont comparées sans qu’aucune place spécifique ne soit faite à la production et à la manière dont elle est organisée.
Est-ce à dire que la défaite de Knight a été ainsi consommée ? Sans doute oui, si l’on s’en tient au petit nombre de citations de son travail hormis les révérences obligées à la distinction entre risque et incertitude. Non si l’on se réfère à des analyses ultérieures de la nature de l’entreprise qui ont procédé de la même inspiration visant à dissocier la théorie de la concurrence parfaite de celle de la concurrence imparfaite. L’une d’entre elles est celle de Arrow pour qui, en situation d’information imparfaite, le système de prix est défaillant, impliquant de lui substituer, comme moyen de coordination, une organisation de l’entreprise dont la particularité est de rompre avec la rationalité individuelle au bénéfice d’une action collective. L’autre est celle de Richardson, pour qui la théorie de la concurrence parfaite est inapte à traiter du jeu conjoint de l’irréversibilité et de l’incertitude, justifiant l’existence de formes collusives d’organisation qui rendent crédible d’investir sans pour autant attenter au maintien de la rivalité entre entreprises. Ces contributions, aussi peu connues l’une que l’autre, suivent le chemin ouvert par Knight sans s’en revendiquer.
1. Incertitude et ORGANISATION :
LE CHEMIN OUVERT PAR KNIGHT
Dans Risk, Uncertainty and Profit, Knight met explicitement en balance une théorie de la concurrence parfaite conçue comme une théorie de 98l’échange avec une théorie de la concurrence imparfaite qui se veut une théorie de la production. C’est en référence à la spécificité d’une économie de production que la notion d’incertitude en tant qu’elle s’oppose à la notion de risque est mise en avant. Cette incertitude tient à l’existence du temps nécessaire pour produire les biens et connaître les besoins. La fonction de l’organisation est d’en réduire les effets.
Pour Knight comprendre le fonctionnement du système économique requiert de s’entendre sur la signification et l’importance de l’incertitude, et, par suite, d’enquêter sur le processus de connaissance qu’elle implique. Son propos est de prendre en considération les difficultés à inférer le futur à partir du présent qui tiennent à ce que les réajustements au moyen desquels les organismes constitutifs de ce système s’adaptent à un environnement en perpétuelle mutation prennent du temps, sachant que plus ces organismes peuvent voir loin, mieux ils peuvent s’adapter (Knight, 1921/1971, p. 200). S’en tenir, dans ces conditions, au dogme d’une connaissance conditionnée par l’existence de lois ou de principes de continuité, d’uniformité, de régularité (ibid., p. 203), impliquerait de retenir l’hypothèse d’un monde constitué d’unités à l’identité invariante au cours du temps et de similarité de ces identités (ibid., p. 205). Knight reconnaît, certes, qu’une intelligence finie est toujours capable de faire face à un défaut de connaissance quand le nombre de propriétés et de modes de comportement distincts est limité, ces propriétés et modes de comportement sont intangibles, et les événements sont quantifiables (ibid., p. 207), impliquant que face à des événements alternatifs connus d’avance, il est possible de prendre des décisions qui reposent sur le seul calcul de probabilités. Il introduit alors une distinction entre un calcul de probabilité a priori qui repose sur des principes généraux, une probabilité empirique qui relève d’une évaluation empirique, des estimations ou jugements susceptibles d’être erronés sans qu’il soit possible de déterminer l’ampleur de l’erreur. Dans cet esprit, la décision d’entreprise d’accroître la capacité de production, qui relève de l’idée de jugement, est une action dont il est difficile d’estimer un résultat probable. « Il est manifestement sans signification, écrit-il, de parler de calculer une telle probabilité a priori ou de la déterminer empiriquement en étudiant un grand nombre de cas. Le fait essentiel et remarquable est que le cas en question est si unique qu’il n’y en a pas d’autres ou qu’il n’y en a pas un nombre suffisant pour rendant possible une classification suffisamment 99conforme pour servir de base à toute inférence de valeur à propos d’une probabilité réelle dans le cas qui nous intéresse » (ibid., p. 226). Ainsi émerge la figure de l’entrepreneur qui est la personne capable de former un jugement effectif et de lui accorder un certain degré de confiance.
En bref, la situation qualifiée par Knight de situation de risque signifie que l’incertitude est mesurable et, par suite susceptible d’élimination (ibid., p. 232). Elle se distingue de la situation de vraie incertitude ou d’incertitude radicale, dans laquelle l’univers des événements possibles n’est pas connu, le présent n’est pas perçu comme il est et dans sa totalité, le futur ne peut pas être inféré du présent avec un degré suffisant de fiabilité. « C’est cette vraie incertitude qui, en empêchant le fonctionnement théoriquement parfait des tendances de la concurrence, donne la forme caractéristique d’“entreprise” à l’organisation économique dans son ensemble et rend compte des revenus spécifiques de l’entrepreneur » (ibid., p. 232).
Ayant ainsi formulé le type d’incertitude auquel est confronté l’entrepreneur, Knight s’interroge sur la nature du processus de décision. « À la base du problème de l’incertitude en économie se trouve le caractère prospectif du processus économique lui-même (…) Deux éléments d’incertitude sont introduits (…) En premier lieu, (…) il est notoirement impossible de dire précisément quand débute l’activité productive ce que sera son résultat en termes physiques, quelles (a) quantités et (b) qualités de biens résulteront de la dépense de ressources données. En second lieu, les besoins que les biens doivent satisfaire sont (…) aussi du domaine du futur, et leur prévision comporte de la même manière une incertitude. Le producteur doit alors estimer (1) la demande future qu’il s’efforce de satisfaire et (2) les résultats futurs de son opération en tentant de satisfaire cette demande. Il va sans dire qu’un comportement rationnel tend à réduire au minimum les incertitudes impliquées en adaptant les moyens aux fins » (ibid. p. 237-238). Knight souligne ainsi que le problème que doit résoudre l’entrepreneur n’est autre que celui de la maîtrise du temps, en l’occurrence le délai requis pour produire et le délai requis pour avoir connaissance de la demande. La solution de ce problème réside dans la capacité de réduire l’incertitude et de faire des anticipations fiables. Si le consommateur peut et doit anticiper ses propres besoins, il n’en demeure pas moins que le rôle déterminant revient à l’entrepreneur.
100Les méthodes pour traiter de la vraie incertitude sont basées sur la « consolidation », à savoir le regroupement de cas semblables, et sur la sélection et la spécialisation des plus aptes, deux méthodes étroitement connectées entre elles (ibid., p. 243). La longueur de temps au regard de laquelle le comportement est censé s’adapter est l’une des variables essentielles. L’accroissement de la durée du processus de production va de pair avec une incertitude plus forte, exigeant des mécanismes améliorés de consolidation et de sélection. Le mécanisme de l’association se substitue au mécanisme assurantiel lequel n’est guère efficace pour répondre à l’incertitude relative à l’activité entrepreneuriale de production sauf à l’appliquer au groupe que constitue l’association (ibid., p. 252).
Le problème de l’incertitude se trouve ainsi posé dans des termes qui le rendent inséparable du problème du management et du contrôle que doit exercer le manager. Le gain attendu du management est de « fournir l’information sur les conditions de l’activité d’affaires rendant possible une prévision plus intelligente des changements affectant le marché » (ibid., p. 260). De la sorte, le contrôle de l’activité productive, l’organisation sociale qui en résulte deviennent la marque de l’existence de l’entreprise même si le consommateur reste le juge ultime. Le pouvoir de contrôle réduit l’incertitude, non pas que l’entrepreneur soit omniscient, mais parce qu’il est au cœur d’un long processus d’expérimentation. « Avec l’incertitude, faire les choses, l’exécution réelle de l’activité, devient en réalité une partie secondaire de la vie ; le problème ou la fonction principale est de décider ce qu’il faut faire et comment le faire » (ibid., p. 268).
Ainsi la contribution de Knight n’est pas seulement de distinguer l’incertitude du risque. Elle est aussi de poser explicitement le problème de la maitrise et de la réduction de l’incertitude qui dépendent de la forme de l’organisation sociale, du processus de décision visant à la maîtrise du temps qui la caractérise et non d’un calcul de probabilités en toute hypothèse impossible en raison de la nature même du phénomène de production.
L’essentiel de cette contribution a été occulté en raison de la façon étroite d’envisager le mode de contrôle de la production. Celui-ci est exercé par une classe restreinte de personnes à qui sont reconnues des compétences spécifiques de management, la possibilité de faire des erreurs et la responsabilité de les corriger donnant le droit à une rémunération spécifique. Un principe hiérarchique l’emporte qui semble s’opposer 101strictement au principe de marché. Rien n’existe entre la hiérarchie et le marché. La question de la relation entre la taille de l’entreprise et son efficacité est posée et, avec elle, celle des frontières de l’entreprise, mais sans y apporter de réponse autre que d’agiter le spectre de la concentration. Il n’est pas étonnant, alors, que, dans les réflexions qui vont suivre sur la nature de l’entreprise en contrepoint de celle de Knight, le principe de hiérarchie soit abandonné au profit d’un principe de marché certes amendé, mais toujours dominant.
À ce point de l’enquête, il n’est pas sans intérêt de mentionner comment Knight (1935) enrichit sa conception de l’organisation à l’occasion de la controverse qui l’oppose à Hayek à propos de la théorie du capital (Longuet, 2006). Il y définit le capital comme un ensemble d’éléments (y compris les ressources humaines) liés entre eux par des relations de complémentarité. Ce qu’il juge être l’erreur essentielle commise par Hayek s’enracine « dans la négligence des relations coopératives ou “organiques” (…) entre tous les biens capitaux et les autres agents productifs » (Knight, 1935, p. 40). Il entend ainsi souligner l’importance des contraintes exercées sur les agents individuels, la limitation imposée à leurs choix dans la conduite de la production avec, implicitement, en ligne de mire l’objectif de réduire l’incertitude. Un pas est fait dans la direction visant à mettre en exergue l’existence de formes complexes d’organisation en lieu et place du marché de concurrence parfaite, d’un côté, du monopole de la production, de l’autre.
2. Retour sur la nature de l’entreprise :
Coase versus Knight
Le débat sur la nature de l’entreprise prend corps avec l’analyse développée par Coase (1937) qui, certes, se réfère à Knight, mais pour le critiquer. La place éminente reconnue à l’entreprise la fait apparaître bien davantage comme un substitut au marché que comme son complément. Certes, Coase admet que « sans l’existence d’une incertitude il est improbable qu’une firme puisse apparaître » (1937/1951, p. 338). Mais c’est aussitôt pour se dissocier de Knight en rappelant que « la 102question essentielle paraît tenir à la raison pour laquelle l’allocation des ressources ne s’effectue pas directement par le système des prix » (ibid.).
Coase entend établir la différence qui existe entre l’entreprise et le marché en retenant que, si le système des prix de marché coordonne les transactions entre les entreprises, c’est à l’entrepreneur qu’il revient de coordonner la production, en fait d’organiser des échanges à l’intérieur de l’entreprise. Il avance, alors, l’idée que la principale raison pour laquelle il est profitable d’établir une entreprise est qu’il y a un coût à utiliser le mécanisme des prix. Ce coût peut être celui de découvrir le « bon » prix. Ce peut être aussi le coût résultant de la réalisation d’échanges successifs, impliquant de conclure une succession de contrats en lieu et place d’un seul contrat sur un long laps de temps. Il s’ensuit qu’une entreprise est créée quand le coût de passation par le marché est plus élevé que le coût de l’organisation des transactions en son sein. Ainsi prend naissance la théorie des coûts de transaction qui, de manière générale, permet d’établir les frontières de l’entreprise, autrement dit le partage de la coordination de l’activité économique entre le marché et l’entreprise. Certes, pour Coase, l’essence de l’entreprise réside dans la fonction de direction reconnue à l’entrepreneur, mais cette fonction de direction est circonscrite à la gestion d’échanges internalisés. L’entrepreneur concerné reste l’entrepreneur individuel, propriétaire du capital. Ce dont il est question c’est d’une allocation des ressources commandée par les prix, des prix de marché et des prix internes de transfert.
Coase justifie son approche en considérant qu’elle présente « l’avantage de fournir une explication scientifique au phénomène que l’on décrit lorsque l’on dit qu’une entreprise devient plus grande ou plus petite » (ibid., p. 339). Dans sa perspective, « une entreprise tendra à augmenter de taille jusqu’à ce que les coûts d’organiser une transaction supplémentaire en son sein deviennent égaux aux coûts de réalisation de cette même transaction par le canal d’un échange sur le marché, ou aux coûts d’organisation dans une autre entreprise » (ibid., p. 341). La possibilité ainsi évoquée d’un partage, non seulement entre entreprise et marché, mais aussi entre entreprises elles-mêmes sur la base de leurs coûts comparés repose sur l’idée que les entreprises peuvent fragmenter le processus de production pour faire face au coût de l’internalisation de ses différentes étapes. Ce faisant, si l’organisation de la production est prise en considération, ni la durée du processus de production, ni 103l’incertitude qui lui est attachée ne retiennent l’attention. Le mécanisme structurant est bel et bien un mécanisme de prix.
Coase conteste, d’ailleurs, qu’en raison de l’incertitude, l’entrepreneur doive détenir la responsabilité du contrôle de la production et de la prévision de la demande des consommateurs, impliquant de diriger les activités de ceux à qui il garantit un salaire dans un cadre hiérarchique. Il considère, en effet, que celui qui détient les compétences de manager n’est pas tenu de participer à l’activité productive, pouvant se limiter à vendre ses conseils. « Il est possible, écrit-il, d’obtenir une rémunération pour un savoir ou un jugement sans prendre part à la production, mais en établissant un contrat avec les personnes qui produisent » (ibid., p. 346). Une fois encore, Coase met l’accent sur les transactions sans s’interroger sur la spécificité de la production.
Sans doute, la faiblesse de l’approche de Knight tient-elle à ce qu’il ne donne pas d’explication convaincante, ni de la taille de l’entreprise, ni de ses frontières sinon en faisant état des limites imposées aux économies d’échelle. Dans une préface à une réédition de son livre citée opportunément par Coase (ibid., p. 339), Knight observe que « la relation de l’efficacité à la taille est un des problèmes les plus difficiles de la théorie étant, à la différence de la relation à la taille de l’usine, largement une affaire de personnalité et d’accident historique plutôt que de principes généraux intelligibles », ajoutant aussitôt que « la question est particulièrement décisive car la possibilité de profit de monopole offre une puissante incitation à une expansion continue et illimitée de l’entreprise, laquelle force doit être compensée par une autre aussi puissante reposant sur une efficacité décroissante (dans la production d’un revenu monétaire) avec l’augmentation de taille, à supposer qu’existe une concurrence potentielle ». Coase en conclut que « Knight semble considérer qu’il est impossible de traiter scientifiquement des déterminants de la taille de la firme » (ibid.) au contraire de ce que permet sa propre approche de la nature de l’entreprise.
La controverse mise en scène par Coase est révélatrice des défauts de l’une et l’autre approche. Le défaut de celle de Knight est de n’analyser ni la défaillance du système des prix en situation de concurrence imparfaite, ni le mécanisme de partage des tâches entre entreprises. Le défaut de l’approche initiée par Coase, est d’ouvrir la voie à une assimilation de l’entreprise moderne à un nœud de contrats avec pour conséquence 104de rendre floue la distinction entre entreprise et marché, les nouvelles théories de l’entreprise devenant davantage complémentaires que rivales de la théorie néo-classique (Williamson 1990).
Les avancées substantielles de l’analyse de l’entreprise que Knight propose en relation avec la notion d’incertitude pouvaient tomber dans l’oubli. Leur sens et leur portée ne pouvaient n’être mis en lumière qu’à la condition que mesure soit prise des limites imposées au jeu « classique » du marché par l’imperfection de l’information, que mesure soit prise aussi de l’impact conjoint des délais de gestation de l’investissement et d’acquisition de l’information de marché sur le choix des formes organisationnelles et sur la structure des marchés.
3. Les limites du marché et de l’organisation
L’incomplétude de l’information de marché explique pourquoi Keynes considérait « qu’il serait insensé, dans la formation de nos anticipations, d’accorder une grande importance à des données très incertaines » (Keynes 1936 p. 148). Encore faut-il savoir grâce à quels moyens les entreprises peuvent décider d’investir à long terme en se basant sur des anticipations suffisamment crédibles. Mieux cerner la réalité de l’incitation à investir suppose de comprendre en quoi l’incertitude modifie les conditions de coordination et ce que sont les déterminants de la confiance des entrepreneurs dans leurs propres calculs.
Arrow, parfaitement au fait des hypothèses sous-jacentes de la théorie de l’équilibre général de concurrence parfaite et de ses limites (Arrow, 1974a), nous aide à répondre à ces deux questions. Considérant le processus d’ajustement au déséquilibre entre demande et offre sur le marché, il fait état de l’ampleur tout à fait considérable de l’incertitude liée au fait que l’estimation de la demande à un seul entrepreneur suppose d’avoir une idée, non seulement, sur la demande à l’industrie, mais aussi sur les conditions d’offre et les prix des autres vendeurs. Il en conclut que le système des prix n’est pas suffisant comme source d’information et qu’il faut recourir à d’autres sources (Arrow, 1959, p. 46-47). En particulier, il rejette l’idée que les prix doivent s’ajuster le plus vite possible sur 105des marchés en déséquilibre du fait même de l’incertitude. « L’absence relative d’informations sur le comportement des autres sur le marché augmente le degré d’incertitude. Même en l’absence d’une aversion au risque, les chances que l’entrepreneur interprète mal les signaux sont plus grandes que s’il disposait de plus d’informations ; on s’attendrait donc en moyenne à ce que la réactivité des prix aux différences entre l’offre et la demande soit moindre en l’absence d’information. Une aversion pour le risque augmenterait la réticence de l’entrepreneur à s’aventurer dans des changements de prix en l’absence d’information » (Arrow 1959 p. 48). Il s’ensuit que l’organisation devient une source essentielle de coordination dans une économie de marché qui ne peut plus être réduite aux seules relations d’échange. La concurrence change quelque peu de nature. « La mesure de la compétitivité par le ratio de concentration doit être interprété avec soin. Un degré de concentration qui serait parfaitement compatible avec un degré raisonnable de concurrence si le marché était en équilibre faillirait à l’être dans l’éventualité d’une sérieuse inégalité entre la demande et l’offre » (Arrow 1959 p. 49).
Dans l’esprit de Arrow, le système de prix étant défaillant, le culte du marché pas plus que celui de l’État ne sauraient prévaloir. L’action collective lui apparaît nécessaire pour autant qu’elle étend le domaine de la rationalité individuelle, qu’elle constitue le moyen par lequel les individus parviennent à pleinement réaliser leurs valeurs individuelles (Arrow, 1974b, p. 16).
Cette vision de la rationalité n’est pas sans rapport avec celle développée par Sen (1999) qui introduit la notion de « capabilités » désignant la possibilité de s’accomplir, de choisir sa vie, dépassant le fait de simplement disposer des biens « premiers » au sens de Rawls. Cette approche ne postule à aucun moment qu’il faut voir les individus indépendamment de la société dans laquelle ils se trouvent (Sen, 2009, p. 299). L’existence de « capabilités » individuelles n’exclut pas celle de « capabilités » collectives. « Puisqu’un groupe ne “pense” pas dans le sens évident où le font les individus, l’importance de ses capabilités collectives serait plus ou moins comprise (…) en fonction de la valeur que leur accordent ses membres (…) En dernière analyse, c’est sur des évaluations individuelles qu’il nous faudrait prendre appui, tout en reconnaissant l’interdépendance profonde des jugements d’individus qui interagissent. Leurs estimations seront probablement fondées sur 106l’importance qu’ils attachent à leur capacité de faire certaines choses en coopération avec les autres » (ibid., p. 300-301). Chez Sen comme chez Arrow, les idées de coopération et de complémentarité font leur chemin.
La rationalité dont il est désormais question relève, non de stricts choix individuels, mais d’une intelligence collective dictée par des institutions qui confortent et structurent les prises de décision individuelles en « créant l’anticipation d’une participation continuée » (Arrow, 1974b, p. 26). Il ne suffit pas que chaque agent soit rationnel, il faut que tous le soient et sachent qu’ils le sont. « Chaque agent doit en effet savoir non seulement que les autres – du moins ceux qui ont un pouvoir de marché non négligeable – sont rationnels, mais encore que chacun des autres sait que tous les autres sont rationnels, que tous savent que tous sont rationnels, etc. C’est en ce sens que la rationalité de même que la connaissance de la rationalité, est un phénomène social et non individuel » (Arrow, 1987, p. 34). L’existence de droits de propriété ne suffit pas à établir une telle rationalité. Les connaissances exigées dépassent largement celles que procure le système des prix. Le calcul procède de l’organisation qui vient structurer et compléter le marché en inscrivant les décisions dans un temps long et irréversible. Implicitement, il s’agit pour les acteurs non pas de sélectionner un équilibre, mais d’adopter ensemble un récit commun de l’évolution. On l’aura compris, il n’y a pas à choisir entre la soumission aux forces impersonnelles du marché et l’institution d’un pouvoir arbitraire, mais à construire les médiations utiles qui structurent les marchés.
L’objectif est moins de répondre à l’imperfection de l’information, à son asymétrie, qu’à son incomplétude. La structure informationnelle conditionne les possibilités qui s’ouvrent aux agents économiques individuels et, par suite, leurs décisions. Par structure d’information, il faut entendre « non seulement l’état de la connaissance à tout moment du temps, mais aussi la possibilité d’acquérir l’information pertinente dans le futur » (Arrow, 1974b, p. 37). Dès lors, « la désirabilité de créer des organisations d’envergure plus limitée que le marché dans sa globalité est, partiellement, déterminée par les caractéristiques du réseau des flux d’information » (ibid.). Les canaux d’information ne sont pas exogènes. « (Ils) peuvent être créés ou abandonnés, leurs capacités et le type de signal à transmettre à travers eux sont sujet à un choix, un choix basé sur une comparaison des bénéfices et des coûts » (ibid.). Les 107coûts d’acquisition de l’information font partie des coûts en capital, « ils représentent, typiquement, un investissement irréversible » (ibid., p. 39). Les bénéfices dépendent du champ de la décision ou si l’on préfère de la capacité de se projeter à long terme. Il arrive que trop peu d’information empêche de caractériser les technologies ou les marchés futurs, mais qu’assez d’information justifie de poursuivre les expérimentations (ibid., p. 50) Cette démarche n’est rendue possible que grâce à l’existence de codes de conduite qui structurent les relations entre les participants, imposent une uniformité de comportement et dont l’objet est la transmission et la création de l’information pertinente afin de tirer avantage d’actions conjointes (ibid., p. 55-56).
Ces codes sont ce qui permet aux membres de l’organisation d’accéder à cette rationalité supérieure ou rationalité de groupe qui fait pièce à la rationalité individuelle dont le sens est de réduire l’incertitude. Ils sont emblématiques d’une véritable rupture. « S’ils réussissent à se coordonner par le truchement de l’avenir, des agents qui ne sont pas au départ plus “éthiques” que l’homo oeconomicus de la théorie économique sauront se faire mutuellement confiance et régler leurs conflits d’une façon qui ne les entraîne pas dans la spirale de la violence (…) Des agents rationnels au sens de la théorie économique – disons qu’ils recherchent le maximum de leur intérêt dans l’espace des possibilités qui leur sont offertes – n’ont aucune raison de se faire mutuellement confiance. Ils briseront le verrou de cette impuissance s’ils réussissent à se coordonner par le truchement de l’avenir, accédant ainsi à une rationalité supérieure » (Dupuy, 2012, p. 138-139).
Les codes invoqués par Arrow créent un engagement irréversible en même temps qu’ils imposent une cohérence et, en un sens, une uniformité de comportement aux parties prenantes à l’organisation qui acquiert ainsi une identité propre. Leur objectif est bien celui que Knight assignait à l’entreprise. L’autorité demeure l’apanage de l’organisation, une autorité personnelle comme chez Knight, mais aussi une autorité impersonnelle « à travers les codes de conduite qui prescrivent ce que chaque membre de l’organisation doit faire en présence d’une variété de circonstances possibles » (Arrow, 1974b, p. 63) dont l’objet est de faire converger les anticipations. En revanche, rien n’est dit de la façon dont sont déterminées les frontières de l’entreprise ni des formes d’organisation intermédiaires entre le marché et la hiérarchie.
1084. Vers une économie de la connaissance imparfaite
Dans sa quête d’une économie de la connaissance imparfaite qu’il oppose à l’économie de concurrence parfaite, Richardson (1998) s’inscrit dans les pas de Knight en allant au-delà d’une référence obligée au contraste entre incertitude et risque. « S’il est vrai que les résultats des estimations de probabilité de toutes sortes sont différents non pas de nature, mais de degré, il existe une différence importante dans la manière dont elles sont établies, une différence qui a une signification certaine pour l’organisation sociale et qui représente l’essence de la distinction que Knight, je crois à juste titre, pensait importante » (Richardson, 1953/1998, p. 4). En soulignant ce point, Richardson entend reprendre l’idée que l’organisation sociale est l’outil qui permet de faire face à l’incertitude et de la réduire. Cette organisation n’est pas simplement assimilable au pouvoir de contrôle exercé par l’entrepreneur, voire derrière lui par l’actionnaire. Elle est faite de nombreuses relations contractuelles internes comme externes à l’entreprise qui échappent au jeu strict des marchés et n’a pas pour objet une simple allocation des ressources. Ce qui est en jeu est avant tout de comprendre comment prend place le mécanisme de réduction de l’incertitude associée la création de ressources nouvelles, consistant dans la « consolidation » dont parlait Knight, impliquant de regrouper les entreprises ou les projets et d’impulser des collusions plus ou moins explicites entre entreprises, bien loin de la mise en œuvre de mécanismes d’assurance ou de diversification de portefeuilles physiques ou financiers.
Le propre de la connaissance, rappelle Richardson, est d’être dispersée et incertaine. L’incertitude porte avant tout sur l’investissement entendu comme la création d’une nouvelle capacité de production. Elle affecte une décision qui doit être prise sans connaissance, ni des futures conditions technologiques, ni des conditions de marché à venir.
Considérer l’investissement dans sa dimension de création d’une nouvelle capacité de production implique, en l’occurrence, de reconnaître l’existence d’une durée de gestation de cet investissement, la durée qui sépare la décision d’investir de la mise sur le marché du produit issu de cet investissement. En particulier, si un nouveau produit doit être 109supérieur à l’ancien dans tout ou partie de ses différentes dimensions, le remplacement n’est pas immédiat. La création de ce produit (de la capacité de le produire) prend du temps, ses propriétés ne se manifestent que progressivement, du côté de l’offre comme de la demande à raison des dépenses de R&D et de marketing. « Les produits manufacturés ne gagneront des parts de marché que progressivement, au fur et à mesure que leurs mérites seront mis en évidence et que la capacité de les produire se développera. Pendant cette période, des offres concurrentes seront toujours sur le marché et leur durée de vie pourra être quelque peu prolongée par des réductions de prix qui compenseront en partie leurs inconvénients. En attendant, un nouveau produit, prêt à défier celui qui gagne, sera en cours de développement » (Richardson, 1998, p. 172).
Les investissements requis, tangibles comme intangibles, sont, le plus souvent, irréversibles, ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas être affectés à d’autres usages que celui pour lequel ils ont été prévus. C’est particulièrement vrai des investissements intangibles en R&D ou dans l’acquisition de qualifications et de compétences spécifiques qui se donnent lieu à des versements de salaires, autrement dit des dépenses clairement non recouvrables autrement que par la vente future des produits.
Cette propriété d’irréversibilité des investissements pose problème dès lors que l’information de marché n’est pas immédiatement disponible. L’entreprise doit alors affronter l’existence de deux délais déjà présents chez Knight : le délai de gestation de l’investissement et le délai d’acquisition de l’information de marché. Cette information de marché concerne, certes, la demande future, mais aussi et surtout l’offre future des concurrents comme, d’ailleurs, l’offre de produits ou de services complémentaires, autrement dit le montant des investissements réalisés par les entreprises aux activités concurrentes ou complémentaires (Richardson, 1960). « Il semble plus raisonnable de supposer que les entrepreneurs n’apprendront les engagements d’investissement des autres qu’après un certain temps, qui, par commodité, sera appelé “intervalle de transmission” (…) Un entrepreneur qui envisage d’investir ne sera pas en mesure d’estimer le volume de production compétitive qui peut avoir été préparé pendant la période de temps écoulée, égale à l’intervalle de transmission ; il ne sera pas non plus assuré que les autres producteurs ne pourront pas entreprendre dans le futur des investissements, dont ils ne se rendront 110peut-être pas compte qu’ils sont excessifs, faute d’information sur le volume des engagements existants » (ibid., p. 51-52).
L’enjeu pour les entreprises est de pouvoir faire des anticipations fiables à long terme et de se donner les moyens de créer un marché de biens ou services futurs qui soit aussi équilibré que possible. Leur fiabilité est le reflet d’une rationalité de groupe. De quelque manière, il faut qu’elles puissent s’assurer que les investissements concurrents ne dépassent pas un certain seuil et les investissements complémentaires des fournisseurs et clients atteignent un certain seuil (Richardson, 1960).
Des restrictions ou des contraintes sont, alors, nécessaires qui fixent des limites à ces investissements dont les entreprises peuvent rationnellement tenir compte et qui rendent ces derniers compatibles entre eux. Ce sont des contraintes ou restrictions de nature quantitatives et temporelles. Elles sont la véritable source de création de l’information et, plus généralement, de création du marché lui-même, un marché viable dont les déséquilibres sont contenus. Elles apparaissent, en outre, comme le moyen d’éviter des destructions inutiles de capital et le gaspillage de ressources, y compris de ressources primaires. Cela tient, évidemment, à l’incertitude qui pèse sur ce que seront les « bonnes » technologies. Ces technologies n’existent pas a priori. Elles ne peuvent qu’être construites pas à pas, non par essais et erreurs, mais en étant conditionnées par les formes d’organisation retenues.
Les procédures organisationnelles ne sont pas uniquement celles qui structurent le fonctionnement interne de l’entreprise. Elles concernent aussi les relations des entreprises entre elles jamais réductibles à de pures relations de marché. La meilleure façon d’obtenir l’information pertinente et de se coordonner dans le temps relève de collaborations ou d’ententes entre les entreprises. Celles-ci ont pour but de sécuriser les investissements de chacun. Richardson (1960) les appelle, de manière significative, des connexions de marché plutôt que des imperfections de marché.
L’incitation à investir est subordonnée à ces connexions, c’est-à-dire à une forme spécifique de coordination inter-temporelle qui accroît la fiabilité des anticipations à long terme. La disponibilité ou, plus exactement, la création de l’information de marché pertinente dépend de l’existence de restrictions ou de contraintes naturelles ou contractuelles sur l’investissement qui réduisent la liberté d’action de chaque entreprise 111en même temps qu’elles rendent crédible d’innover. Il ne s’agit pas d’acquérir une information à propos de la configuration d’un marché existant, mais bien, pour les protagonistes, de construire ensemble un nouveau marché en même temps qu’ils créent une nouvelle technologie.
Cette analyse du fonctionnement des économies de marché est partagée par ceux des économistes qui s’intéressent aux conditions dans lesquelles les entreprises peuvent innover. Ainsi pour Howitt (1994) « non seulement, les entrepreneurs doivent anticiper les demandes qui n’ont pas encore été formulées, mais ils doivent aussi anticiper les décisions que d’autres entrepreneurs prennent, parce que payer les frais d’établissement pour engager des personnes et des capitaux et développer un marché pour produire et vendre une gamme particulière de biens ne sera rentable que si cette gamme est compatible avec les normes, techniques et stratégies que d’autres développent » (Howitt, 1994, p. 770). Pour Metcalfe (2001), « afin d’être compétitif, il est nécessaire de collaborer, et les ensembles de relations que cela implique, que ce soit avec les fournisseurs, les clients, les universités ou d’autres agences, sont assemblés et dissociés au fur et à mesure que le programme d’innovation se développe. On peut donc dire que les modèles d’innovation et les arrangements institués qui les génèrent évoluent conjointement » (Metcalfe, 2001, p. 579).
L’entreprise acquiert ainsi sa véritable dimension. Elle émerge, non pas comme un recours pour faire pièce à un système de prix de marché trop coûteux, mais parce qu’elle est apte à gérer le processus de production entendu comme un processus de construction et d’utilisation d’une capacité de production dans un contexte d’incertitude radicale. Elle peut, alors, être vue comme un lieu de coalition politique entre des groupes de parties prenantes (managers, salariés, banquiers, clients, fournisseurs) aux intérêts distincts, mais potentiellement compatibles entre eux une coalition constitutive d’un environnement qui donne sa valeur à l’entreprise (March, 1962). La capacité entrepreneuriale, loin de relever de la seule intuition de l’inventeur, devient une capacité d’organisation. Cette organisation aide à créer les connaissances nécessaires, en fait à mieux maîtriser un environnement technologique et de marché en mutation permanente (Marshall, 1920 ; Metcalfe, 1998). Elle repose sur l’existence d’un pool de ressources dont la gestion n’est pas guidée par la seule optimisation de leur usage immédiat (Penrose 1959), ainsi que sur une certaine immobilité de ces ressources (Richardson, 1998, p. 173).
112Une question surgit alors, que se posait déjà Knight sans y répondre de manière satisfaisante, celle de la relation entre taille et efficacité, autrement dit celle des frontières de l’entreprise et de la structure du marché. Pour Richardson, l’unité d’analyse n’est pas le produit comme dans le paradigme classique, ce sont les activités. Ces activités sont « reliées à la découverte et à l’estimation des préférences futures, à la recherche-développement, à la conception, à l’exécution et à la coordination des processus de transformation physique, à la commercialisation des biens, etc. » (Richardson, 1972/1998, p. 148, 1975 p. 355). Inscrites dans le temps, elles sont mises en œuvre par des organisations dotées de compétences spécifiques qui s’appliquent à une large gamme de produits ou de services. La valeur de l’entreprise est, alors, celle que lui confèrent ses compétences techniques et de marché. La conception de l’entreprise comme portefeuille de produits est déplacée au profit d’une conception plus enracinée de l’entreprise, articulée autour de compétences collectives efficacement combinées. La frontière de l’entreprise est, alors, celle que délimitent les activités que l’entreprise détient dont le regroupement dépend du degré de similarité ou de complémentarité des compétences qui leur sont associées (Richardson, 1972).
Cette délimitation des frontières permet de rejeter l’hypothèse de totale concentration qui voudrait dire que l’organisation est plus efficace que le marché. À cela s’ajoute, dans la perspective ouverte par Richardson, qu’en raison du temps requis pour construire la capacité de production et acquérir l’information de marché, la concurrence au sens de rivalité est compatible avec l’existence de rendements croissants qui sont dans la nature d’une organisation industrielle de la production (Richardson, 1998, p. 171-172). La raison en est que des entreprises rivales les unes des autres sur un marché concurrentiel et utilisant l’arme de l’innovation porteuse de rendements croissants peuvent coexister en restant différenciées, non pas tant parce qu’elles offrent des produits différenciés, mais parce qu’elles sont chacune à une étape différente du cycle de l’innovation. Il suffit pour cela que toutes les entreprises n’innovent pas en même temps et que l’entreprise qui innove supporte des coûts d’investissement additionnels avant d’en obtenir les revenus correspondants avec comme conséquence de devoir faire face temporairement à une perte de compétitivité. Ainsi, le maintien d’une pluralité de producteurs résulte des changements récurrents des coûts de production et de demande en univers incertain. 113Il apparaît alors que « le processus de concurrence est un processus de déséquilibre permanent, la tendance naturelle à la monopolisation d’un marché, que l’on attend des rendements croissants, étant continuellement frustrée par l’émergence d’un nouveau produit » (ibid., p. 175). La rupture avec la théorie standard de la concurrence est totale. La concurrence n’est plus un état parfait ou imparfait, mais un processus de rivalité en situation d’incertitude et d’irréversibilité.
CONCLUSION
Incertitude et irréversibilité affectent la nature même du fonctionnement de l’économie et la manière de l’appréhender. Marshall (1890) s’essaie à nous en convaincre. « Chaque force économique, écrit-il, modifie constamment son action, sous l’influence d’autres forces qui agissent autour d’elle. Ici, les changements dans le volume de production, dans ses méthodes et dans ses coûts se modifient mutuellement ; ils affectent et sont toujours affectés par le caractère et l’étendue de la demande. En outre, toutes ces influences mutuelles prennent du temps à se manifester et, en règle générale, il n’y a pas deux influences qui évoluent au même rythme. Dans ce monde, toute doctrine simple sur les rapports entre les coûts de production, la demande et la valeur est donc forcément fausse : et plus l’apparence de lucidité qui lui est donnée par une exposition habile est grande, plus elle est malicieuse » (Marshall, 1890, p. 306).
Knight (1921) n’est pas en reste. « Nous nous efforcerons, écrit-il, de rechercher et d’afficher les irréalités des postulats de l’économie théorique, non pas dans le but de discréditer la doctrine, mais en vue de mettre en évidence ses limites théoriques. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le caractère approximatif des lois économiques théoriques et leur inapplicabilité sans correction empirique à des situations réelles doivent être particulièrement soulignés par rapport, par exemple, à celles de la mécanique » (Knight, 1921, p. 11). Et d’évoquer la réalité d’une économie en perpétuel mouvement nécessitant de nombreuses corrections de trajectoire, l’influence changeante des croyances individuelles et le mode variable d’acquisition des connaissances.
114Deux visions de l’économie s’opposent ici, l’une qui s’applique à lire et mesurer le changement en se ralliant au dogme mécanique de l’équilibre, l’autre qui entend cerner ce que Schumpeter (1934) appelle la physiologie du développement. Arrow et Richardson ont en commun avec Knight d’opposer une théorie de la concurrence imparfaite à la théorie de la concurrence théorie parfaite, non pas en dissertant sur le degré d’imperfection des marchés, mais en mettant l’accent sur l’incertitude, sur le temps nécessaire pour lever l’incomplétude de l’information et en concluant sur l’importance de l’organisation en tant qu’elle structure le marché.
L’enjeu n’est pas simplement d’ordre académique. La position de Knight se distingue de celle de Coase (et de ses disciples) en ce qu’elle conduit à fonder la stratégie de l’organisation sur la réduction de l’incertitude en vue de s’assurer de la viabilité du sentier suivi au lieu que ce soit sur l’efficience de l’allocation des ressources. Dans le premier cas, l’entreprise est une coalition durable entre parties prenantes, dans le second, elle devient une collection d’actifs, réels ou financiers, négociables (Amendola et Gaffard, 2018, 2019). Ce sont bien deux stratégies concrètes distinctes qui sont ainsi considérées dont les performances à court comme à moyen terme sont fortement contrastées. La première tolère des pertes à court terme dans le but d’obtenir des gains à long terme quand la seconde exige de maximiser les gains immédiats.
La conclusion appartient à Knight qui, dans la controverse engagée avec Hayek sur la question du capital, est particulièrement clair. « Les changements à long terme qu’il est raisonnable d’anticiper, écrit-il, ne peuvent pas être traités en termes d’une quelconque tendance vers l’équilibre, et en conséquence ils ne peuvent pas être traités en termes de théorie des prix sous la forme de courbes et de fonctions d’offre et de demande » (Knight, 1936, p. 629). La distinction opérée dans Risk, Uncertainty and Profit entre la théorie de la concurrence imparfaite et théorie de la concurrence parfaite prend ici une nouvelle dimension. La première fait une place essentielle au temps et n’envisage effectivement aucune tendance vers un quelconque équilibre alors que la seconde est atemporelle et se rapporte à l’existence d’un équilibre en l’occurrence statique, mais qui pourrait tout autant être un équilibre dynamique de longue période. Nier implicitement qu’il puisse y avoir un attracteur est ce qui conduit Knight à se départir d’une théorie des prix pour 115privilégier une théorie de l’organisation. L’accent mis sur une incertitude radicale l’entraîne à avoir une conception de la vie économique qui le rapproche des thèses institutionnalistes et évolutionnistes. « Tous les intérêts et traits humains engagés dans ce type de vie économique sont soumis au changement historique. De plus, aucune société n’est ou ne pourrait être entièrement ou purement concurrentielle. Les rôles de l’État, du droit, et de la contrainte morale sont toujours importants et celui des autres formes d’organisation comme la coopération volontaire peut l’être aussi. La vie économique dans le sens le plus strict ne se conforme jamais étroitement au comportement théorique de l’homo economicus. L’histoire est toujours en formation ; les opinions, les attitudes et les institutions changent et il y a une évolution dans la nature du capitalisme » (Knight, 1935, p. 184).
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- CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN: 978-2-406-12698-0
- EAN: 9782406126980
- ISSN: 2554-9626
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- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 01-19-2022
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: enterprise, knowledge, production, time, uncertainty