![Dictionnaire littéraire de la scatologie. D’Aristophane à Pierre Michon - N](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/MafMS01b.png)
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- Publication type: Book chapter
- Book: Dictionnaire littéraire de la scatologie. D’Aristophane à Pierre Michon
- Pages: 281 to 283
- Collection: Dictionaries and Summaries, n° 28
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Nom (propre)
Le discours scatologique* est, en contexte de censure* ou d’autocensure, un discours monomaniaque qui retraduit tous les mots de la langue, quels qu’ils soient, pour leur donner, par allusion*, calembour, déformation, contrepèterie* ou connotation, un sens scatologique : « paix » ne signifie pas « paix » mais « pet* » ; le « Saint-Siège » ne signifie pas Rome, mais la cuvette des cabinets* ; Éole n’est pas le dieu des vents*, mais des pets* ; les « Pays-Bas » ne désignent pas la Hollande, mais le postérieur ; une « pêche » est un étron*, pas un fruit, etc.
Mais il existe une catégorie de mots à part, les noms propres, mots fascinants qui n’ont, par définition, pas de sens, mais seulement des désignations : ils constituent, pour les linguistes, des asémantèmes, mais offrent à tous les écrivains une source infinie de rêveries, de mises en récit*, de jeux anagrammatiques, de logogriphes, de rébus, d’acrostiches et de gloses interprétatives. Ils seront, particulièrement dans les textes scatologiques (surtout ceux qui, classiques et comiques*, ne visent pas au réalisme*), très travaillés par les auteurs et systématiquement resémantisés. C’est le cas des noms des lieux : innombrables sont les plaisanteries sur le village de Montcuq. Quant à Toulouse-Lautrec, il s’amuse à se faire photographier posant culotte sur la plage du… Crotoy. Les noms des dieux et déesses de la mythologie*, réservoir important et largement connu de tous, engendreront, eux aussi, force calembours et allusions, comme dans ce monologue farcesque, « salade mythologique » dont l’origine est anonyme (xixe ou xxe siècle, milieu potache cultivé des classes préparatoires ?), qui raconte une histoire à la fois grivoise et scatologique dont voici un extrait :
Pénélope Énée de vous asseoir que je vous Archonte Ulysse-Troie. C’était Léthé. Nous Phéniciens de Déjanire. Il n’était pas Tartare : une Eurydice, une heure Icare. Encore était Titan que Scylla Phénix. Borée d’Homère Encelade, j’étais Achéron et je sentais l’Éros se re-Bellérophon de mon Nestor-mac : peu s’Omphale-ût que je n’Eurotas et que je Médée Gorgias. Pour être plus Cocyte, je prends mon Styx à Pomone d’Hécate : il Phallus voir comme j’é-Thémis ! Je Melpomène et m’a-Muse Icare d’heure aux Champs-Élysées et je vais rendre v-Isis-te Amathonte. Par-Vénus devant sa Cambyse, je frappe à Saturne. « Atrée » ! répondit-elle. Égérie. Car j’arrivais fort Atropos : elle avait mis sa Jupiter et elle Lethé Anchise Persée en train d’Uranie […]. Je la Protée au bord d’Ulysse où je la Chloé […] J’l’Hercule Troie fois comme on Herculanum […]. Elle fit un Pégase pas parfumé Osiris […].
Ou il s’agira de noms forgés et transparents. Ainsi on trouve, pour la seule Histoire du prince Croque-étron et de la princesse Foirette (anonyme, 1701) qui parodie les genres « histoire secrète » et « conte* merveilleux », les noms suivants : Pétaut, Rotin, Indigeste, Morvos, Merdine, Vesse, Crotillon, Troussepet, Clistérine,
282Seringuette, Constipati, Hémorroïde*, Urinette, Gadouard. Au hasard d’un feuilletage rapide où Rabelais* et Molière côtoient Voltaire, Silvestre*, Jarry et Apollinaire, apparaissent des noms de personnages de fiction comme Grandgousier, Trippa, Purgon, Diafoirus, Fleurant, Cutendre, Cunégonde, Cacambo, Humevesne, Baisecul, Gadouard, Pissembock, Pissedoux, Mouched Gogh, Merdanpot, Crotillon, Merdillon, Vibescu, Étronie, Crotenmain, Culculine, Pissenlair, Petendedant, Grospétard, Pételard, Cucufin, Cucuron, Malenfoire, Van de Pétasse, Métoncula, Ventejoli, Vessedebringue, etc. Chez Proust, les noms propres des personnages sont sujets à de très nombreuses interprétations allusives et scatologiques. De même Gogol, grand amateur de tels jeux avec la scatologie, nomme le falot et bien naïf héros de sa nouvelle fantastique Le Manteau (1843) Akaki Akakievitch : ce nom s’inspire du grecακακιοςqui signifie « innocent », mais rappelle furieusement le russe обкакать qui veut dire « couvrir de caca* ». Et que dire du nom de Madame de Bauséant chez Balzac ?
Le nom propre redouble le caractère du personnage, fonctionne comme une sorte d’impératif catégorique (numen nomen), d’emblème de lui-même, le rend lisible et prévisible. Avec Rabelais et la consultation du grand devin Her Trippa par Panurge dans le Tiers-Livre (chap. xxv), on pourrait parler « d’onomatomancie », science qui prédit l’avenir par analyse des noms propres – Panurge dit à Her Trippa qu’il s’appelle « Mangemerde ». L’onomastique inventée par le conteur grivois fin-de-siècle Silvestre* est transparente et lui-même s’en amuse : « C’était un petit homme replet et quelque peu ridicule. Comment le nommerons-nous ? Mistouflet ? Cucuron ? Roubichon ou Lapétasse ? Va pour Cucuron ! » (« Conte bourgeois », Gil Blas, 13 octobre 1887). On trouve chez Céline « Artron », « Troudumel », etc. Chez Beckett, aussi bien les noms (« Cacagueule » dans Watt, 1945) que les surnoms (« comtesse Caca » dans Molloy, 1951) et les noms de lieux deviennent « transparents » scatologiquement : « Bully », « Shit » (« merde » en anglais), « Shitba », « Saposcat », « Baba », « Hole » (« trou » en anglais). Ce type d’onomastique transparente n’est d’ailleurs pas réservé au seul discours scatologique : s’y adonnent volontiers Balzac (nommant un avare « Gobseck »), Proust (Gury, 2002) ou encore le romancier populaire Paul de Kock (appelant un professeur « Ficheclaque », etc.) ; quant à la bande dessinée* pour enfants*, elle multiplie ces noms propres « motivés » (un avare s’appelle « Picsou », etc.).
Parodiant les grands discours étiologiques qui justifient, par un récit explicatif, le sens d’un nom qui n’a pas de sens (voir les passages de la Bible* où sont « expliqués » les noms d’Israël, de Jacob etc.) et qui terminent toujours cette explication par la formule « c’est depuis ce temps-là que le lieu/l’objet/l’animal/la personne fut appelé… », Rabelais fait compisser par Gargantua les Parisiens « par ris », ce qui donne son nom à la capitale. Il en va de même pour la Beauce (« C’est beau, ce ! »). Inversement, en redistribuant les lettres, Luc devra être lu comme « cul* », Hippocrate comme « pot* à chier* » et tel nom propre s’anagrammisera, se démembrera, se dispersera en ses syllabes disjointes dans l’ensemble du texte. Feront l’objet d’un travail identique les noms « comiques » des auteurs, des imprimeurs, ou encore les noms des villes d’impression (Chio, etc.) qui figureront sur les pages de titre. Ou bien des noms propres deviennent noms communs : un « bourdaloue* » désigne par antonomase un pot de chambre portatif, de même qu’un « zola » chez les 283antidreyfusards ; on connaît la poubelle, la vespasienne* ; l’expression « je vais* chez Clara » a été créée à partir du nom d’une marque de cuvettes de WC* au milieu du xxe siècle. On pourrait donc qualifier le texte scatologique de « poétique », tant est grande son attention aux infinis possibles de la langue, et notamment à la matière à la fois phonétique et sémantique des mots et des noms.
► Chevrier, 2018 ◊ Gury, 2002 ◊ Starobinski, Jean, Les Mots sous les mots, les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, Gallimard, 1971
- CLIL theme: 3431 -- ENCYCLOPÉDIES, DICTIONNAIRES -- Encyclopédies et dictionnaires thématiques
- ISBN: 978-2-406-16556-9
- EAN: 9782406165569
- ISSN: 2261-5938
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16556-9.p.0281
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 06-19-2024
- Language: French