Risque, incertitude et économie comportementale Une proposition de relecture de Knight
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2021 – 2, n° 10. varia - Auteur : Mottet (Stéphane)
- Pages : 137 à 151
- Revue : Entreprise & Société
Risque, Incertitude
et économie comportementale
Une proposition de relecture de Knight
Stéphane Mottet1
Université de Poitiers – CRIEF
We live in a world full of contradictions and paradox, a fact of which perhaps the most fundamental illustration is this : that the existence of a problem of knowledge depends on the future being different than the past, while the possibility of the solution of the problem depends on the future being like the past.
F. Knight, Risk, Uncertainty and Profit, Chapitre ix.
INTRODUCTION
Knight, dans son ouvrage le plus célèbre, Risk, Uncertainty and Profit (RUP), développe une approche qui rappelle, par bien des aspects, l’économie comportementale. Certains chapitres (en particulier le chapitre vii) contiennent ainsi des éclairages très actuels sur la manière dont les agents économiques prennent leurs décisions. En tentant d’élaborer 138une analyse des choix, et en insistant en particulier sur la dimension psychologique de l’attitude face à l’incertitude, Knight s’inscrit ainsi comme un précurseur, même s’il n’est pas un cas isolé à l’époque.
Knight opte clairement dans son ouvrage pour une approche fondée sur une étude des mécanismes comportementaux. Sa démarche descriptive, intuitive et basée sur la psychologie, est écartée par ses successeurs de l’école de Chicago : dans les années 50, l’approche normative, dite Subjective Expected Utility (SEU), basée sur l’axiomatique Von Neumann et Morgenstern et sur les travaux de Savage, devient rapidement dominante2.
Ce n’est pas le moindre paradoxe de Knight et de son œuvre majeure : en grande partie ignoré par l’école de Chicago, qui, de Savage à Friedman, lui préféreront une approche normative et mathématique, il sera tout autant ignoré par les « hétérodoxes » qui auraient pu s’appuyer sur ses travaux mais qui ne voient en lui qu’un des fondateurs de cette école de Chicago dont ils cherchent à tout prix à se démarquer…
L’autre paradoxe de l’œuvre de Knight est qu’elle est connue sous une version simplifiée : la distinction traditionnelle entre risque et incertitude est certes un passage obligé de toute introduction à un cours d’économie de l’incertain ou de finance, mais elle ne rend pas justice à la subtilité de la pensée de Knight. Ce résumé méconnaît la richesse d’une analyse complexe qui va bien au-delà d’une clarification sémantique. Ambitieuse, l’approche de Knight vise à définir une heuristique de choix et à comprendre la manière dont les agents économiques vont prendre leurs décisions face à différentes formes d’incertitude, plus ou moins radicales.
Preuve de sa richesse et de sa capacité à dépasser les cadres traditionnels, elle a aussi fait l’objet de nombreuses études en dehors du champ de l’économie, en philosophie (par exemple Pradier et Teira Serrano, 2000) et en psychologie (par exemple Rakow, 2010).
Nous reviendrons tout d’abord sur la distinction entre risque et incertitude, puis nous présenterons l’insistance régulière de Knight à interroger la dimension psychologique et comportementale de l’agent économique, enrichissant ainsi considérablement son approche de l’incertitude. Enfin, nous verrons que les intuitions de Knight, ignorées par l’école de Chicago, étaient sur de nombreux points précurseurs des travaux en économie comportementale.
1391. Une distinction classique et complexe
1.1. Différentes formes d’incertitude
Le cœur de l’analyse de Knight est sans conteste le chapitre vii, que Knight met en avant dès son introduction (c’est d’ailleurs le premier chapitre qu’il cite), lorsqu’il pose le cadre de sa recherche :
Our preliminary examination of the problem of profit will show, however, that the difficulties in this field have arisen from a confusion of ideas which goes deep down into the foundations of our thinking. The key to the whole tangle will be found to lie in the notion of risk or uncertainty and the ambiguities concealed therein. It is around this idea, therefore, that our main argument will finally center. (souligné par moi).
L’analyse d’une grande richesse dépasse ce questionnement initial. En plus de distinguer le risque de l’incertitude, Knight introduit dans son analyse des éléments qui relèvent de l’économie comportementale, éléments encore pertinents un siècle plus tard.
Rappelons tout d’abord les arguments développés dans ce chapitre vii. Knight précise :
Taking, then, the classification point of view, we shall find the following simple scheme for separating three different types of probability situation :
1. A priori probability. (…)
2. Statistical probability. (…)
3. Estimates. (…) This form of probability is involved in the greatest logical difficulties of all, and no very satisfactory discussion of it can be given, but its distinction from the other types must be emphasized and some of its complicated relations indicated. (souligné par moi)
Knight distingue l’existence de probabilités a priori (par exemple, la probabilité d’obtenir 6 lors d’un lancer de dés) et de probabilités obtenues empiriquement (par exemple, la probabilité que Stephen Curry marque un tir à trois points). Il introduit surtout le concept central d’« estimate ». Cette notion fait appel à l’opinion de l’agent, à la confiance qu’il peut avoir dans ses propres estimations. Une des manières de comprendre l’incertitude knightienne est ainsi de l’interpréter comme la combinaison 140d’une opinion couplée à la confiance que l’agent peut avoir dans cette opinion, confiance qui peut elle-même évoluer dans le temps.
1.2. Estimation et Incertitude radicale
On retrouve bien la dichotomie classique entre risque et incertitude. Mais l’incertitude recouvre une multitude de situations : il existe ainsi une gradation, c’est-à-dire différents niveaux d’incertitude. Knight aborde d’ailleurs explicitement cette question :
The precise meaning of “real probability” will have to be examined more in detail presently, but we can see that there is a difference in this respect in our feelings toward the two classes of cases. It seems clear that the probability of getting a six in throwing a die is “really” one in six, no matter what actually happens in any particular number of throws ; but no one would assert confidently that the chance of a particular building burning on a particular day is “really” of any definite assigned value. The first statement has intuitive certainty with reference to a particular instance ; in case of the second it is merely an empirical generalization with reference to a group. Possibly the difference is partly a matter of habit in our thinking and to some extent illusory, but it is none the less real and functional in our thinking.
Une probabilité empirique est avant tout une estimation et le niveau d’incertitude est ainsi lié à la confiance que l’agent peut avoir dans cette estimation. Cette vision s’inscrit d’ailleurs dans une tradition philosophique et historique ancienne : pour reprendre les termes de Hacking (1975), parlant de l’émergence du concept de probabilité et de sa dualité au xviie siècle,
on the one side it is statistical, concerning itself with stochastic laws of chance process. On the other side it is epistemological, dedicated to assessing reasonable degrees of belief in propositions quite devoid of statistical background (p. 12).
Plusieurs niveaux d’incertitude existent : d’une incertitude pour laquelle l’agent peut en confiance estimer des probabilités crédibles, à une incertitude radicale (à l’autre bout du spectre) que Knight qualifie de true uncertainty. En situation d’incertitude radicale, l’agent peut même ne pas connaître tous les états de la nature possibles. C’est d’ailleurs l’interprétation retenue par Langlois et Cosgell (1993) :
141uncertainty as Knight understood it arises from the imposibility of exhaustive classification of states (souligné par moi).
Ou pour reprendre les mots de Knight (Chapitre 10) :
The true uncertainty in organized life is the uncertainty in an estimate of human capacity, which is always a capacity to meet uncertainty. (…) The “risk” which gives rise to profit is an uncertainty which cannot be evaluated, connected with a situation such that there is no possibility of grouping on any objective basis whatever (p. 159) (souligné par moi)
2. Une distinction enrichie
par une approche comportementale
2.1. Comprendre les mécanismes psychologiques de la décision
Il serait injuste de résumer l’approche de Knight à un simple problème d’attribution de probabilité : le chapitre vii porte visiblement une autre ambition, et s’interroge sur la psychologie des agents économiques. En ce sens, la démarche de Knight se revendique comme descriptive : elle essaie de comprendre comment les agents décident, et non pas comment ils devraient décider.
Comme le rappelle Thaler (2016), de nombreux économistes de cette période (Pareto, Clark, Pigou, Fisher…) insistaient sur l’importance de la psychologie dans l’analyse économique, et sur la nécessité d’une analyse approfondie du comportement humain. C’est ainsi que le terme de « jugement », beaucoup employé en psychologie, est présent à de nombreuses reprises sous la plume de Knight :
The degree of confidence which we feel in our own situation is simply the degree of confidence we feel in the value of the judgment of the “authority” whose pronouncement we accept as the best information available on the merits of the case. To be sure, the mode of formation of these opinions of others’ opinions is complex and obscure, and is rarely free from all passing of judgment on the case itself independently. There is a mutual reinforcement ; we have some ideas of our own in the premises, and these agree with the views of some authority. We often if not in general believe what we do because the authority believes it, but to some extent we believe in the authority because he 142holds the view to which we were already inclined. In large measure we even believe in ourselves because and in the measure that we think others believe in us, though, on the other hand, again, … But it is enough to indicate the complexity of the relations between our own and others’ opinions without attempting to set all these relations out in logical statements. The importance of indirect knowledge of fact through knowledge of others’ knowledge is the point we wish to emphasize. (Chapitre ix)
Cette citation n’est pas sans rappeler les questions que Keynes soulèvera quelques années plus tard, et qu’il résumera dans le fameux Beauty Contest3 : pour Keynes, sur les marchés financiers, plus que les fondamentaux objectifs, c’est bien la psychologie des agents (ici des investisseurs) qui est essentielle, et le meilleur investisseur est le plus fin psychologue, celui qui comprend (et anticipe) le mieux les comportements d’achats et de ventes de ses collègues.
Au-delà de ce parallèle, on voit à quel point Knight place la psychologie de l’agent économique au centre de son raisonnement. Il fait référence tout au long de son essai à la nécessité de s’intéresser au comportement, à la logique des choix, et à la psychologie des agents économiques. Pour autant, il semble assez pessimiste sur la capacité des scientifiques à comprendre, analyser ou simplement appréhender ces comportements.
The mental operations by which ordinary practical decisions are made are very obscure, and it is a matter for surprise that neither logicians nor psychologists have shown much interest in them. Perhaps (the writer is inclined to this view) it is because there is really very little to say about the subject (…). The real logic or psychology of ordinary conduct is rather a neglected branch of inquiry, logicians having devoted their attention more to the structure of demonstrative reasoning. This is in a way inevitable, since the processes of intuition or judgment, being unconscious, are inaccessible to study. (Chapitre vii, souligné par moi)
Et, plus loin :
The actual procedure of making decisions in practical life is a rather inscrutable or “intuitive” formation of “estimates”, subject to a wide margin of error or uncertainty. (Chapitre xi).
Mais ce pessimisme ne l’empêche pas de considérer cette dimension comme essentielle :
143As inscrutable as with accidental discoveries, almost, are the operations by which we form an estimate of the chances of success in such operations, but the fact is inescapable that we do form such estimates and that they have considerable value (Chapitre xi)
2.2. Approche psychologique et attitude face à l’incertain
L’analyse de Knight pose donc l’enjeu essentiel du rapport des agents à l’incertitude. Knight s’interroge à plusieurs reprises non seulement sur la confiance que l’agent a en son estimation, mais aussi sur sa capacité à définir les états de la nature possibles, les deux étant finalement liés. Il utilise un exemple pour illustrer son propos :
Take the case of balls in an urn. One man knows that there are red and black balls, but is ignorant of the numbers of each ; another knows that the numbers are three of the former to one of the latter. It may be argued that “to the first man” the probability of drawing a red ball is fifty-fifty, while to the second it is seventy-five to twenty-five. Or it may be contended that the probability is “really” in the latter ratio, but that the first man simply does not know it. It must be admitted that practically, if any decision as to conduct is involved, such as a wager, the first man would have to act on the supposition that the chances are equal.
Il s’agit ici de définir précisément ce que recouvre le terme « estimate », que Knight utilise abondamment en lien avec le concept d’incertitude. Ainsi, poursuivant l’exemple précédent, il ajoute :
To illustrate, suppose we are allowed to look into the urn containing a large number of black and red balls before making a wager, but are not allowed to count the balls ; this would give rise to an estimate of probability in the correct sense ; it is something very different from either the mere consciousness or ignorance on which we act if we know only that there are balls of both colors without any knowledge or opinion as to the numbers or the exact knowledge of real probability attained by an accurate counting of the balls. In the second place, we must admit that the actual basis of action in a large proportion of real cases is an estimate4.
La confiance que l’agent économique peut avoir dans ses propres estimations, et sa capacité à définir les états de la nature étant des points cruciaux, Knight poursuit alors logiquement par l’analyse psychologique du comportement.
144Fidelity to the actual psychology of the situation requires, we must insist, recognition of these two separate exercises of judgment, the formation of an estimate and the estimation of its value. We must, therefore, disagree with Professor Irving Fisher’s contention that there is only one estimate, the subjective feeling of probability itself. Moreover, it appears that the original estimate may be a probability judgment. A man may act upon an estimate of the chance that his estimate of the chance of an event is a correct estimate. (souligné par moi).
L’incertitude se définit ainsi en relation à la manière dont les agents économiques la perçoivent, l’évaluent, et à la manière dont ils vont procéder à des choix éclairés face à l’existence de ces différentes formes d’incertitude. C’est bien la mise en œuvre d’une heuristique de choix en incertain qui constitue le projet central de ce chapitre.
Selon Knight, l’attitude face au risque devrait différer de l’attitude face à l’incertain. Si dans le premier cas, l’utilisation de probabilités claires permet de définir un comportement optimal, que le marché saura gérer en s’appuyant sur un calcul rationnel, la présence d’incertitudes dans le second cas rend cette analyse caduque. Ce qui importe alors, c’est le « jugement » de l’agent, et la confiance qu’il a dans sa propre capacité à déterminer des probabilités d’occurrence5, probabilités qui, en situation d’incertitude « rests upon no classification, but is an estimate of an estimate ».
À l’appui de cette affirmation, Knight insiste une nouvelle fois sur le rôle de cette estimation dans la définition de l’incertitude :
But in fact it appears to be meaningless and fatally misleading to speak of the probability, in an objective sense, that a judgment is correct. As there is little hope of breaking away from well-established linguistic usage, even when vicious, we propose to call the value of estimates a third type of probability judgment, insisting on its differences from the other types rather than its similarity to them. It is this third type of probability or uncertainty which has been neglected in economic theory, and which we propose to put in its rightful place. (souligné par moi)
1453. Une approche devenue rétrospectivement « hétérodoxe » à partir des années 50
3.1. Des apports longtemps ignorés
L’approche dominante à partir des années 50 ignorera toute une partie, essentielle, du message de Knight, qu’elle réduira à une distinction binaire pour mieux évacuer le reste des questions complexes qu’il soulève. Il peut sembler surprenant, au premier abord, que son approche ait été écartée par les tenants de « l’école de Chicago », dont Knight est pourtant un des fondateurs.
Comme le rappellent Leroy et Singell (1987) « economists, especially those working in the neoclassical tradition, invoke the distinction only in order to rule out uncertainty ». D’Arrow à Friedman, les critiques ne manquent pas sur l’absence de pertinence, voire l’inutilité de cette distinction : “Although Knight’s analysis is so lacking in formal clarity that it is difficult to be sure (…) Knight’s uncertainties seem to have surprisingly many of the properties of ordinary probabilities, and it is not clear how much is gained by the distinction” (Arrow, 1951).
La difficulté des premières interprétations était de faire entrer les interrogations soulevées par Knight sur le risque et l’incertitude dans un cadre néoclassique standard (Langlois et Cosgell, 1993). En postulant que par « risque », Knight entendait des situations pour lesquelles on pouvait attribuer des probabilités et par « incertitude », des situations où c’était impossible (Gilboa et alii, 2008), il était possible de réduire cette distinction au débat entre les partisans d’une théorie objective de probabilité et ceux d’une approche subjective6. À la suite des travaux de Savage (1954) en particulier, la Subjective Expected Utility (SEU) s’impose, ignorant tout simplement les situations d’incertitude knightienne, « for if probability consists in a decision-maker’s subjective assessment, then there is no state of the world whose probability cannot be articulated. » (Langlois et Cosgell, op. cit.).
Dans ce cadre de l’axiomatique Von-Neuman et Morgenstern, les choix de l’agent sont déterminés par la maximisation de son utilité espérée, 146en s’appuyant sur les probabilités subjectives qu’il attribue à chacune des occurrences possibles. Puisque les agents seront toujours en capacité de disposer de probabilités (même s’il n’en existe pas d’objectives) pour décider, l’incertitude knightienne n’existe pas7. Néanmoins, cette vision réductrice ne rend pas justice à la complexité de son concept d’incertitude.
Malheureusement, l’apport de Knight sera mis de côté, comme le note Pradier (2006, p. 43) : « Quatre-vingts ans après, il ne semble plus rester grand-chose de l’analyse fondatrice de Knight dans la vulgate économique. Onze manuels recensés par Aslanbeigui et Naples exposent le choix risqué en faisant l’hypothèse que les probabilités sont connues : ce qui revient à ne tenir aucun compte du problème de l’estimation subjective pourtant formulé explicitement par Smith et réaffirmée par Knight » (souligné par moi).
Pourtant, de nombreux travaux, dès les années 50 avec Allais, ou Simon, puis plus tard Kahneman et Tversky, ont montré les limites de cette approche SEU. Les preuves de son incapacité à expliquer les comportements réels des agents économiques se sont accumulés au fil du temps, et le projet de la SEU de décrire à la fois le comportement optimal des agents économiques et de prédire leur comportement réel, s’est révélé une impasse théorique et méthodologique. La théorie classique poursuit en effet deux objectifs forts différents, normatifs et descriptifs, qui se sont progressivement révélés incompatibles. Comme le rappelle Thaler (2016), non sans une certaine cruauté, « models of rational behaviour became standard because they were easiest to solve »…
Le fait, pour les tenants de l’approche traditionnelle, d’avoir rejeté une partie des apports de Knight ne tient donc pas seulement à la distinction entre probabilité objective ou subjective (qui ne résolvait en rien 147la question de l’incertitude). Plus fondamentalement, par son approche descriptive, essentiellement littéraire et fondée sur la psychologie, Knight s’écartait trop de la ligne classique de l’école de Chicago.
3.2. Des apports et des intuitions à redécouvrir
Les diverses pistes de réflexion sur les mécanismes de formation des choix évoquées par Knight sont d’une surprenante modernité. Les nombreuses anomalies de la théorie traditionnelle ont en effet progressivement rendu peu convaincant l’approche de l’agent représentatif symbolisé par l’Homo Economicus.
Une approche plus descriptive et psychologique va alors progressivement s’imposer : à l’intersection de la psychologie et de l’économie, la science-économique a ainsi vu émerger l’économie comportementale (Thaler, 2016). D’origine ancienne (citons par exemple les travaux de Simon sur la rationalité limitée) et reconnu par un certain nombre de lauréat du Prix en l’honneur d’Alfred Nobel, ce champ de recherche s’est révélé particulièrement fécond, et a même connu un certain succès en dehors des arcanes universitaires (l’ouvrage de vulgarisation de Kahneman, Thinking, Fast & Slow, est devenu un « New-York Times Bestseller », Richard Thaler a fait une apparition dans un film hollywoodien à succès et le terme Nudge lui-même est désormais passé dans le langage courant8).
Knight, par certains côtés, avait anticipé ces travaux : que ce soit par sa démarche même (descriptive et basée sur la psychologie) ou par certaines de ses intuitions (Rakow, 2010). Il évoque ainsi une typologie des choix qui n’est pas sans rappeler le système dual de Kahneman (présenté dans son ouvrage Thinking, Fast and Slow)9, selon lequel une partie de nos actions se font de manière automatique, alors que d’autres au contraire requièrent un effort de réflexion plus poussée :
The opinions upon which we act in everyday affairs and those which govern the decisions of responsible business managers for the most part have little similarity with conclusions reached by exhaustive analysis and accurate measurement. The mental processes are entirely different, in the two cases. 148In everyday life they are mostly subconscious. We know as little why we expect certain things to happen as we do the mechanism by which we recall a forgotten name. There is doubtless some analogy between the subconscious processes of “intuition” and the structure of logical deliberation.
Il présente aussi ce qui s’apparente à un biais de surconfiance, conséquence directe de sa définition de l’incertitude et des estimations, et dont l’existence est désormais bien documentée :
To this bias must be added an inveterate belief on the part of the typical individual in his own “luck,” especially strong when the basis of the uncertainty is the quality of his own judgment. (Chapitre vii)
D’autres passages témoignent de l’intérêt de Knight pour ces questions. On y retrouve même une allusion à ce qui pourrait s’assimiler à la théorie du Nudge10 :
A large part of the critics’ structures on the existing system come down to protests against the individual wanting what he wants instead of what is good for him, of which the critic is to be the judge ; and the critic does not feel himself called upon to outline any standards other than his own preferences upon a basis of which judgment is to be passed.
Ces quelques exemples tendent à montrer que Knight avait compris l’importance des enjeux et les difficultés d’identification des comportements et des biais cognitifs, anticipant ainsi, certes imparfaitement, tout un pan de recherche en économie expérimentale.
On peut aussi noter que certains travaux s’inscrivent – plus ou moins explicitement – dans la lignée de Knight : Hurwicz (1951) développe ainsi une manière de prendre en compte le pessimisme et l’optimisme de l’agent, en présence d’incertitude, c’est-à-dire quand les conditions ne sont pas toutes connues. Ces critères de décision (par exemple le maximin) ne sont pas sans rappeler l’approche descriptive à la Knight.
Simon (1955) postule une rationalité limitée des agents face à une information incomplète (ou trop vaste pour être traitée de manière efficace) et développe le concept de satisfaction, mieux à même de prédire les choix réels des agents : cette approche, là encore, semble tout à fait cohérente avec celle de Knight, bien que Simon ne se réfère pas à lui. Simon indique ainsi :
149the task is to replace the global rationality of economic man with a kind of rational behavior that is compatible with the access to information and the computational capacities that are actually possessed by organisms.
Néanmoins, Simon pense, comme Knight, que la connaissance en ce domaine reste insuffisante :
One is tempted to turn to the literature of psychology for the answer… Lacking the kinds of empirical knowledge of the decisional processes that will be required for a definitive theory, the hard facts of the actual world can, at the present stage, enter the theory only in a relatively unsystematic and unrigorous way.
Contemporaine de la SEU, l’approche de Simon, bien que reconnue par le prix Nobel en 1978, ne sera jamais en mesure de contester la position dominante de la SEU.
Ellsberg (1961)11 est un des rares à citer explicitement les travaux de Knight. Son concept d’ambiguïté est ainsi une belle illustration formelle de l’incertitude knightienne. Ellsberg critique une approche purement normative et construit une approche descriptive convaincante, qui offre une illustration de l’incapacité de l’approche SEU à prédire certains des choix des agents économiques. Son exemple, resté célèbre, des balles dans une urne (involontairement repris à Knight12) donne une dimension opératoire à ce qu’il nomme « l’ambiguïté ». La démarche d’Ellsberg est cependant moins radicale que celle de Knight : elle illustre certes le concept d’incertitude, mais en fait un cas limite du modèle SEU, une exception à la règle, plutôt que le fondement d’une approche globale telle que l’avait élaborée Knight.
150Conclusion
Comme le soulignent Langlois & Cosgell (1993), il est toujours risqué de revisiter les ouvrages classiques. Dans le cas de Knight, chaque époque l’a relu au spectre des débats contemporains : probabilité objective ou subjective dans les années 50, asymétries d’information et inassurabilité dans les années 80…
Les nombreux passages de RUP sur les questions comportementales témoignent d’une vision de l’incertitude complexe et indissociable d’une analyse poussée de l’attitude des agents économiques face à ces différentes formes d’incertitude. Sans aller aussi loin que Ashraf et alii (2005), qui n’hésitent pas à qualifier Adam Smith de « Behavioral economist », il nous semble toutefois que Knight avait eu lui aussi des intuitions remarquables en matière d’économie comportementale. Le résumé de son œuvre a malheureusement souvent passé sous silence la dimension psychologique de son analyse.
Les travaux récents en économie comportementale ont justement tenté de réconcilier les approches normatives et positives : en ce sens, l’intérêt de l’approche normative ne doit pas être négligé, mais ses limites bien comprises. Le développement de l’approche dite du « Nudge » est à cet égard une synthèse prometteuse, qui essaie d’identifier les différents biais cognitifs, et de mettre en place des mécanismes incitatifs encourageant l’agent à modifier (améliorer) son comportement pour son propre bien-être.
L’ouvrage de Knight est donc étonnamment moderne non seulement pour sa vision du risque, mais aussi pour sa volonté d’intégrer une dimension comportementale. Il est pour le moins étonnant de constater que son apport dans ce domaine semble ignoré, les principaux auteurs de ce courant fertile de la pensée économique ne faisant – quasiment – jamais référence à ses travaux : Thaler (2016), dans son allocution présidentielle sur l’histoire de l’économie comportementale au congrès de l’American Economic Association, ne le mentionne même pas. L’oubli de Knight est, encore une fois, à l’œuvre…
151Bibliographie
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1 CRIEF, EA 2249, Université de Poitiers. L’auteur remercie Noëlle Duport pour ses remarques sur une version précédente de cet article. L’auteur remercie tout particulièrement les relecteurs anonymes de la revue pour leurs précieux conseils et leurs suggestions constructives. Il reste seul responsable du contenu de ce texte.
2 Bien que très critiquée dès l’origine, cf. par exemple Allais (1953).
3 Pour une présentation limpide, cf. Eber (2003)
4 Cet exemple sera repris par Ellsberg (1961), comme nous le soulignons plus loin.
5 Il utilise d’ailleurs cet argument pour justifier l’existence de firmes : “The fundamental fact of organized activity is the tendency to transform the uncertainties of human opinion and action into measurable probabilities by forming an approximate evaluation of the judgment and capacity of the man”.
6 Dans cette approche, les probabilités sont déterminées par les agents eux-mêmes, qui peuvent les fixer de manière purement subjective.
7 Une nouvelle vague d’interprétations va émerger dans les années 80. Pour Leroy et Singell (1987), Knight avait parfaitement compris que les agents pouvaient élaborer des probabilités subjectives pour n’importe quelle situation. Knight lui-même (au début du Chapitre viii) énonce : “We can also employ the terms “objective” and “subjective” probability to designate the risk and uncertainty respectively, as these expressions are already in general use with a signification akin to that proposed”. L’enjeu ne serait donc pas l’existence ou non de probabilités objectives ou subjectives. D’après Leroy et Singell, la question est plutôt celle de l’assurabilité : pour Knight, le risque renverrait aux situations assurables (par le marché ou des compagnies d’assurance) et l’incertitude aux situations d’incertitude pour lesquelles il n’existe pas de possibilités d’assurance. Pour eux (et aussi Barzel, 1987), Knight fait preuve d’une remarquable prescience : il analyse l’existence d’échecs de marché (ici l’inassurabilité) reposant principalement sur la présence d’asymétries d’information (l’aléa moral est d’ailleurs explicitement mentionné par Knight à plusieurs reprises). La distinction de Knight retrouve ainsi une pertinence dans une problématique assurantielle.
8 Par exemple dans Le Monde : « Covid-19 : le nudge ou convaincre sans contraindre, comment le gouvernement s’est converti à cette discipline », 25 mai 2021.
9 Ce point est aussi soulevé par Rakow (2010). Le commentaire lapidaire de Kahneman en réponse mérite d’être évoqué ici : en résumé, il considère que faire ce parallèle n’a aucun sens.
10 On parlerait plus volontiers de paternalisme libertarien.
11 Citons aussi Shackle (1955)
12 Ellsberg indique ainsi (p. 653) : « Long after beginning these observations, I discovered recently that Knight had postulated an identical comparison, between a man who knows that there are red and black balls in an urn but is ignorant of the numbers ogf each, and another who knows their exact proportion ». Dans l’exemple d’Ellsberg, l’agent est incohérent dans ses choix. Rappelons ce paradoxe : une urne contient 90 boules, 30 sont rouges, les 60 restantes noires ou jaunes (dans des proportions inconnues). Dans le premier cas, les agents doivent choisir entre gagner (1A) 100 $ s’ils tirent une boule rouge ou (1B) 100 $ s’ils tirent une boule noire. Dans le deuxième cas, ils doivent choisir entre recevoir (2A) 100 $ s’ils tirent une boule rouge ou jaune, ou (2B) 100 $ s’ils tirent une boule noire ou jaune. Expérimentalement, les agents choisissent 1A et 2B, ce qui est incohérent et contraire aux prédictions de la SEU.
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-12698-0
- EAN : 9782406126980
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12698-0.p.0137
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/01/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Risque, incertitude, histoire de la pensée économique, économie comportementale