Projet économique et projet social La révolution de la cinquième équipe
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2020 – 2, n° 8. varia - Auteur : Thoenig (Jean-Claude)
- Pages : 167 à 178
- Revue : Entreprise & Société
Projet économique et projet social
La révolution de la cinquième équipe
Jean-Claude Thoenig
CNRS
Introduction
Au début de l’année 1980 une réorganisation industrielle est lancée qui est exemplaire de la posture adoptée par Antoine Riboud en matière de gouvernance d’entreprise, s’agissant notamment de sa politique du travail. Son originalité à l’époque est d’illustrer la valeur du principe que le volet social est le complément indispensable du volet économique.
Elle est menée au sein de la division de l’emballage de BSN, soit dans huit usines françaises produisant du verre pour bouteilles. Elle prend la forme d’une réduction du temps de travail grâce à la création d’une cinquième équipe. Elle concerne le travail posté dans les ateliers. Il s’agit d’ajouter à quatre équipes postées sur les lignes de production une équipe postée supplémentaire. Elle se traduit par une réduction de la durée du travail à 33,6 heures hebdomadaires et par une réorganisation de la définition des postes et de leur encadrement direct1.
Huit ans après un discours tenu devant la fine fleur du patronat français, le président directeur général d’une très grande entreprise passe à l’acte. BSN ne laisse plus grand monde indifférent. Cet acte sera 168considéré par les media, les cercles patronaux et les pouvoirs publics comme un coup de tonnerre sinon comme une révolution.
1. Une doctrine de gouvernance
et son expérimentation en vraie grandeur
L’initiative prise par le PDG de BSN de réduire le temps de travail dans les verreries de la division emballages traduisait en actes l’esprit du discours qu’il avait tenu à Marseille en octobre 1972 lors des assises du Conseil national du patronat français. Ce discours fut retentissant par des propos tenus par Antoine Riboud et qui feront date. Car il énonçait que la croissance de la richesse par les entreprises en tant que telle ne saurait être disjointe de la justice sociale mise en œuvre par ces mêmes entreprises. Le ton et le fond furent accueillis comme dérangeants sinon comme démagogiques par nombre de dirigeants présents dans les rangs de l’assemblée.
Plus précisément Antoine Riboud martelait que cette justice devait se développer sur deux registres à la fois. Le premier concerne les conditions de travail. Le second renvoie à la façon dont les fruits de la croissance sont répartis entre les salariés. Un plan économique ne saurait se concevoir et réussir s’il n’était pas accompagné d’un plan social. Car plus de justice est indispensable et doit accompagner la croissance.
Autrement dit le personnel doit est traité comme un acteur majeur de la gestion. Les salariés doivent pouvoir s’exprimer sur le lieu de leur travail même, à propos de la sécurité de leur emploi, de la pénibilité de leurs tâches, de l’enrichissement de leur travail et de l’abandon des méthodes préconisées par Frédéric Taylor. La direction de l’entreprise s’engage à réellement les écouter, à débattre avec eux de leurs propositions, et en retour à les informer.
La détermination d’Antoine Riboud était aussi renforcée par un contexte économique et syndical qui peut être source de turbulences sociales et concurrentielles. En effet les années 1970 avaient coïncidé avec un climat social qui en France menaçait de devenir de plus en plus revendicatif. Même BSN avait connu en son sein des tensions 169vives ici ou là avec les partenaires sociaux. En particulier la durée hebdomadaire du travail faisait fonction d’enjeu majeur. Elle mobilisait plusieurs confédérations syndicales, celles-ci restant, sauf exceptions, accrochées à l’idéologie de la lutte des classes et/ou à des revendications dites quantitatives telles que les salaires, et non pas à des revendications dites qualitatives telles que les conditions de travail. Tel était le cas de la Confédération générale du travail, plus particulièrement de sa fédération du verre qui demeurait un bastion dans l’orbite du parti communiste. Le grand patronat n’était pas en odeur de sainteté aux yeux des syndicats ouvriers. Il considérait aussi que le dialogue social n’était pas sa tasse de thé. À ses yeux l’organisation scientifique du travail et son corollaire, soit la gouvernance centralisée accaparée par les élites, demeuraient les valeurs sûres de la compétitivité.
Par ailleurs, et de façon plus anecdotique, la concurrence avec la manufacture de Saint-Gobain stimulait le patron de BSN. En effet cette vénérable entreprise opérait à la fois dans le verre plat et dans le verre creux alors que BSN avait pour sa part vendu son verre plat durant les années 1970 pour ne garder que les verreries à bouteilles. Les deux géants restaient concurrents sur un même segment de marché, soit l’emballage alimentaire. En plus demeurait aussi en mémoire le ressentiment créé par l’offre publique d’achat sur Saint-Gobain qu’Antoine Riboud avait osé lancer en décembre 1968 et qui avait débouché sur un échec. Or la manufacture décida en 1978 de réduire dans ses usines la durée du travail hebdomadaire à 38 heures, ce au nez et à la barbe de sa concurrente. Ce n’était donc pas un déplaisir pour les « autodidactes » siégeant à la tête de BSN de donner une leçon aux « polytechniciens » dirigeant Saint-Gobain, ce en opérant une réduction de la durée pour leur propre personnel posté. Pourquoi pas 33,6 heures, soit 6,4 heures de moins que la durée légale, et non pas 2 heures seulement comme à Saint-Gobain ? La cerise sur le gâteau serait d’opérer cette réduction en respectant les principes de gouvernance énoncés en 1972 par Antoine Riboud, principes qui demeuraient fort étrangers aux pratiques qui sont en cour à la manufacture.
1702. La réduction du temps de travail
dans les verreries à bouteilles
La création de la cinquième équipe au début des années 1980 ne doit pas masquer le fait que dès la fin des années 1960, soit un peu avant le discours de Marseille, le groupe verrier BSN avait accordé de l’importance à sa manière de gérer ses ressources humaines. Les outils mobilisés à l’époque faisaient appel notamment à la formation continue et à l’information de l’encadrement. Une démarche contractuelle fut aussi lancée en direction des syndicats de la maison, procédure qui, en 1970, aboutit à la signature, y compris par la CGT, de la mensualisation du personnel ouvrier. L’esprit contractuel s’installait petit à petit.
Le discours de Marseille va amplifier les initiatives internes. La fonction de direction des relations humaines et sociales occupe un rôle de plus en plus prioritaire, et est en charge du double projet économique et social. Un plan social est mis sur pied et débattu entre le siège et les filiales, ce dans un contexte qui, en 1974, choc pétrolier aidant, n’était guère porteur en termes d’emplois en France. Il couvre des mesures portant notamment sur la façon pour BSN de traiter l’insécurité de l’emploi, de développer l’aptitude des salariés à se préparer aux changements de travail, de développer la gestion prévisionnelle des effectifs et de pratiquer avec les syndicats la concertation et la communication, grâce à la décentralisation du débat social et à la négociation à la fois des salaires et des conditions de travail.
Dès 1974, en effet, BSN va devoir faire face à une massive mutation du vitrage ou verre plat qui, à l’époque, représente son activité majeure. La surproduction s’installe sur les marchés. Par ailleurs et en même temps une nouvelle technologie, le float, bouleverse radicalement la manière de produire du verre plat. Investissement onéreux, le float permet une production en flux continu dans les ateliers. Si, malgré des pertes d’exploitation considérabless, BSN va construire cinq floats nouveaux, l’entreprise décide de fermer pas moins de vingt-deux fours. Les usines qui sont affectées par ces fermetures connaissent quelques mouvements sociaux spectaculaires mais qui s’atténueront ; la direction générale de BSN, y compris Antoine Riboud, descendant sur le terrain. Et elle met en œuvre les axes du plan social.
171Fin 1979 les dernières activités de verre plat, basées en Belgique et en Allemagne, sont vendues. En parallèle, et pendant les années 1970 une série spectaculaire de rachats et de fusions, de la bière au yaourt, avait permis à BSN de devenir un opérateur industriel positionné principalement dans l’alimentaire : le verre creux reste cependant un axe considéré comme stratégique par l’entreprise.
La division de l’emballage va servir de laboratoire en vraie grandeur pour combiner trois facteurs de progrès social : la réduction du temps de travail, la modernisation des conditions de travail, la concertation déconcentrée.
Pour Antoine Riboud, ce nouveau chantier interne devra permettre de tester trois exigences majeures.
–La première est que la réduction du temps de travail devra permettre à BSN de prendre de l’avance sur les revendications qui ne manqueront pas de s’exprimer en France en matière de temps de travail dans les semestres qui suivront, a fortiori en cas d’alternance politique au niveau national, ce qui aura effectivement lieu en 1981.
–La deuxième est que le mode de gouvernance adopté par BSN ne devra pas susciter de mouvements de grève, qu’ils soient sauvages à partir des usines ou pilotés par les fédérations syndicales.
–La troisième est que la réduction du temps de travail permette de ne pas laisser dériver les coûts de production dans les verreries de bouteilles. Un volet économique sera obligatoirement la contrepartie du projet social.
Pourquoi choisir la production de verre creux et non pas d’autres activités de production alimentaire présentes dans BSN ? Et pourquoi réduire la durée du travail à 33,6 heures hebdomadaires ? Le travail posté en matière de bouteilles se caractérisait à la fois par une chaleur hors du commun dans sa partie amont au contact des fours, par beaucoup d’air pollué et par un bruit continu et soutenu dans les ateliers. Il concernait au total environ 2 500 salariés ouvriers et agents de maîtrise en production, soit près de la moitié des effectifs totaux des huit usines de l’emballage. Outre ces conditions ambiantes pénibles à supporter pour la santé, et pour la vie de famille, en particulier avec le travail de nuit, l’expérience montrait que la durée réduite à 38 heures – comme à 172Saint-Gobain par exemple – engendrerait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait. Les ouvriers ne cessent de changer d’équipes et d’horaires de travail. Les relayages entre équipes sont mal assurés, notamment avec les ouvriers d’entretien en ce qui concerne la marche des équipements. Qui plus est, une réduction d’horaire d’une ou deux heures ne suffit pas pour créer de nouveaux emplois et réduire les inconvénients vécus par les salariés ou engendrés par l’instabilité de la composition des tournantes.
3. La cooptation de la base comme partie prenante
Le chantier de la cinquième équipe est lancé, en avril 1980, par le plus haut échelon du groupe BSN. L’initiative est prise par Antoine Riboud lui-même. Il est entouré par un cercle soudé de quelques collaborateurs. Le directeur général des ressources humaines et sociales du groupe BSN, Jean-Léon Donnadieu, bénéficie d’une longue et totale confiance de son président. L’équipe projet inclut aussi, et entre autres, le directeur des relations humaines et sociales de la branche emballage et le directeur de cette branche. Par ailleurs – et le fait est original à l’époque – les compétences des directions des ressources humaines et sociales incluent aussi tout ce qui touche à l’organisation du travail. Elles ne se limitent donc pas à la seule gestion du personnel ou aux relations avec les syndicats. Ainsi une particularité de BSN comme groupe est de disposer au siège d’un service de l’organisation et de la formation dont les compétences sont reconnues.
L’annonce par la direction de l’emballage d’un passage à une cinquième équipe et à 33,6 heures de durée du travail hebdomadaire laisse pantois les représentants syndicaux. Ils sont pris par surprise. La direction leur signale toutefois qu’en retour les travailleurs devront concéder de la productivité et du salaire. C’est ainsi que le chiffre de 7 % de gain de productivité est mis sur la table.
Fin novembre 1980 un accord-cadre national est signé par deux fédérations syndicales dont la CFDT, confédération qui avait, depuis quelques années déjà, mis l’amélioration des conditions de travail en tête de ses priorités dans le verre comme au niveau national. En 173revanche la fédération CGT du verre, qui est majoritaire dans les usines de l’emballage, ne signe pas. Au préalable elle organise par usine une consultation du personnel. Il en résulte que cinq usines sur huit sont favorables à l’accord mais que, en termes de voix exprimées, une majorité des personnels consultés est défavorable. Le responsable national de la fédération CGT explique que le terme de productivité figurant dans le texte de l’accord est culturellement et politiquement inacceptable. D’où un choix tactique majeur que va opérer le siège du groupe BSN et sa division de l’emballage. Au lieu de renoncer à son projet ou au contraire de forcer la main, au risque d’entrer en vive tension avec la CGT et une large partie du personnel des usines, il est décidé de déplacer la négociation pour la situer au niveau de chaque usine, sur le tas : « On n’entrera pas par la grande porte mais par des fenêtres ».
Si un gain de productivité d’au moins 7 % reste une exigence capitale, le siège de BSN concède que les salaires de base ne seront pas réduits. Cette décentralisation permet aussi de résoudre une difficulté en termes de recherche de gains de productivité. Pour ses dirigeants, le vrai problème de l’emballage est sa trop forte centralisation interne en tant que mode de fonctionnement. Or accroître la productivité est quelque chose qu’un siège ne sait pas faire estiment, pour leur part, Antoine Riboud et Jean-Léon Donnadieu. Il est donc important de redonner la main aux directeurs d’usines, car ces dernières présentent chacune des micro-spécificités qu’il importe de prendre en compte. Il serait donc dangereux de faire appel à des consultants externes opérant d’en haut, ne connaissant pas le métier des usines et appliquant de façon technocratique des solutions uniformes. Appel sera fait au service d’organisation et de formation interne à BSN pour mettre à disposition ses savoir-faire auprès de chaque usine, depuis la médecine du travail jusqu’à l’écoute et l’animation de groupes locaux pour définir les profils de poste.
Une première usine servira de référence en matière de réussite pour les autres. Elle est choisie par Antoine Riboud et ses collaborateurs. Elle se situe à Vayres près de Bordeaux. Elle est considérée comme représentative des autres. Elle est aussi considérée comme celle où la CGT se montrera la moins défavorable. C’est aussi à Vayres que l’absentéisme est le plus faible. Enfin, aux yeux d’Antoine Riboud et de la direction, elle est l’usine la plus apte à atteindre l’objectif en matière de hausse de productivité fixé à 7 %.
174Le siège met à disposition de Vayres son responsable des conditions de travail et de la sécurité pour le département emballage de BSN. Il accompagnera la réorganisation de la ligne de production des postes de travail et celle des tournantes, les deux approches étant étroitement liées.
Une aide semblable et un suivi rapproché seront aussi assurés dans trois autres usines : celles de Marseille, de Labégude et de Wingles. Les quatre usines choisies représentent 53 % du total de la population des usines de verre creux de BSN et 77 % des votants de la fédération CGT. À chaque fois la réorganisation ira dans le détail. Qui plus est, elle devra impliquer les syndicalistes locaux, la direction de l’usine, ses cadres intermédiaires et le personnel posté de production et d’entretien.
Une troisième étape devrait avoir lieu après remontée des informations : elle accueillerait une négociation finale au siège de Paris et devrait faire en sorte que la cinquième équipe soit installée dans toutes les usines de la branche emballage. Cependant chacune gardera la maîtrise de son projet et de sa manière d’appliquer la mesure.
Le siège de BSN précise aussi qu’il n’y aura pas de réduction d’effectifs. Ceux-ci resteront constants malgré des suppressions de postes sur les lignes de production, suppressions qui seront équilibrées par des promotions ou par des qualifications autres. La réorganisation des tâches et du travail permettra aussi de gagner en productivité, notamment dans cette source de perte que représente le relayage, mais aussi dans les habitudes informelles adoptées par les équipes de nuit (pauses, etc.). Or l’observation montre que cette perspective n’est pas a priori partagée par tous les travailleurs postés, malgré le travail de nuit en continu durant l’année qui rend la vie de famille difficile. En revanche, cette situation donne un sentiment d’autonomie par rapport à la hiérarchie et stimule un fort esprit d’auto-organisation des équipes, pour leur composition, la gestion des pauses ; elle soutient l’orgueil d’être différents des autres membres du personnel de l’usine. Par exemple resteront exclusivement postés de nuit ceux qui le sont déjà, alors que BSN veut installer un système de tournantes qui permettrait que les membres des équipes postées de nuit puissent aussi vivre de jour.
Le service d’organisation et de formation accompagne le processus par une pédagogie qui s’appuie sur des études scientifiques sur les effets du travail posté par les équipes tournantes et non tournantes. Elles démontrent une mortalité plus importante des salariés de nuit. A priori, 175l’avantage d’une cinquième d’équipe et d’une durée de 33,6 heures hebdomadaires au lieu de 40, ne condamnant pas au seul travail de nuit, n’est pas reconnu par avance par ceux auxquels il est censé bénéficier.
Un autre pari d’Antoine Riboud et Jean-Léon Donnadieu concerne l’attitude des syndicats, en particulier celle de la CGT et de sa fédération du verre qui est largement majoritaire dans les usines de l’emballage et a priori imprégnée de conservatisme. Un enjeu essentiel sera le poids des ouvriers les plus qualifiés, ceux de la partie dite « chaude » de la production, et les ouvriers d’entretien, lesquels exercent leur pouvoir sur leurs camarades de la partie « froide » et face à la direction via les mandats syndicaux qu’ils trustent. Pourtant ils sont loin de constituer la majorité des salariés, puisqu’ils ne représentent qu’environ un cinquième des effectifs. Au sein de l’usine ils exercent une influence forte sur leurs « camarades » et se considèrent comme l’aristocratie par rapport aux ouvriers de la partie « froide ». Ils contrôlent une incertitude forte – la partie « chaude » des fours – ainsi que l’entretien des machines qui constitue la base de leur pouvoir dans l’atelier.
4. Les résultats ; un jeu gagnant-gagnant
À Vayres le processus aboutit très rapidement, soit en moins de 6 mois et ce sans grèves ni mouvements sociaux. Les postes de travail des équipes postées sont réorganisés et mis en place, comprenant la ligne de production, la maintenance, les horaires des équipes postées, mais aussi la première ligne de supervision hiérarchique et la maîtrise. Ces mesures concernent aussi les relayages entre les équipes postées. Les personnels libérés par la transformation ou la suppression des postes se voient affectés à de nouvelles tâches, au terme, si nécessaire, de formations complémentaires. L’usine de Vayres est fière de servir d’exemple de réussite auprès de ses parties prenantes. Dans les autres usines en France et à l’étranger, il en ira de même à quelques petites réticences près ici et là.
Le processus de remontée vers le siège des accords définis dans chaque usine est endossé par la CGT. Elle va effectivement ratifier localement et 176signer l’accord-cadre. Cet acte est perçu comme un événement majeur, car en ce qui concerne la CGT, il constitue une sorte de première en France s’agissant d’un engagement de hausse de la productivité. La démonstration est ainsi faite que la négociation concertée au niveau des usines est une approche beaucoup plus valable et efficiente que les approches conçues par le siège puis imposées aux personnels de terrain et aux états-majors syndicaux. Pourquoi et comment un accord finira-t-il par être signé par les syndicats au terme de ce processus bottom up ?
Le siège du groupe non seulement adhère à la doctrine d’Antoine Riboud, et les membres de son état-major rapproché possèdent les compétences professionnelles adéquates pour la mettre en place. Cette posture de gestion des ressources humaines est originale à l’époque car elle tranche avec des approches en termes de silos juxtaposés par fonctions étroites, par exemple par des directions du personnel très juridiques et administratives. L’organisation formelle de la négociation au niveau des établissements permet de mettre concrètement en œuvre le discours de Marseille.
Le passage par le biais de la cinquième équipe, donc par les conditions de travail, permet à la CGT de sortir d’une logique d’affrontement sur des revendications purement « quantitatives » (salaires, etc.). Elle se montre finalement favorable à l’accord-cadre sur la cinquième équipe, car un refus de signature ne lui aurait pas permis de négocier par la suite avec le siège, notamment sur les salaires. Pour la CGT le passage à la cinquième équipe facilite le travail syndical. Le processus de modernisation de l’outil de travail est une réussite, car il est accompli sans suppressions d’emplois ; le but est atteint. Néanmoins pour la fédération CGT du verre cela ne signifie pas pour autant que la lutte syndicale s’arrête.
La CFDT quant à elle ne peut pas non plus faire la fine bouche, car c’est en quelque sorte des principes fondamentaux de son programme que BSN applique. Certes elle n’est pas entièrement satisfaite ; elle a le sentiment de ne pas avoir tiré tout ce qu’on aurait pu de ce processus, même si BSN Emballage a permis de « dégraisser à froid ». Elle se sent obligée de ne pas faire capoter le dossier de la cinquième équipe. Elle signe donc en espérant aller par la suite vers des négociations dans lesquelles les travailleurs des usines constitueraient de façon permanente une vraie partie prenante dans tout BSN.
Enfin les directeurs d’usine estiment que leurs personnels jugent la réforme mise en place de manière plutôt positive. Ils trouvent que le climat 177social s’est détendu sur les lignes de production. Le taux d’absentéisme du personnel posté est par ailleurs en forte baisse.
Épilogue
L’objectif de productivité de 7 % sera atteint dans les faits assez rapidement. Le pari pris par Antoine Riboud et son équipe aura été respecté comme le préconisait l’accord cadre. L’échange entre le siège de BSN et les partenaires sociaux selon un modèle gagnant-gagnant tient la route. La preuve en est donnée que projet social et projet économique préconisés dès le discours de Marseille vont de pair. Au cours des mois qui suivent la signature finale, les usines dégageront même des résultats qui iront au-delà de l’objectif initial prévu et agréé par toutes les parties prenantes. Ici ou là le gain de productivité dégagé atteindra même 20 %, voire plus.
La direction de l’emballage et celle du groupe BSN se montreront discrètes à cet égard. À leurs yeux une communication trop ostentatoire risquerait de mettre les dirigeants de la fédération verre de la CGT mal à l’aise face à leurs troupes. Même si la CFDT est considérée par le siège de BSN comme un partenaire plus proche du discours de Marseille, il ne faut pas pour autant sous-estimer le pas en avant accompli par la CGT, bien au contraire. En d’autres termes Antoine Riboud prend en compte les contraintes que gèrent des responsables centraux de fédérations telles que celles du verre, notamment de ne pas se faire déborder par leurs bases locales (la grève sauvage en étant la manifestation plus grave) et donc de ne plus être crédibles, ni par leurs partenaires patronaux au siège, ni par leurs adhérents au niveau local. Ses rapports personnels avec le dirigeant de la CGT Verre sont cordiaux2.
Les valeurs martelées en 1972 par le discours de Marseille et les pratiques adoptées – notamment pour la réforme de la cinquième équipe en 1980 par Antoine Riboud et son équipe rapprochée – permettent même à des partisans de la « lutte des classes » de trouver des accords 178managériaux avec les représentants du « grand capital ». Une négociation réellement paritaire s’avère possible, alors même que les personnels des usines ne sont pas compensés pour les nuisances évitées et voient leurs salaires diminuer de 1,6 % hors salaire de base, suite à l’acceptation de la négociation finale par leurs syndicats.
En revanche le passage à la cinquième équipe reçoit un accueil différent dans les rangs patronaux et assimilés. Le scepticisme reste clairement de mise au CNPF, l’institution faîtière du patronat français. Antoine Riboud y est parfois décrit comme le petit télégraphiste de la gauche socialiste. La direction de l’Oréal, qui se veut par ailleurs la plus progressiste en matière de management, estime que, décidément, le management de BSN est un exercice à haut risque pour l’avenir de l’entreprise et que seul Antoine Riboud peut se permettre de jouer ainsi à la roulette russe.
Pourtant les réductions d’horaires vont se poursuivre dans les autres branches du groupe BSN : dans les pâtes, la bière, les produits laitiers, etc. Le modèle de la négociation qui avait présidé à la cinquième équipe dans l’emballage tient bon : une mise sur la table des enjeux, une transparence de la communication, une décentralisation de la recherche de solutions par les usines, un encadrement qui se montre apte à assumer le social, un équilibre entre gain de productivité, rémunérations et emploi.
Le cas de la cinquième équipe est exemplaire d’une approche managériale nouvelle. Il est remarquable de noter que, dès la fin des années 1960, l’équipe dirigeante d’Antoine Riboud était imprégnée des nouveaux développements préconisés par des travaux académiques – l’école psycho-sociale des relations humaines, la sociologie des organisations et sa lutte contre la bureaucratisation, l’enrichissement du travail, etc. ; travaux appliqués par quelques grands groupes non français en matière de stratégie, de pilotage et de gestion. Cette attention du sommet de BSN était massivement diffusée par des programmes internes de formation des cadres et relayée par les actes effectifs de management, pratique pionnière dans un univers industriel qui restait dominé par des références au taylorisme et à l’organisation dite scientifique du travail. C’est cette rupture qui, par-delà le cas de la cinquième équipe, fera l’originalité du discours de Marseille tenu par Antoine Riboud : non pas une apologie de la bienveillance sociale en tant que telle, mais une révolution du management des entreprises.
1 Cet article s’appuie en large partie sur les informations mobilisées entre 1980 et 1984 : observations prolongées sur site, témoignages et interviews des acteurs impliqués en usine comme au siège parisien, et archives de l’entreprise.
2 Ainsi ce dernier vient de temps en temps « casser la croûte » pendant le week-end dans la maison de campagne que possédait Antoine Riboud et partager avec lui un verre issu de ses vignes.
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-11416-1
- EAN : 9782406114161
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11416-1.p.0167
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 08/02/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français