Avant-propos
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Dictionnaire Valery Larbaud
- Pages : 9 à 13
- Collection : Dictionnaires et synthèses, n° 20
Avant-propos
Valery Larbaud, qui aimait le petit, le discret, le secret, doit reprendre sa place − celle qui était la sienne dans le champ littéraire international de la première moitié du xxe siècle : au centre. Jamais peut-être la forme du Dictionnaire, aux multiples entrées, n’a autant convenu à un auteur. Car ce « petit oublié du commencement du xxe siècle », comme il aimait à s’appeler lui-même, est un écrivain, critique et traducteur au carrefour des littératures et des auteurs de son temps. « Agent secret » des Lettres, selon l’expression de Cocteau, Larbaud agissait dans l’ombre, en coulisses. Rares sont les écrivains − son immense correspondance de plus de neuf mille lettres en témoigne − qu’il n’a pas approchés. C’est par l’examen des liens noués avec ses contemporains − ceux qui occupent les doubles pages de l’histoire littéraire mondiale comme ceux qui sont restés dans les marges − que l’on peut espérer tracer un portrait de cet auteur, qui mit autant de zèle à servir les Lettres que de soin à se dérober aux rites de la scène littéraire. Car cette personnalité aux multiples facettes ondoie et se laisse saisir dans ses amitiés avec le facétieux Ramón Gómez de la Serna comme avec l’intransigeant Claudel, avec l’Européen Joyce comme avec le Bourbonnais Charles-Louis Philippe. Cet amateur de listes internationales, qui affectionnait les index, ne serait pas peu surpris du défilé de noms, à la consonance française et étrangère, qui lui est attaché.
Angliciste anglophobe, patriote cosmopolite, voyageur sédentaire, Valery Larbaud n’est pas à un paradoxe près. Bien qu’occupant une place centrale au sein du champ littéraire français du premier tiers du xxe siècle, il n’a jamais connu – ni recherché – le succès commercial. Les gros tirages l’intéressaient moins que l’approbation d’une élite de « happy few » qu’il concevait moins à l’échelle nationale qu’à celle de l’Europe, envisagée avec ses « rallonges » américaines, autrement dit comme synonyme de la notion d’Occident. L’écrivain n’était pas indifférent à son public, loin de là ; mais il s’agissait, à ses yeux, d’un public choisi, de qualité, d’une élite intellectuelle encore largement immunisée contre la démocratisation et l’industrialisation de la culture dont les signes se 10faisaient de plus en plus sentir au sortir de la Première Guerre mondiale. Pourtant – et c’est là un autre paradoxe – cet élitisme volontiers teinté de classicisme ne s’accompagnait pas d’un refus de la modernité. Larbaud, au contraire, fut même souvent précurseur, aussi bien lors de la publication des Poésies attribuées à son héros fictif Barnabooth que dans le cadre de sa théorisation et de son utilisation précoce du monologue intérieur – sans parler, bien sûr, de ses nombreux efforts pour « importer » des œuvres littéraires étrangères en France, soit en les commentant, soit en les traduisant. Mais – et c’est là un troisième paradoxe – cet auteur fréquemment qualifié de « cosmopolite », de « voyageur », de « citoyen du monde », était aussi, sur un plan plus culturel que politique, un patriote convaincu ne perdant pas une occasion de proclamer la primauté intellectuelle et artistique de la France.
Comment faire sens de ces contradictions apparentes ? Celles-ci s’expliquent – ou tout au moins s’éclairent en partie – lorsque l’on s’attache à les replacer dans le contexte intellectuel et idéologique de la France de la première moitié du xxe siècle. C’est là l’un des principaux objectifs de ce dictionnaire, attentif à montrer en quoi les textes de Larbaud constituent des réponses originales aux débats et aux enjeux de son temps. L’image du poète réfugié dans sa tour d’ivoire ou engourdi dans son wagon de luxe capitonné, qui a souvent été associée à l’écrivain, avec la représentation sous-jacente d’une création tournant le dos au monde pour se concentrer sur la seule exploration du moi, ne permet pas de saisir ce qui fait la spécificité d’une œuvre qui était au contraire fermement ancrée dans son époque. La multiplicité des approches du Dictionnaire, avec son effet de feuilletage, vise à rendre sa profonde complexité à un écrivain trop souvent figé sous le vernis des cartes postales : celle du riche amateur millionnaire ou du citoyen exemplaire de l’univers. Du rapport à l’avant-garde au respect de la tradition, en passant par le classicisme, le refus de la décadence, le catholicisme, le régionalisme, le fédéralisme européen et le pacifisme, le but des quelque deux cents entrées que comporte l’ouvrage n’est évidemment pas de juger Larbaud, de lui décerner de bons ou de mauvais points au regard de ce que fut l’évolution de l’Histoire, mais de comprendre – au sens plein du mot – ce qu’étaient son univers intellectuel et les grandes questions qui l’ont préoccupé. Il ne s’agit pas, par exemple, de lui reprocher de ne pas avoir saisi le danger du fascisme, ni de ne pas avoir mesuré toutes les conséquences de l’expansion coloniale européenne ; à l’inverse, il ne s’agit pas non plus d’en faire l’apôtre d’un relativisme culturel et d’une 11forme de multiculturalisme qui n’étaient ni de son goût, ni même de son époque. Le but de ces pages est, avant tout, de replacer ses textes au cœur des tensions et des problématiques qui caractérisaient la période durant laquelle s’est déployée son activité créatrice, entre la fin du xixe siècle et 1935, date non pas de sa mort mais de l’accident cérébral qui le priva de l’usage de la parole et de l’écriture. Car Valery Larbaud fut bien, selon le mot de son contemporain Jean-Richard Bloch, « un témoin de son temps ».
Trois grands types d’entrées constituent ce dictionnaire. Les premières portent sur les œuvres de Larbaud et sur les revues auxquelles il a le plus régulièrement collaboré. Elles permettent de prendre la mesure d’une œuvre dont la discrétion supposée – c’est un terme qui revient souvent à son sujet – se trouve en fait au cœur de la tension entre innovation, avant-garde, classicisme et tradition qui marque une grande partie de la production esthétique de l’immédiat avant-guerre, mais aussi des années vingt et trente. Face au grand nombre de textes courts publiés par Larbaud, qu’il s’agisse de nouvelles, d’essais, de réflexions critiques ou de fragments caractérisés par leur ambiguïté générique, le parti pris a été de proposer une notice par recueil, afin de montrer la cohérence des regroupements voulus par l’auteur, mais aussi de ne pas trop émietter l’analyse. Les textes les plus connus – les Poésies et le Journal intime de Barnabooth, Fermina Márquez, Beauté, mon beau souci…, Amants, heureux amants… ou Mon plus secret conseil… – font en revanche l’objet d’une notice spécifique, même si les trois derniers ont eux aussi été réunis en recueil après leur publication initiale. Enfin, en ce qui concerne les revues, les collaborations de Larbaud ont été aussi nombreuses que variées et il aurait été difficile de consacrer une étude à chacune de celles à qui il a donné au moins un texte. C’est la raison pour laquelle seules les principales font l’objet d’une entrée, tandis qu’une notice intitulée « Revues (Les) » fait le point de manière synthétique sur les enjeux de cette part importante de l’activité de l’écrivain.
Le deuxième grand type d’entrées concerne les personnalités – écrivains, penseurs, philosophes, critiques, libraires, éditeurs… – avec qui Larbaud a été en contact durant sa vie, mais aussi les auteurs plus anciens qu’il appréciait particulièrement. L’œuvre larbaldienne nous oblige en effet à sortir des frontières spatiales et temporelles de la littérature. Une telle approche permet de mettre en évidence le vaste réseau de l’écrivain, non seulement en France, mais aussi dans le reste de l’Europe et en Amérique. « Tisserand inlassable » d’une République des esprits 12au-dessus des nations, selon l’expression d’Angioletti, Larbaud laisse une immense correspondance constituée de près de neuf mille lettres avec des personnalités françaises ou étrangères du champ intellectuel contemporain − lettres qui furent éditées (comme celles avec Oswald de Andrade, Silvia Beach, Jean-Richard Bloch, Paul Claudel, Jacques Copeau, Ribeiro Couto, Ernst Robert Curtius, Édouard Dujardin, Léon-Paul Fargue, Nino Frank, André Gide, Émile Guillaumin, Henri Hoppenot, Francis Jammes, G. Jean-Aubry, Louis Jouvet, Adrienne Monnier, José Osório de Oliveira, Jean Paulhan, Mathilde Pomès, Mario Puccini, Marcel Ray, Alfonso Reyes, Jacques Rivière, Jean Royère, Saint-John Perse, André Spire, Herbert Steiner, Alexander Stols) ou qui demeurent encore inédites, comme celles avec Marcel Bataillon, Arnold Bennett, Jean Cassou, Louis Cazamian, Francisco Contreras, Benjamin Crémieux, Henry Davray, Enrique Díez-Canedo, Georges Duhamel, T. S. Eliot, António Ferro, Pierre-Louis Flouquet, Waldo Frank, Gaston Gallimard, Manuel Gálvez, Ramón Gómez de la Serna, Edmund Gosse, Franz Hellens, Edmond Jaloux, Eugène Jolas, Josep Maria Junoy, Pierre de Lanux, André Malraux, Jacques Maritain, Francis de Miomandre, Paul Morand, Eugenio d’Ors, Edmond Du Perron, Philippe Soupault, Jules Supervielle, Robert de Traz, Charles Vildrac ou Léon Werth, pour ne citer que les correspondances les plus régulières. Ces échanges représentent l’un des aspects essentiels du cosmopolitisme de Larbaud : l’existence d’une « Internationale intellectuelle » composée de personnalités partageant une communauté d’exigences et d’idéaux a toujours été son souci constant et l’un des buts du dictionnaire est précisément de montrer la variété des relations qu’il entretenait.
Enfin, une troisième série de notices porte sur les concepts et les notions permettant d’éclairer l’œuvre, d’en faire apparaître les soubassements et les inflexions, mais aussi de la situer par rapport aux grands débats contemporains. L’approche se veut parfois esthétique, plus souvent politique et idéologique – car même si Larbaud ne fut pas un écrivain engagé, ses productions portent la trace des tensions qui ont animé son époque et auxquelles il ne lui était guère possible de se soustraire complètement, même lorsqu’il cherchait à adopter une position « au-dessus de la mêlée ». Parmi ces « notions » figurent un certain nombre de pays que l’auteur a fréquentés et qui ont beaucoup compté pour lui ; ils sont évoqués dans une perspective moins biographique que critique visant avant tout à mettre au jour les représentations associées aux cultures, aux États et aux identités concernés. La géographie imaginaire 13de l’écrivain reflète en effet son expérience de voyageur, mais aussi, plus profondément encore, sa manière de concevoir l’ordre du monde et les rapports entre les peuples et les civilisations. Dans cette perspective, les notices composant le Dictionnaire Valery Larbaud s’attachent à faire apparaître la cohérence et la complexité de sa pensée, avec toutes ses subtilités et ses évolutions, en la situant précisément dans le contexte où elle s’est déployée.
Une trentaine de contributeurs, en tout, ont participé à l’élaboration de cet ouvrage, dont l’ambition est de proposer une synthèse des principaux aspects de l’œuvre larbaldienne, des grands thèmes qui la traversent et la structurent. Bien que Larbaud ne soit pas particulièrement connu d’un large public, ni ne fasse partie des auteurs qui suscitent le plus de travaux académiques, il n’en demeure pas moins régulièrement cité, étudié et commenté. Ainsi, les Cahiers Valery Larbaud ont été fondés en 1967 et paraissent régulièrement depuis cette date ; par ailleurs, l’inscription du recueil Amants, heureux amants… au programme du concours de l’agrégation de lettres modernes (section littérature comparée) en 2001 et 2002 a renforcé la visibilité de l’écrivain au sein du monde universitaire français. Avec le développement des translation studies, l’essor de l’histoire littéraire des revues et les débats actuels sur les concepts de « cosmopolitisme » et de « littérature mondiale », l’œuvre larbaldienne a récemment regagné de la visibilité. D’autres études publiées depuis, en France comme à l’étranger, sont venues alimenter une bibliographie de plus en plus riche sur laquelle le Dictionnaire ne manque pas de s’appuyer, chaque entrée étant suivie de références présentées de manière synthétique, abrégée, et renvoyant à une bibliographie générale plus développée, située en fin de volume. L’ensemble de ces données et de ces analyses, nous l’espérons, permettra aux lecteurs – qu’ils soient chercheurs ou simples curieux – d’obtenir un aperçu aussi complet et nuancé que possible d’une œuvre originale, ainsi que des conditions historiques spécifiques dans lesquelles elle a vu le jour.
Amélie Auzoux
et Nicolas Di Méo
- Thème CLIL : 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN : 978-2-406-11446-8
- EAN : 9782406114468
- ISSN : 2261-5938
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11446-8.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/08/2021
- Langue : Français